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L’Homme qui a perdu son ombre/06

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Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 62-70).


VI

Je donnai un libre cours à mes larmes. Elles soulagèrent enfin mon cœur du poids insupportable qui l’oppressait. Cependant je ne voyais aucun terme à ma misère, et je me nourrissais, avec une sorte de fureur, du nouveau poison que l’inconnu venait de verser dans mes blessures. Mon âme appelait à grands cris l’image de Mina, cette image douce et chérie. Elle m’apparaissait pâle, éplorée, telle que je l’avais vue pour la dernière fois au jour de mon ignominie. Alors s’élevait effrontément entre nous le fantôme moqueur de Rascal. Je couvrais mon visage de mes mains ; je fuyais à travers les bruyères ; mais l’effroyable vision s’attachait à mes pas et me poursuivait sans relâche. Hors d’haleine, je tombai enfin sur la terre, où je me roulai avec le délire d’un insensé.

Et tant de maux pour une ombre ! pour une ombre, qu’un seul trait de plume m’aurait rendue ! Quand je songeais à l’étrange proposition de l’inconnu et à mon refus obstiné, je ne trouvais que chaos dans mon esprit ; je n’avais plus la faculté de comparer ni de juger.

Le jour s’écoula. J’apaisai ma faim avec des fruits sauvages, ma soif dans un torrent de la montagne. La nuit arriva, je la passai au pied d’un arbre. La fraîcheur du matin me réveilla d’un sommeil pénible, épouvanté par les sons convulsifs qui s’échappaient de mon gosier, comme le râle de la mort. Bendel paraissait avoir perdu mes traces, et j’aimais à me le redire. Farouche comme le cerf des montagnes, je ne voulais plus retourner parmi les hommes, dont je fuyais l’aspect. Ainsi se passèrent trois jours d’angoisse.

J’étais au matin du quatrième, dans une plaine sablonneuse que le soleil inondait de ses rayons. Étendu sur quelques débris de roche, j’éprouvais un certain charme dans la sensation de la chaleur de l’astre du jour, car aujourd’hui je recherchais son aspect, dont je m’étais privé si long-temps. Je nourrissais mon cœur de son désespoir. Tout-à-coup, un bruit léger vint frapper mon oreille ; et, prêt à fuir, je jetai les yeux autour de moi. Je n’aperçus personne. Cependant, une ombre qui ressemblait assez à la mienne glissait devant moi sur le sable, et semblait, allant ainsi seule, avoir perdu celui à qui elle appartenait. Cette vue éveilla toute ma cupidité : « Ombre ! m’écriai-je, si tu cherches ton maître, je veux t’en servir. » Et je m’élançai vers elle pour m’en emparer, car je pensais que si je réussissais à marcher dans ses traces, de façon à ce qu’elle vînt juste à mes pieds, elle y resterait sans doute attachée, et pourrait, avec le temps, finir par s’accoutumer à moi.

L’ombre, à ce brusque mouvement, prit la fuite devant moi, et je la poursuivis. La chasse que je donnais à cette proie légère exigeait une vitesse et des forces que je ne pus trouver que dans l’espoir de finir en un instant tous mes maux. L’ombre fuyait vers une forêt qui était encore éloignée, mais dans l’épaisseur de laquelle j’allais la perdre ; je le sentais, et l’effroi qui me saisit à cette idée redoubla mon ardeur. Je gagnais visiblement du terrain ; je m’approchais d’elle, j’allais l’atteindre. Tout-à-coup elle s’arrête et se retourne vers moi. Comme un lion qui se précipite sur sa proie, je m’élance pour en prendre possession, et je heurte inopinément un obstacle solide contre lequel s’abat mon essor. Alors me furent portés dans les flancs, et par un bras invisible, les plus terribles coups que jamais peut-être un homme ait reçus.

L’effet que produisit en moi la frayeur fut de me faire embrasser convulsivement l’objet inaperçu qui se trouvait devant moi. Dans cette action subite je tombai en avant, et alors un homme que je tenais embrassé, et qui était tombé sous moi à la renverse, m’apparut soudain.

Ce qui venait de se passer s’expliquait donc tout naturellement. Il fallait que cet homme eût été porteur du fameux nid d’oiseaux, dont la vertu communique l’invisibilité, sans empêcher, comme on sait, celui qui le possède de porter une ombre ; il fallait encore que ce nid lui fût échappé dans sa chute. Je jetai donc les yeux autour de moi, et cherchai avidement sur l’arène éclairée l’ombre du nid invisible ; je l’aperçus, m’élançai et saisis, sans le manquer, le nid lui-même. J’étais invisible avec ce trésor, et l’ombre dont j’étais privé ne pouvait me trahir.

