L’Homme invisible/4

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L’Homme invisible
La Revue de Paris7e année, Tome 6, Nov-Déc. (p. 466-472).
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IV

UNE INTERVIEW

J’ai rappelé avec détail les circonstances de l’arrivée de l’étranger à Iping afin que le lecteur puisse comprendre la curiosité qu’excita cet homme. Mais, sauf deux incidents bizarres, son séjour, jusqu’à la fête du village, peut être très brièvement raconté. Il y eut bien quelques escarmouches avec madame Hall à propos de questions domestiques ; cependant, chaque fois, jusqu’à la dernière dispute en avril, dès qu’il voyait poindre les premiers symptômes de ladrerie, il lui imposait silence par l’expédient commode d’une forte indemnité. Hall n’aimait point son hôte, et, toutes les fois qu’il l’osait, il parlait de la nécessité de se débarrasser de lui ; mais il dissimulait son antipathie avec soin et le plus possible, évitait l’inconnu.

— Prenez patience jusqu’à l’été, — répétait sagement madame Hall, — jusqu’au moment où les artistes commencent à venir. Alors, nous verrons. Il est sans doute bien arrogant ; mais, il n’y a pas à dire, une note ponctuellement payée est une note ponctuellement payée.

L’étranger n’assistait pas aux offices, et ne faisait aucune différence entre le dimanche et les jours de la semaine. Il travaillait, d’après madame Hall, très irrégulièrement. Quelquefois, il descendait de très bonne heure et il paraissait très affairé. D’autres jours, il se levait tard, il arpentait sa chambre, il s’agitait bruyamment des heures entières, il fumait, il dormait dans son fauteuil auprès du feu. De communication avec le monde, hors du village, il n’en avait aucune. Son humeur demeurait très inégale ; le plus souvent, ses manières étaient d’une irritabilité presque insupportable ; souvent, des objets furent brisés, déchirés, écrasés, broyés dans des accès de violence. Son habitude de se parler tout bas à lui-même allait augmentant ; mais, quoique madame Hall écoutât avec soin, elle ne pouvait trouver ni queue ni tête aux discours qu’elle entendait.

Le voyageur paraissait rarement le jour ; mais, au crépuscule, il partait, bien enveloppé, la figure encapuchonnée, que le temps fût froid ou chaud, et il choisissait les chemins les plus solitaires et les plus ombragés ou les plus encaissés. Ses gros yeux, dans son visage de spectre, sous le bord du chapeau, émergeaient soudain de l’obscurité, apparition désagréable pour les habitants qui rentraient au logis. Teddy Henfrey, sortant vivement, un soir, à neuf heures et demie, de l’Habit Rouge, fut honteusement effrayé par la tête de mort du voyageur (il se promenait le chapeau à la main) qu’une porte ouverte à l’improviste mit en pleine lumière. Tous les enfants qui le voyaient à la chute du jour rêvaient de fantômes ; on ne savait pas s’il craignait les gamins plus qu’il n’en était craint, ou inversement ; mais ce qui est sûr, c’est qu’il y avait de part et d’autre antipathie profonde.

Il était inévitable que, dans un village comme Iping, un personnage d’allure si originale et de mœurs si singulières fût souvent le sujet des conversations. Sur l’emploi de son temps, l’opinion était très divisée. Madame Hall était, sur ce point, très susceptible. À toutes les questions, elle répondait que « c’était un faiseur d’expériences », et elle appuyait à peine sur les syllabes, en personne qui craint de se compromettre. Lui demandait-on ce qu’était un « faiseur d’expériences » ? Elle répliquait, avec un petit ton de supériorité, que les gens instruits savent cela, et elle ajoutait alors qu’« il découvrait des choses ». Son client, affirmait-elle, avait eu un accident qui, pour un temps, lui avait décoloré le visage et les mains : il tenait à ce que l’on ne le remarquât point.

Malgré ses dires, il y avait une idée généralement admise, à savoir que c’était un criminel s’efforçant d’échapper à la justice et s’enveloppant de mystère pour se dérober à l’œil de la police. Cette idée avait germé dans la cervelle de M. Teddy Henfrey. Pourtant, à la connaissance du public, aucun crime important n’avait été commis vers le milieu ou la fin de février.

Perfectionnée par l’imagination de M. Gould, le maître d’école adjoint, cette croyance prit une autre forme ; l’étranger était un anarchiste déguisé qui préparait des matières explosives ; et M. Gould résolut d’arriver, autant que ses loisirs le lui permettaient, à le démasquer. Ses opérations consistaient surtout à dévisager « le bandit » chaque fois qu’ils se rencontraient, ou à interroger des gens qui, n’ayant jamais vu l’inconnu, ne savaient pas de quoi on leur parlait. Il ne découvrit rien du tout.

