L’Homme qui a perdu son ombre/08

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Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 78-86).


VIII

Bientôt je fus joint par un piéton, qui, après m’avoir suivi quelque temps, me demanda la permission, puisque nous suivions la même route, de placer sur la croupe de mon cheval un manteau qui l’incommodait. Je le laissai faire sans lui répondre. Il me remercia de ce léger service avec aisance et politesse ; loua cependant la beauté de ma monture, en prit occasion de célébrer le bonheur et la puissance des riches, et enfin s’engagea, je ne sais trop comment, dans une sorte de dialogue avec lui-même, pendant lequel je jouais le rôle passif d’auditeur.

Il développa ses idées sur le monde, et aborda bientôt la métaphysique, dont le problème est de nous révéler le mot de la grande énigme, et de nous donner la clef de toutes celles qui bornent notre pensée. Il posa la question avec beaucoup de clarté, et se mit aussitôt à y répondre.

Tu sais, mon ami, qu’après avoir écouté tous nos philosophes, j’ai clairement reconnu que je n’étais aucunement appelé à me mêler de leurs spéculations, et que, dans le sentiment de mon insuffisance, je me suis irrévocablement retiré de l’arène. J’ai depuis laissé dormir bien des questions, que je me suis résigné à ignorer, à ne pas faire ou à laisser sans réponse, et, me confiant en la droiture de mon sens, j’ai, comme tu me le conseillais toi-même, suivi autant que je l’ai pu la voix qui s’élevait en moi pour me conduire, et n’ai voulu qu’elle pour guide sur la route que je me suis frayée. Cependant ce rhéteur, dont j’admirais le talent, me semblait élever un édifice, fondé en apparence sur sa propre nécessité. Mais je n’y trouvais pas ce que précisément j’y aurais voulu ; et dès lors ce n’était plus pour moi qu’une de ces constructions élégantes qui ne servent qu’à récréer la vue par la symétrie de leurs formes ; mais je prenais plaisir à l’éloquence du sophiste, qui, maîtrisant mon attention, m’avait distrait de mes propres maux, et je ne lui aurais pas résisté s’il avait su ébranler mon âme, comme il savait dominer mon esprit.

Les heures cependant s’étaient écoulées, et le crépuscule avait insensiblement succédé à la nuit. Un secret effroi me fit tressaillir lorsque, levant les yeux, je vis l’orient briller des couleurs qui annoncent le retour du soleil, et, à l’heure où les ombres que projettent les corps opaques jouissent de leur plus grande dimension, je ne découvrais contre lui, dans la contrée ouverte que je parcourais, aucun abri, aucun rempart ; et je n’étais pas seul ! Alors, pour la première fois, je jetai un coup d’œil sur mon compagnon de voyage ; je frémis de nouveau : ce rhéteur n’était autre que l’homme en habit gris.

Il sourit de ma consternation, et poursuivit ainsi son discours, sans me laisser le temps de prendre la parole : « Souffrez qu’une fois, comme c’est l’usage dans le monde, notre intérêt commun nous réunisse ; nous aurons toujours le temps de nous séparer. Je vous avertis que cette route qui traverse les montagnes est la seule que vous puissiez tenir. Vous n’oseriez descendre dans la plaine, et vous ne voudriez pas sans doute repasser les montagnes pour retourner au lieu d’où vous êtes venu ; ce chemin est aussi le mien. Je vous vois pâlir à l’approche du soleil ; je veux bien vous prêter votre ombre pour le temps que durera notre société, et, pour cette complaisance, vous me souffrirez près de vous ; aussi bien n’avez-vous plus votre Bendel ; vous serez content de mon service. Vous ne m’aimez pas, j’en suis fâché ; cela vous empêche-t-il de vous servir de moi ? Le diable n’est pas si noir qu’on le peint. Vous m’avez impatienté hier, cela est vrai ; mais je ne vous en tiens pas rancune aujourd’hui, et vous m’avouerez que je vous ai déjà abrégé le chemin jusqu’ici. Allons, faites encore une fois l’essai de votre ombre. »

Déjà le soleil paraissait à l’horizon, et je voyais du monde s’avancer vers nous sur la route. J’acceptai la proposition, quoique avec une extrême répugnance, et l’homme gris, en souriant, laissa glisser à terre mon ombre, qui alla aussitôt prendre sa place sur celle de mon cheval, et se mit à trotter gaiment à mon côté ; je ne saurais exprimer l’étrange émotion que je ressentis à cette vue.