Mon adversaire, s’étant aussitôt relevé, cherchait des yeux son heureux vainqueur, mais il ne découvrit sur la plaine éclairée ni lui, ni son ombre, dont il paraissait surtout s’enquérir, car il n’avait pas eu sans doute, avant notre rencontre, le loisir de remarquer que je fusse sans ombre. Lorsqu’il se fut assuré que toute trace du ravisseur avait disparu, il porta ses mains sur lui-même avec le plus violent désespoir, et se mit à s’arracher les cheveux. Cependant ma précieuse conquête, en me donnant un moyen de me replonger dans le tourbillon du monde, m’en inspirait le désir. Je ne manquais pas de prétextes pour colorer à mes propres yeux l’énormité de mon action, mais plutôt je n’en cherchai aucun ; et, pour me soustraire à tout remords, je m’éloignai sans regarder en arrière, et sans prêter l’oreille à l’infortuné, dont la voix lamentable me poursuivit longtemps encore. Telles furent, telles me parurent du moins alors, toutes les circonstances de cet événement.

Je brûlais du désir de me rendre au jardin de l’inspecteur, et de vérifier par moi-même les rapports de l’odieux inconnu. Je ne savais où j’étais ; je gravis pour m’orienter la colline la plus prochaine, et de son sommet je découvris presqu’à mes pieds et la ville et le jardin. Aussitôt mon cœur battit avec force, et des larmes, bien différentes de celles que jusque là j’avais versées, roulèrent dans mes yeux ; j’allais donc la revoir ! Je descendis par le sentier le plus direct ; un désir inquiet précipitait mes pas. Je passai, sans être vu, auprès de quelques paysans qui venaient de la ville. Ils s’entretenaient de moi, du père de Mina, de Rascal ; je ne voulus pas les entendre ; j’accélérai ma course.

J’entrai dans le jardin ; mon cœur tressaillit. Je crus d’abord entendre un éclat de rire, qui me fit frissonner. Je regardai partout autour de moi, mais je ne pus découvrir personne. Je m’avançai dans le jardin ; il me semblait entendre comme les pas d’un homme qui aurait marché à mes côtés, et cependant je ne voyais rien ; je crus que mon oreille me trompait. Il était encore de bonne heure : personne dans le jardin, personne sous le berceau du comte Pierre ; tout était encore désert. Je parcourus ces allées qui m’étaient si connues ; je m’avançai jusqu’auprès de la maison. Le bruit qui m’inquiétait me poursuivait, et devenait même plus distinct. Je m’assis, respirant à peine, sur un banc placé au soleil vis-à-vis de la porte. Il me sembla que l’invisible lutin qui s’acharnait à me poursuivre s’asseyait à côté de moi avec un rire sardonique. J’entendis tourner la clef ; la porte s’ouvrit ; l’inspecteur sortit, des papiers à la main. Je sentis en même temps comme un brouillard passer sur ma tête ; je regardai autour de moi, je frémis d’horreur ; l’homme en habit gris était assis à mon côté, et me considérait avec un regard infernal. Il avait étendu sur moi le bonnet de nuage qui le couvrait, et mon ombre gisait paisiblement à ses pieds à côté de la sienne. Il roulait négligemment entre ses doigts le parchemin que je connaissais ; et tandis que l’inspecteur, occupé des papiers qu’il feuilletait et relisait, se promenait en long et en large à l’ombre des tilleuls, il se pencha familièrement à mon oreille, et me tint ce discours :

« Vous vous êtes donc pourtant rendu à mon invitation, et nous voilà, comme on dit, deux têtes dans un bonnet. C’est à merveille ; or rendez-moi mon nid d’oiseau ; vous n’en avez plus besoin, et vous êtes trop honnête homme pour vouloir injustement retenir le bien d’autrui. D’ailleurs, sans remercîment, je vous proteste que c’est du meilleur de mon cœur que je vous l’ai prêté. » Il le reprit de mes mains sans que je m’y opposasse, le remit dans sa poche, et me regarda en partant d’un nouvel éclat de rire, qui même fut si sonore, que le forestier se retourna au bruit. Je restai pétrifié.