Un autre parti suivait M. Fearenside et l’on admettait que le voyageur était pie, ou quelque chose dans ce goût-là. Ainsi, par exemple, Silas Durgan affirmait que « si le phénomène voulait se montrer dans les foires, il ferait fortune rapidement » ; étant un peu théologien, il le comparait à l’homme de la parabole qui n’avait qu’un seul talent.

Toutefois, une autre opinion encore avait cours : l’étranger était un maniaque inoffensif. Ceci avait l’avantage de tout expliquer.

Mais, entre ces deux principaux groupes, il y avait les esprits hésitants et les esprits conciliants. Les gens du Sussex ont peu de superstitions, et ce ne fut qu’après les événements des premiers jours d’avril que le mot de surnaturel fut pour la première fois chuchoté dans le village. Même alors, d’ailleurs, il n’y eut que des femmes pour admettre cette idée.

Quoi que l’on pensât de lui, tout le monde à Iping s’accordait à ne pas aimer cet étranger. Sa nervosité, compréhensible pour des citadins adonnés aux travaux intellectuels, était pour ces placides villageois du Sussex un objet d’étonnement. Ses gesticulations furieuses, qu’ils surprenaient de temps en temps ; sa démarche précipitée, quand la nuit bien tombée l’invitait aux promenades tranquilles ; sa manière de repousser toutes les avances de la curiosité ; son goût pour l’ombre, qui le conduisait à fermer ses portes, à baisser ses stores, à éteindre ses bougies et ses lampes — qui donc ne se fût préoccupé de pareilles allures ? On s’écartait un peu quand il descendait le village, et, quand il était passé, les gamins moqueurs relevaient le col de leur vêtement, rabattaient les bords de leur chapeau, emboîtaient le pas derrière lui, singeant sa démarche mystérieuse. Il y avait à cette époque une chanson populaire intitulée le Croquemitaine : miss Satchell l’avait chantée au concert de l’école — au profit de l’éclairage du temple : depuis lors, toutes les fois que plusieurs villageois étaient réunis, si l’étranger venait à paraître, les premières mesures de cet air partaient du groupe, sifflées plus ou moins haut. Aussi, le soir, les enfants criaient-ils sur son chemin : « Croquemitaine ! Croquemitaine ! » quitte à décamper aussitôt, prudemment.

Cuss, l’empirique du pays, était dévoré par la curiosité. Les bandages excitaient son intérêt professionnel ; les mille et une bouteilles éveillaient sa jalousie. Pendant tout avril et tout mai, il souhaita une occasion de parler à l’étranger ; enfin, aux environs de la Pentecôte, n’y tenant plus, il imagina comme prétexte une liste de souscription en faveur d’une infirmière communale. Il découvrit alors avec étonnement que M. Hall ignorait le nom de son hôte.

— Il a donné un nom (affirmation tout à fait gratuite) mais je ne l’ai pas bien saisi — déclara madame Hall : tant il lui semblait bête de ne pas être mieux renseignée.

Cuss frappa à la porte du salon et entra. Un juron parfaitement net lui répondit de l’intérieur.

— Excusez mon importunité, dit Cuss.

Puis la porte se referma, empêchant madame Hall de saisir la suite de la conversation. Dix minutes durant, elle perçut le murmure des voix ; puis un cri de surprise, un remuement de pieds, la chute d’une chaise, un éclat de rire, des pas rapides, — et Cuss reparut la face blême, regardant par-dessus son épaule. Il laissait la porte ouverte et, sans y faire attention, il passa en courant dans la grande salle et descendit les marches : elle entendit le bruit de sa course précipitée. Il tenait son chapeau à la main. Elle restait debout derrière son comptoir, les yeux tournés vers le salon. L’étranger sourit tranquillement, puis ses pas traversèrent la pièce ; mais elle ne put voir sa figure de l’endroit où elle était. La porte du salon battit violemment et la scène redevint silencieuse.

Cuss alla tout droit jusque chez Bunting, le pasteur.

— Suis-je fou ? — cria-t-il brusquement, en pénétrant dans le petit cabinet de travail. — Ai-je l’air d’un fou ?

— Qu’est-il donc arrivé ? interrogea le pasteur, en posant une ammonite sur les feuilles volantes de son prochain sermon.

— Cet individu de l’auberge…

— Eh bien ?

— Donnez-moi quelque chose à boire !… continua Cuss.

Et il s’assit.

Quand ses nerfs furent calmés par un verre de sherry à bon marché, la seule boisson que pût offrir le brave pasteur, il lui parla de la visite qu’il venait de faire.