Je passai devant une troupe de paysans, qui se rangèrent pour faire place à un homme riche, et ôtèrent respectueusement leurs chapeaux. Le cœur me battait avec force, et, du haut de mon cheval, je regardais de côté, et d’un œil de convoitise, cette ombre qui, autrefois, m’avait appartenu, et que maintenant je ne tenais qu’à titre de prêt d’un étranger, d’un être que j’abhorrais.

Mon compagnon, cependant, semblait être dans la plus parfaite sécurité ; il me suivait en s’amusant à siffler, lui à pied, moi bien monté. La tentation était trop forte : il me prit comme un vertige, je piquai des deux, courus ainsi à pleine carrière un certain espace de chemin ; mais je n’emmenais pas mon ombre avec moi, elle avait glissé sous celle de mon cheval, lorsque celui-ci avait pris le galop, et était retournée à son légitime propriétaire. Il me fallut honteusement tourner bride. L’homme en habit gris, lorsqu’il eut tranquillement achevé son air, se moqua de moi, rajusta mon image à la place qu’elle devait occuper, et m’apprit qu’elle ne me resterait attachée que lorsqu’elle serait redevenue ma propriété. « Je vous tiens, continua-t-il, par votre ombre, et vous ne m’échapperez pas : un homme riche comme vous a besoin de ce meuble, et vous n’avez que le tort de ne pas l’avoir senti plus tôt. »

Je poursuivis mon voyage dans la même direction, et toutes les commodités de la vie, ses superfluités, le luxe, la magnificence, revinrent insensiblement m’entourer. Muni d’une ombre, bien que d’emprunt, je pouvais me mouvoir sans crainte et sans gêne ; je jouissais de ma liberté, et j’inspirais partout le respect que l’on doit à l’opulence ; mais j’avais la mort dans le cœur. Mon incompréhensible compagnon, qui partout se donnait lui-même pour le serviteur indigne de l’homme du monde le plus riche, était d’une complaisance sans bornes ; il remplissait en effet près de moi les fonctions de valet avec un empressement, une intelligence et une dextérité qui surpassaient toute idée ; c’était le modèle accompli du valet de chambre d’un riche. Mais il ne me quittait pas, et ne cessait d’exercer sur moi son éloquence, affectant toujours la plus parfaite sécurité que je finirais, ne fût-ce que pour me débarrasser de lui, par conclure le marché qu’il m’avait proposé. Il m’était en effet aussi à charge qu’odieux ; il me faisait peur. Je m’étais placé moi-même dans sa dépendance ; il me tenait asservi depuis qu’il m’avait fait de nouveau jouer un rôle sur la scène du monde, que je voulais fuir. Je ne pouvais plus lui imposer silence, et je sentais qu’au fond il avait raison. Il faut dans le monde qu’un riche ait une ombre, et si je voulais soutenir l’état qu’il m’avait insidieusement fait reprendre, il n’y avait qu’une issue à prévoir. Cependant j’avais irrévocablement résolu, après avoir sacrifié mon amour et désenchanté ma vie, que pour toutes les ombres de la terre je n’engagerais point mon âme, quel que pût être l’évènement.

Un jour, nous étions assis à l’entrée d’une caverne que les étrangers qui voyagent dans les montagnes ont coutume de visiter. La voix des torrents souterrains se fait entendre dans une profondeur immense, et les pierres que l’on jette dans le gouffre retentissent long-temps dans leur chute, sans paraître en atteindre le fond.

L’homme gris, selon sa coutume, me faisait, avec une imagination prodigue et toute la magie des plus vives couleurs, le tableau ravissant de tout ce que je pourrais effectuer dans ce monde, au moyen de ma bourse, dès que j’aurais recouvré la propriété de mon ombre.

Les coudes appuyés sur mes genoux, cachant mon visage dans mes deux mains, je prêtais l’oreille au corrupteur, et mon cœur hésitait entre les attraits de la séduction et l’austérité de ma volonté. Je ne pouvais plus longtemps rester ainsi en guerre avec moi-même ; j’engageai enfin un combat qui devait être décisif.

