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L’Homme invisible/5

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L’Homme invisible
La Revue de Paris7e année, Tome 6, Nov-Déc. (p. 472-474).
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V

UN VOLEUR AU PRESBYTÈRE


Les détails du vol commis au presbytère nous ont été rapportés en grande partie par le pasteur et sa femme. Il fut commis à l’aube, le lundi de la Pentecôte, jour consacré, à Iping, à des réjouissances publiques. Madame Bunting s’éveilla tout à coup, dans le silence qui précède l’aurore, avec la conviction que la porte de leur chambre à coucher avait été ouverte, puis refermée. Elle n’appela pas son mari tout de suite, mais elle s’assit sur son lit et tendit l’oreille. Elle distingua alors le sourd poum, poum, poum de pieds déchaussés, sortant du cabinet de toilette contigu et suivant le corridor dans la direction de l’escalier. Dès qu’elle en fut bien sûre, elle secoua le plus doucement possible le révérend M. Bunting. Il ne frotta point d’allumette. Il mit ses besicles. Il passa la robe de chambre de sa femme, il enfila ses pantoufles et alla sur le palier pour écouter. Il entendit très bien remuer en bas, dans son bureau. Puis, un éternuement sonore.

Il rentra dans sa chambre, se munit de la première arme qui lui tomba sous la main, le tisonnier, et descendit l’escalier en prenant mille précautions. Madame Bunting resta sur le carré.

Il était environ quatre heures du matin : ce n’était déjà plus la profonde obscurité de la nuit. Une faible clarté régnait dans le vestibule ; mais le cabinet de travail, dont la porte était entre-bâillée était tout à fait noir. D’ailleurs, silence absolu ; rien que le léger craquement des marches sous les pas de M. Bunting et, dans le cabinet, de vagues bruits. Alors un tiroir fut ouvert, on perçut un froissement de papiers. Puis un juron, une allumette frottée, et la pièce fut éclairée d’une lumière blonde. M. Bunting était à ce moment dans le vestibule et, à travers la fente de la porte, il pouvait voir le tiroir ouvert et une bougie allumée. Mais le voleur, il ne l’apercevait point. Il restait là, dans le vestibule, ne sachant que faire ; madame Bunting, blême et haletante, s’était glissée jusqu’en bas, derrière lui. Une considération leur donna du courage : la conviction que le cambrioleur était un habitant du village.

Ils entendirent un tintement ; ils comprirent que le voleur avait trouvé leur réserve pour les dépenses du ménage, en tout deux livres et demie. Cela décida M. Bunting à brusquer les choses ayant assuré le tisonnier dans sa main, il s’avança suivi de près par madame Bunting.

— Rendez-vous ! cria-t-il avec colère.

Mais il s’arrêta stupéfait : la pièce semblait parfaitement vide.

Cependant, ils venaient d’y entendre remuer quelque chose, leur certitude était absolue. Pendant une demi-minute peut-être, ils restèrent ébahis ; puis madame Bunting traversa le cabinet et regarda derrière le paravent, tandis que son mari, par une inspiration semblable, regardait sous le bureau. Madame Bunting secoua les rideaux de la fenêtre. M. Bunting inspecta la cheminée, l’explorant avec son tisonnier ; l’un fouilla la corbeille à papiers, l’autre le seau à charbon. Enfin ils finirent par s’arrêter et demeurèrent confondus, s’interrogeant mutuellement des yeux.

— J’aurais pourtant juré…, fit madame Bunting.

— Mais la bougie ! s’écria M. Bunting. Qui a allumé la bougie ?

— Le tiroir ? reprit madame Bunting. Et l’argent a disparu !

Elle se précipita vers la porte.

— C’est bien là le cas le plus extraordinaire…

Il y eut un formidable éternuement dans le corridor. Ils y coururent. Au même instant, la porte de la cuisine battit avec violence.

— Apportez la bougie ! ordonna M. Bunting.

Et il s’avança.

Il y eut un bruit de verrou rapidement repoussé.

Comme il arrivait à l’entrée de la cuisine, le pasteur vit que la porte de l’office s’ouvrait également et que les premières lueurs de l’aurore baignaient les masses sombres du jardin. Il était certain que personne n’était sorti par là. Pourtant la porte s’ouvrit, resta ouverte un moment, puis se referma bruyamment. En même temps, la bougie que madame Bunting avait apportée du cabinet tremblota et jeta un éclat plus vif.

La cuisine était déserte. Ils visitèrent à fond le garde-manger, l’office, et enfin descendirent à la cave. Ils eurent beau chercher : personne dans toute la maison.

Le jour surprit le pasteur et sa femme, au rez-de-chaussée, tous deux bizarrement accoutrés, continuant à ne rien comprendre, éclairés par la lumière bien inutile d’une bougie qui coulait.

— C’est bien le cas le plus extraordinaire !… recommença le pasteur pour la vingtième fois.

– Mon ami, dit madame Bunting, voilà Susie qui se lève. Attendons qu’elle soit dans sa cuisine pour remonter.