— J’entrai, dit-il haletant, et je lui demandai son obole pour l’infirmière que nous voulons avoir. Il avait fourré ses mains dans ses poches ; il se laissa tomber lourdement sur sa chaise ; il huma l’air. « J’avais appris, ajoutai-je, qu’il s’intéressait aux choses de la science. » Il fit : « Oui », et il renifla de nouveau. Il continua, d’ailleurs de renifler tout le temps : évidemment, il venait d’attraper un rhume infernal. Ce n’était pas étonnant, vêtu comme il l’était… Je débitai mon histoire d’infirmière, en même temps que j’observais : partout des bouteilles, des produits chimiques, une balance, des éprouvettes ; dans l’air, une odeur de primevère. Consentait-il à souscrire ? Il répondit qu’il verrait. Alors, de but en blanc, je lui demandai s’il faisait des recherches. Il me dit que oui. « Longues, ces recherches ? » Le voilà qui se fâche : « Des recherches diablement longues ! » clame-t-il comme s’il faisait explosion. « Oh ! » m’écriai-je. Voilà l’origine de la scène. Mon homme était à bout de patience, ma question le fit éclater. On lui avait donné une formule, formule extrêmement précieuse. Pour quoi faire ? Il ne voulait pas le dire. Était-ce une ordonnance ? « Que le diable vous emporte ! Mêlez-vous de vos affaires ! » Je m’excuse. Il prend un air digne, tousse, renifle et se calme. Il va lire sa formule : « Cinq éléments… » Il la pose sur la table ; il tourne la tête. Un courant d’air venu de la fenêtre soulève le papier. Un souffle, un bruissement : « Travailler dans une chambre avec une cheminée allumée ! » dit-il. Je vois une lueur, et voilà l’ordonnance qui prend feu et qui s’envole ! Lui de se précipiter, au moment précis où elle passait dans le tuyau. Alors, dans son émotion, voilà son bras qui sort…

— Hein ? fit Bunting.

— Pas de main ! Rien qu’une manche vide, Seigneur ! Je pensais : « C’est une difformité. Il a, je suppose, un bras artificiel, et il l’aura perdu. » Il y avait là, évidemment, quelque chose de singulier. Pourquoi diable cette manche reste-t-elle en l’air, s’il n’y a rien dedans ? Et il n’y avait rien dedans, vous dis-je. Rien, rien, du haut en bas. Mon regard plongeait jusqu’à l’épaule, et un peu de jour passait par une déchirure du vêtement. « Bon Dieu ! » m’écriai-je. Alors il s’arrêta. De ses gros yeux blancs à fleur de tête, il jeta un regard sur moi, puis sur sa manche.

— Ensuite ?…

— C’est tout. Il ne dit pas un mot. Ses yeux brillèrent et, rapidement, il enfonça la manche dans sa poche. « Je disais donc, reprit-il, que ma formule brûlait, n’est-ce pas ? » Il poussa un grognement d’interrogation. « Mais comment diable, demandai-je, pouvez-vous remuer une manche vide ? — Une manche vide ? — Oui, une manche vide. — C’est donc une manche vide ? Vous avez vu que c’était une manche vide ? » À l’instant même, il se leva. Je me levai aussi. En trois pas, il fut auprès de moi. Il renifla méchamment. Je ne bronchai point. Pourtant, je veux être pendu si cette grosse boule, avec ses bandeaux et ses œillères, marchant sur vous tranquillement, n’avait pas de quoi faire perdre contenance à n’importe qui : « — Vous avez dit, je crois, continua-t-il, que c’était une manche vide ? – Oui, je l’ai dit. » Moi, je recule épouvanté devant cet énergumène, la figure découverte, sans lunettes, me dévisageant. Tout doucement, il retire sa manche de sa poche et tend son bras vers moi, comme pour me le montrer de nouveau. Il fait cela très, très lentement. Je regardais. Cela dure un siècle. « Eh bien, — répétai-je, faisant effort pour parler, — il n’y a rien dedans ! » Il fallait bien dire quelque chose. Je commençais à avoir peur. Je pouvais voir jusqu’au fond de sa manche ; il l’avançait vers moi, lentement, lentement, comme ceci, jusqu’à six pouces de mon nez. C’est une chose étrange, allez, de voir une manche vide se tendre ainsi vers vous ! Alors…

— Alors ?…

— Quelque chose… comme un index et un pouce… me pinça le nez.

Bunting se prit à rire.

— Il n’y avait rien dedans ! — s’écria Cuss, et sa voix s’éleva en un cri perçant sur ce « dedans ». C’est facile de rire ! Mais je vous l’assure, j’étais si affolé que je frappai violemment cette manche : je me retournai, je m’enfuis de la chambre, je le plantai là.

Cuss s’arrêta. Il n’y avait pas à se méprendre sur la sincérité de sa terreur. Il tournait sur lui-même, dans un état de grande faiblesse. Il but un second verre du mauvais sherry de l’excellent ministre.

— Quand je frappai la manche, ce fut tout à fait comme si je touchais un bras. Et il n’y avait pourtant pas de bras ! Pas l’ombre de bras !

Bunting réfléchit. Il regardait Cuss avec inquiétude.

— C’est une histoire bien curieuse.

Il avait pris un air très prudent et très grave.

— En vérité, — répéta M. Bunting avec l’emphase d’un juge, — c’est une histoire bien curieuse !