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L’Homme invisible/6

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L’Homme invisible
La Revue de Paris7e année, Tome 6, Nov-Déc. (p. 475-478).
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VI

LE MOBILIER QUI DANSE


Or, aux premières heures de ce même lundi de la Pentecôte, avant que Millie ait été tirée de son grabat par le jour, M. et madame Hall descendirent à la cave. Affaire d’ordre privé : il s’agissait de baptiser leur bière.

Ils y étaient à peine quand madame Hall s’aperçut qu’elle avait oublié d’apporter une bouteille de salsepareille. Comme c’était elle qui officiait, Hall fut la prendre.

Sur le palier, il fut surpris de voir entre-bâillée la porte de l’étranger. Il entra dans sa chambre, à lui, et trouva la bouteille à la place indiquée. Mais, en revenant, il observa que la porte d’entrée n’était plus verrouillée. Il se souvenait cependant, et très nettement, d’avoir tenu la bougie pour éclairer madame Hall lorsque, le soir, elle avait poussé les verrous. Dans une lueur soudaine d’intelligence, il fit un rapprochement entre ce fait, la chambre de l’étranger ouverte, là-haut, et les hypothèses de Teddy Henfrey. Il s’arrêta, au comble de l’ahurissement ; puis, sa bouteille à la main, il remonta l’escalier. Il frappa chez l’étranger : pas de réponse. Ayant frappé de nouveau, il entra.

Comme il s’y attendait, vide le lit, vide la chambre ! Et, chose inouïe, sur la chaise et sur le bord du lit étaient en désordre les vêtements de l’hôte, les seuls vêtements qu’on lui eût jamais vus, ainsi que ses bandeaux. Et même son grand et lourd chapeau que l’on voyait planté sur la colonne du lit !…

Comme il se tenait là, la voix de sa femme sortit des profondeurs de la cave, avec cette manière d’avaler rapidement les syllabes et de hausser jusqu’à une note aiguë les derniers mots d’une interrogation, par laquelle le paysan du comté de Sussex a l’habitude de marquer son impatience.

— George ! Tu as trouvé ?

À cet appel, il tressaillit et sortit précipitamment.

— Janny ! lui dit-il par-dessus la rampe de l’escalier, c’est vrai ce que disait Henfrey !… Il n’est pas dans sa chambre, il n’y est pas. Et la porte de la rue n’est plus verrouillée.

D’abord madame Hall ne comprit pas ; mais, dès qu’elle eut saisi, elle voulut voir par elle-même la chambre vide. Hall, tenant toujours sa bouteille, commença par redescendre jusqu’en bas.

— S’il n’y est pas, ses vêtements y sont. Et que peut-il faire sans ses vêtements ? Ma foi, c’est bien singulier.

Comme ils remontaient, tous deux – ce fut reconnu exact par la suite –, ils crurent entendre la porte de la rue s’ouvrir et se refermer ; pourtant, la voyant close (rien n’apparaissait d’anormal), ni l’un ni l’autre, à ce moment-là, n’en dit un mot. Madame Hall dépassa son mari dans le corridor et arriva en haut la première. Quelqu’un éternua dans l’escalier : Hall, qui suivait à six pas, crut que c’était sa femme ; elle, étant au-dessus, s’imagina que c’était lui. Elle poussa violemment la porte et s’arrêta sur le seuil de la chambre.

« Ah bien ! en voilà une affaire ! » s’écria-t-elle.

Il lui semblait qu’on reniflait tout près, derrière sa tête : s’étant retournée, elle fut surprise de voir que Hall était encore sur la dernière marche, éloigné d’une douzaine de pas ; mais, en une seconde, il l’avait rejointe. Elle se pencha et mis sa main sur l’oreiller, puis sous les couvertures.

— Froid ! Il est levé depuis une heure au moins.

Elle en était là quand se produisit une chose invraisemblable : les couvertures se réunirent d’elles-mêmes, se dressèrent en une espèce de montagne, et sautèrent rapidement par-dessus le pied du lit, tout à fait comme si une main les eût empoignées et jetées de côté. Aussitôt après, le chapeau fit un bond, tournoya en décrivant presque un cercle et s’élança droit au nez de madame Hall. Aussi rapidement vint l’éponge du lavabo. Puis la chaise, laissant tomber habits et pantalon, riant sèchement d’une voix toute semblable à celle de l’étranger, se tourna avec ses quatre pieds dans la direction de madame Hall, parut un instant la viser et fondit sur elle. La pauvre femme poussa des cris et fit demi-tour ; alors les pieds de la chaise, s’appliquant avec douceur, mais avec fermeté, contre son dos, l’obligèrent à sortir de la pièce, et son mari ensuite. La porte battit violemment sur leurs talons et fut refermée à clef. Chaise et lit, pendant une minute, semblèrent exécuter une valse triomphale, et tout brusquement rentra dans le silence.