« Vous paraissez oublier, Monsieur, que, si je vous ai permis de m’accompagner jusqu’ici, ce n’a été qu’à certaines conditions, et que je me suis réservé mon entière liberté. — Dites un mot, répondit-il, et je ferai mon paquet. » Cette sorte de menace lui était familière. Je gardai le silence ; il se mit en devoir de reployer mon ombre et de l’emporter. Je pâlis, mais je le laissai faire. Il acheva, et un long silence suivit. Il reprit enfin la parole :

« Vous me haïssez, Monsieur, je le sais ; mais pourquoi me haïssez-vous ? Serait-ce pour m’avoir attaqué en voleur de grand chemin et vous être applaudi, dans votre sagesse, de m’avoir dépouillé un moment de mon nid d’oiseau ? Ou bien, est-ce pour avoir voulu me voler, comme un filou, le bien que vous supposiez confié à votre seule probité, cette ombre que vous savez fort bien m’avoir vendue ? Quant à moi, je ne vous en veux pas pour cela ; je trouve tout simple que vous cherchiez à user de tous vos avantages, ruse et violence. Que d’ailleurs vous vous prêtiez les principes les plus sévères, et que, dans votre esprit, vous rêviez à un beau idéal de délicatesse, c’est une fantaisie dont je ne m’offense pas. Je n’ai pas, en effet, une morale aussi austère que la vôtre, mais j’agis comme vous pensez. Dites-moi, par exemple, si je vous ai jamais pris à la gorge pour avoir votre belle âme, dont vous savez que j’ai envie ; si jamais je vous ai fait attaquer par quelqu’un de mes gens pour recouvrer ma bourse ; ou si j’ai essayé d’ailleurs de vous en priver par quelque tour de passe-passe ? » Je n’avais rien à répondre ; il poursuivit : — « C’est fort bien, Monsieur, c’est fort bien ; vous ne sauriez me souffrir, je le conçois facilement, et je ne vous en fais point de reproches. Il faut nous séparer, cela est clair, et je vous avouerai que, de mon côté, je commence aussi à vous trouver infiniment ennuyeux. Or donc, pour vous soustraire définitivement et à jamais à l’humiliation de ma fâcheuse présence, je vous le conseille encore une fois, rachetez-moi cette ombre tant regrettée. » — « À ce prix ? lui dis-je, en lui présentant la bourse. » — « Non. » Telle fut sa laconique réponse. Je soupirai profondément et repris la parole : « À la bonne heure. Je n’en insiste pas moins sur notre séparation. Ne vous obstinez pas, Monsieur, à me barrer plus longtemps le chemin sur cette terre, qui, je pense, est assez large pour tous deux. » Il sourit et me répliqua : — « Je pars, Monsieur, mais auparavant je veux vous apprendre à sonner votre valet très indigne, si jamais vous pouviez avoir besoin de lui. Vous n’avez pour cela qu’à secouer votre bourse ; le tintement de l’or éternel qu’elle renferme se fera partout entendre à mon oreille, et je serai toujours à vos ordres. Chacun pense à son profit dans ce monde ; vous voyez qu’en songeant au mien je ne néglige pas vos intérêts. N’est-il pas évident que je remets aujourd’hui une nouvelle force à votre disposition ? Oh ! cette bourse ! Tenez, quand les teignes auraient rongé votre ombre, cette bourse serait encore un lien solide entre nous. En un mot, vous me tenez par la bourse ; vous pouvez m’appeler quand il vous plaira, et disposer, en tout temps et en tous lieux, de votre très humble et très obéissant serviteur. Vous savez quels services je puis rendre à mes amis, et que surtout les riches sont bien dans mes papiers ; vous l’avez vu. Mais pour votre ombre, Monsieur, tenez-vous-le pour dit, vous savez le prix que j’y mets. J’ai l’honneur de vous saluer. »

En ce moment d’anciens souvenirs se retracèrent inopinément à mon esprit. Je lui demandai avec vivacité : « Aviez-vous une signature de M. John ? » Il répondit en souriant : — « Avec un ami tel que lui, je n’avais pas besoin d’écriture. » — « Mais qu’est-il devenu ? Où est-il à cette heure, m’écriai-je ; au nom de Dieu, je veux le savoir ! »

Il mit en hésitant sa main droite dans sa poche, et en tira par les cheveux le fantôme pâle et défiguré de Thomas John, dont les lèvres livides s’entr’ouvrant avec peine laissèrent échapper ces mots : Justo judicio Dei judicatus sum ; justo judicio Dei condemnatus sum. Je suis jugé par un juste jugement de Dieu ; je suis condamné par un juste jugement de Dieu.

Saisi d’horreur, je jetai précipitamment la bourse que je tenais dans le gouffre, et m’écriai : — « Je t’en conjure, au nom de Dieu, misérable, éloigne-toi d’ici, et ne reparais jamais devant mes yeux. » Il se leva aussitôt, d’un air sombre et sinistre, et disparut parmi les rochers qui formaient l’enceinte de ce lieu sauvage.