« Avouez, poursuivit-il, que ce bonnet est encore beaucoup plus commode que mon nid d’oiseau ; il couvre du moins l’homme et son ombre, et toutes les ombres qu’il lui prend fantaisie d’avoir. Voyez, j’en ai pris aujourd’hui deux à ma suite. » Il se mit à rire. «  Tenez-vous pour dit, Schlémihl, que l’on en vient à faire malgré soi ce que l’on n’avait pas voulu faire de bon gré. Je suis toujours d’avis, et il en est encore temps, que vous repreniez votre ombre et votre prétendue. Pour Rascal, nous le ferons pendre ; cela ne sera pas difficile tant qu’il y aura des cordes. Tenez, je vous donnerai mon bonnet par dessus le marché. »

La mère de Mina survint, et la conversation s’établit entre elle et son mari. — « Que fait Mina ? — Elle pleure. — Quelle déraison !… Qu’y faire ? — Je ne sais, mais la donner sitôt à un autre !… Oh mon ami ! tu es bien cruel envers ton enfant. — Non, ma femme, tu ne vois pas juste dans cette occasion. Quand, après avoir versé quelques larmes, elle se trouvera la femme d’un homme honoré et puissamment riche, elle se consolera, et sa douleur ne lui paraîtra plus que comme un songe. Elle remerciera Dieu et ses parents, tu le verras. — Je le souhaite.

Elle possède sans doute aujourd’hui une belle fortune ; mais, après le bruit qu’a fait sa malheureuse liaison avec cet aventurier, crois-tu qu’il soit facile de trouver pour elle un parti tel que M. Rascal ? Sais-tu à quoi monte sa fortune ? M. Rascal vient d’acheter comptant pour six millions de belles et bonnes terres, libres de toute hypothèque. J’en ai eu les titres entre les mains. C’était lui dans le temps qui mettait l’enchère sur toutes celles que je voulais acquérir pour Mina ; il possède en outre en portefeuille pour environ trois millions de papiers sur la maison Thomas John. — Il faut donc qu’il ait beaucoup volé. — Que dis-tu là ? Il a sagement économisé tandis que d’autres jetaient par les fenêtres. — Mais un homme qui a porté la livrée ! — Sottise ! Son ombre est exempte de taches — Tu as raison, mais cependant…… »

L’homme en habit gris me regarda encore en riant. La porte s’ouvrit. Mina parut appuyée sur le bras d’une femme de chambre. Des larmes sillonnaient ses joues décolorées. Elle prit place dans un fauteuil qu’on lui avait préparé sous les tilleuls, et son père s’assit sur une chaise à côté d’elle. Il prit sa main, la serra tendrement et lui adressa la parole en adoucissant le son de sa voix. Les larmes de Mina coulèrent plus abondantes.

« Tu es ma bonne, ma chère enfant ; tu seras raisonnable ; tu ne voudras pas affliger ton vieux père, qui ne souhaite que ton bonheur. Je conçois, ma chère fille, que tout ce qui vient de se passer t’a fortement affectée ; tu as échappé comme par miracle à ta ruine. Avant que nous eussions découvert l’infamie de ce misérable, tu l’aimais, tu l’aimais tendrement, je le sais, mon enfant, et je ne t’en fais point de reproches ; je l’ai chéri moi-même tant que je l’ai pris pour un grand seigneur. Mais considère comment les choses ont changé. Quoi ! le dernier manant, jusqu’au moindre barbet, chacun a son ombre, en ce monde, et ma fille unique aurait été l’épouse d’un homme !… Non, tu ne penses plus certainement à lui. Écoute, Mina : un homme qui ne craint pas le soleil, un honnête homme, qui n’est pas, à la vérité, un prince, mais qui a dix millions de bien (dix fois autant que tu en possèdes toi-même), recherche ta main. Un homme qui rendra ma chère fille heureuse. Ne me réponds rien ; ne me résiste pas, sois ma fille bien aimée, ma fille soumise ; obéis ; laisse ton père veiller à tes intérêts, régler ton sort et sécher tes larmes. Promets-moi de donner ta main à M. Rascal. Dis, veux-tu me le promettre… ? »

Elle répondit d’une voix mourante : « Je n’ai plus aucun désir sur la terre. Que la volonté de mon père décide de mon sort. »

Aussitôt on annonça M. Rascal. Il se présenta d’un air assuré. Mina perdit l’usage de ses sens. Mon diabolique compagnon, me regardant d’un air courroucé, m’adressa rapidement ces mots : — « Et vous pourriez soutenir cette scène ! Qu’est-ce donc qui coule dans vos veines ? est-ce bien du sang ? » Et d’un mouvement prompt il me fit une légère blessure à la main. — « Oui, dit-il, c’est du sang, du véritable sang ; signez donc ! » Je me trouvai le parchemin dans une main, et la plume dans l’autre.