Madame Hall tomba presque évanouie dans les bras de son mari, sur le carré. Ce fut avec la plus grande difficulté que lui et Millie, qui avait été réveillée par un cri d’alarme, réussirent à la porter en bas et à lui faire prendre le cordial usité en pareil cas.

— C’étaient des esprits ! dit madame Hall. Je suis sûre que c’étaient des esprits !… J’ai déjà lu, dans les journaux, des histoires de tables et de sièges qui se soulèvent et qui dansent…

— Encore une gorgée, Janny ! Cela vous fera du bien.

— Laissez-le dehors. Fermez la porte. Ne le laissez plus rentrer. Je m’en doutais… J’aurais dû savoir… Avec ses gros yeux, sa tête couverte de bandeaux… Il n’allait jamais à l’église le dimanche. Et sa collection de bouteilles !… Il a introduit des esprits dans le mobilier ! Mes bons vieux meubles ! C’était juste sur cette chaise que ma pauvre chère maman s’asseyait quand j’étais petite. Penser qu’elle a pu se lever contre moi !…

— Encore une gorgée, Janny ! vos nerfs sont bouleversés.

Vers cinq heures, sous les rayons dorés du soleil levant, ils envoyèrent Millie éveiller M. Sandy Wadgers, le forgeron. Elle devait lui présenter les compliments de M. Hall et lui dire que là-haut les meubles se comportaient de la façon la plus inaccoutumée. Aurait-il l’obligeance de venir ?

C’était un homme habile que M. Wadgers, et plein de ressources. Il considéra le cas avec beaucoup de gravité.

— Le diable m’emporte, déclara-t-il, si ce n’est pas de la sorcellerie !… Un homme comme ça n’est pas un client pour vous.

Il s’intéressa très vivement à l’affaire. On lui demanda de passer le premier jusqu’à la chambre ; mais il ne paraissait pas très pressé. Il préférait causer dans le corridor. Sur ces entrefaites, arriva l’apprenti de Huxter ; il se mit à ouvrir la devanture du bureau de tabac. On l’invita à prendre part à la discussion. Naturellement, M. Huxter parut au bout de quelques minutes. Les habitudes parlementaires de la race anglo-saxonne se manifestèrent une fois de plus : on bavarda beaucoup et l’on ne prit aucune résolution.

— D’abord, les faits ! dit M. Sandy Wadgers. Assurons-nous que nous sommes dans notre droit en forçant sa porte… Une porte fermée, on peut toujours la forcer ; mais ensuite, il n’est pas facile de la remettre en état…

Tout à coup, aventure prodigieuse, la porte de la chambre se poussa d’elle-même, et, comme ils la considéraient muets de surprise, ils virent, descendant l’escalier, la figure emmitouflée de l’étranger, qui roulait des yeux plus noirs et plus blancs que jamais derrière les énormes verres de ses monstrueuses lunettes. Il marchait avec raideur, avec lenteur, toujours farouche. Il traversa le vestibule et s’arrêta.

— Et ceci ? » dit-il.

Tous les yeux suivirent la direction de son doigt ganté : on découvrit la bouteille de salsepareille tout auprès de la porte de la cave. Alors l’inconnu pénétra dans le salon et, brusquement, grossièrement, il leur envoya la porte au nez.

Pas un mot ne fut prononcé jusqu’à ce que tout bruit eût cessé de retentir. Ils s’examinaient fixement les uns les autres.

— Eh bien, celle-là est encore plus forte, par exemple !… dit M. Wadgers.

Et il n’acheva pas sa phrase. Il ajouta, s’adressant à M. Hall :

— À votre place, je l’interrogerais. Je lui demanderais une explication.

Il fallut quelque temps pour amener à cette idée le mari de la patronne. À la fin, il frappa, passa la tête et put dire :

— Excusez-moi…

— Allez au diable ! cria l’étranger d’une voix terrible. Et fermez la porte derrière vous !

Ainsi se termina cette courte visite.