L’Homme qui a perdu son ombre/00

La bibliothèque libre.
Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 5-10).

PRÉFACE.


Ce petit livre n’est pas une nouveauté. Il a été imprimé pour la première fois en allemand en 1814. Les éditions, les traductions, les imitations, les contrefaçons, s’en sont depuis multipliées dans presque toutes les langues de l’Europe, et il est devenu populaire surtout en Angleterre et dans les États-Unis.

J’ai revu, corrigé et approuvé la version que l’on va lire, et qui, ultérieurement corrigée par l’éditeur, a paru en 1822 à Paris chez Ladvocat. Je viens de la revoir et de la corriger encore avant de la remettre au libraire qui me l’a demandée. Je ne laisserai pas toutefois de réclamer l’indulgence des lecteurs pour mon style tant soit peu germanique : le français n’est pas la langue que j’ai coutume d’écrire.

J’extrairai de la correspondance entre J. E. Hitzig, Fouqué et moi, imprimée en tête des éditions allemandes, quelques notices sur l’auteur et le manuscrit dont il m’avait rendu dépositaire.

J’ai connu Pierre Schlémihl en 1804 à Berlin. C’était un grand jeune homme gauche sans être maladroit, inerte sans être paresseux, le plus souvent renfermé en lui-même, sans paraître s’inquiéter de ce qui se passait autour de lui, inoffensif, mais sans égard pour les convenances, et toujours vêtu d’une vieille kurtke noire râpée, qui avait fait dire de lui qu’il devrait s’estimer heureux si son âme partageait à demi l’immortalité de sa casaque. Il était habituellement en butte aux sarcasmes de nos amis ; cependant, je l’avais pris en affection, moi : plusieurs traits de ressemblance avaient établi un attrait mutuel entre nous.

J’habitais, en 1813, à la campagne, près de Berlin, et, séparé de Schlémihl par les événements, je l’avais depuis long-temps perdu de vue, lorsqu’un matin brumeux d’automne, ayant dormi tard, j’appris à mon réveil qu’un homme à longue barbe, vêtu d’une vieille kurtke noire râpée et portant des pantoufles par dessus ses bottes, s’était informé de moi et avait laissé un paquet à mon adresse. — Ce paquet contenait le manuscrit autographe de la merveilleuse histoire de Pierre Schlémihl.

J’ai mal usé de la confiance de mon malheureux ami. J’ai laissé voir le manuscrit que j’aurais dû tenir caché, et Fouqué a commis l’indiscrétion de le faire imprimer. Je n’ai pu dès lors qu’en soigner les éditions. J’ai porté la peine de ma faute ; on m’a associé à la honte de Schlémihl, que j’avais contribué à divulguer. Cependant, j’ai vieilli depuis lors, et, retiré du monde, le respect humain n’a plus d’empire sur moi. J’avoue aujourd’hui sans hésiter l’amitié que j’ai eue pour Pierre Schlémihl.

Cette histoire est tombée entre les mains de gens réfléchis, qui, accoutumés à ne lire que pour leur instruction, se sont inquiétés de savoir ce que c’était que l’ombre. Plusieurs ont fait à ce sujet des hypothèses fort curieuses ; d’autres, me faisant l’honneur de me supposer plus instruit que je ne l’étais, se sont adressés à moi pour en obtenir la solution de leurs doutes. Les questions dont j’ai été assiégé m’ont fait rougir de mon ignorance, Elles m’ont déterminé à comprendre dans le cercle de mes études un objet qui, jusque là, leur était resté étranger, et je me suis livré à de savantes recherches dont je consignerai ici le résultat.

DE L’OMBRE.

« Un corps opaque ne peut jamais être éclairé qu’en partie par un corps lumineux, et l’espace privé de lumière qui est situé du côté de la partie non éclairée est ce qu’on appelle ombre. Ainsi, l’ombre proprement dite représente un solide dont la forme dépend à la fois de celle du corps lumineux, de celle du corps opaque, et de la position de celui-ci à l’égard du corps lumineux.

» L’ombre, considérée sur un plan situé derrière le corps opaque qui la produit, n’est autre chose que la section de ce plan dans le solide qui représente l’ombre. »

Hauy,
Traité élémentaire de physique, t. II, § 1002 et 1006.

C’est donc de ce solide qu’il est question dans la merveilleuse histoire de Pierre Schlémihl. La science de la finance nous instruit assez de l’importance de l’argent ; celle de l’ombre est moins généralement reconnue. Mon imprudent ami a convoité l’argent, dont il connaissait le prix, et n’a pas songé au solide. La leçon qu’il a chèrement payée, il veut qu’elle nous profite, et son expérience nous crie : songez au solide.

Berlin, en novembre 1837.
Adelbert de Chamisso.