L’Homme qui devint gorille…/02

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L’Écho d’Alger (p. 12-22).

II

UN APÔTRE ? UN FOU ?


Ceux d’entre-nous qui vivaient au commencement de ce siècle — le vingt et unième de notre ère — doivent se rappeler le glorieux tapage au milieu duquel émergèrent soudain le nom et la personnalité du professeur Fringue.

Son nom seul fut prononcé. Pourtant, il avait un collaborateur, le docteur Clodomir.

Les paroles du docteur Clodomir devaient être de diamant, tellement elles tombaient rares et limpides. Fringue, qui l’avait affublé du sobriquet de Silence, se figurait n’avoir en lui qu’un confident commode, à cause de l’art précieux qu’il avait d’écouter.

Il ne remarquait pas que là était précisément l’inappréciable mérite du docteur Silence : donner au cerveau du professeur une complète impression de sécurité et, par là, le libérer, le lâcher, en quelque sorte, la bride sur le cou, à travers l’infini des imaginations scientifiques. En galopant ainsi, le professeur Fringue ne s’occupait guère de ramasser les idées qu’il jetait à la volée. C’était le rôle de Clodomir de les recueillir et de les coordonner en gerbes précieuses. Il était le creuset dans lequel se cristallisait la pensée du savant. Et ses mots, brefs et rares, étaient l’éperon qui piquait les paresses de Fringue et l’empêchait de s’arrêter.

Voilà ce qu’était Clodomir : une force silencieuse et par conséquent effacée. Son rôle ne fit pas plus de bruit que lui-même. La foule ignora son nom. Il ne fut — et pour Fringue seulement — que le docteur Silence et ce nom enveloppa sa vie entière.

Revenons maintenant dans la salle où nous avons laissé les deux savants, pétrifiés par l’offre inattendue de leur énigmatique visiteur.

Le premier mouvement du professeur Fringue fut naturellement de se tourner vers Silence pour lire son impression dans ses yeux.

— Vous avez bien entendu, reprit l’inconnu d’une voix ferme. Je m’offre pour que vous tentiez sur ma personne l’expérience primordiale, base indispensable à la mise en valeur de votre découverte. Je vous livre mon crâne et le cerveau qu’il contient. Dans l’un, vous logerez, la cervelle primitive d’un animal ; de l’autre, vous ferez l’hôte d’un crâne nouveau, le directeur d’un organisme étranger. C’est bien cela que vous voulez tenter ?

— C’est bien cela, soupira machinalement le professeur. Mais il ne parvenait pas à maîtriser le désarroi de ses pensées, ni à sortir de la stupeur dans laquelle le plongeait cette proposition inouïe.

Plus calme, le docteur Silence regardait fixement le patient volontaire.

— Acceptez-vous ? demanda celui-ci, avec une légère teinte d’impatience.

Fringue jeta autour de lui des regards éperdus. Puis il prononça péniblement :

— Avez-vous bien réfléchi ?… Je veux dire : savez-vous bien à quoi vous vous engagez ? J’ignore le mobile qui vous fait agir, mais, ma conscience m’oblige… me fait un devoir — il acheva sa phrase avec un effort visible — de vous ouvrir les yeux sur les risques que vous acceptez.

— Je survivrai, dit l’inconnu. Vous êtes un opérateur habile. Vous ne voulez pas dire que vous craignez de me voir mourir des suites de l’opération ?

— Non, ce n’est pas cela… quoi qu’il faille toujours envisager cette hypothèse… Mais, je suis sûr… oui, je crois être sûr que vous survivrez… Et c’est bien pis !

— En quoi ?

— Avez-vous songé ?… Fringue se tourna d’un air malheureux vers le docteur Silence. — Je dois dire cela, n’est-ce pas, Clodomir ? Je dois le dire ?… Avez-vous songé que vous vous réveillerez… ou, du moins, votre pensée, ce qui est votre individualité véritable… que vous vous réveillerez… en quelque sorte emprisonné… dans un corps de bête ?

— J’y ai songé.

— C’est une nécessité cruelle, reprit le professeur Fringue, après un silence. Théoriquement, la greffe du cerveau devrait avoir pour but de remplacer, dans un corps sain, un organe débile ou malade. Mais, pour la valeur de notre observation, la première observation, la première opération ne peut être tentée que sur des sujets parfaitement sains et entièrement normaux… Ce sera atroce !

— Atroce ! murmura le docteur Clodomir comme un faible écho.

Et ce mot, dans cette bouche qui s’ouvrait si peu, donnait véritablement une impression d’horreur.

Un éclair jaillit derrière les lunettes noires.

— Atroce, vraiment ? Vous êtes sûrs ?

— Songez-y… Essayez de vous représenter… la situation.

Les trois regards se rencontrèrent et s’immobilisèrent quelques instants ; et bien que l’un d’eux fût retranché derrière des verres sombres, ils ne furent qu’une même pensée, une effroyable évocation, qui parut surgir entre eux sous une forme visible.

Enfin, le contact magnétique se rompit. Simultanément, les trois hommes baissèrent la tête et chacun d’eux se reprit à penser pour son propre compte.

— Si l’expérience réussit… si tout se passe comme je crois, murmura rêveusement le professeur Fringue, vous aurez à supporter des sensations inconnues… inimaginables… qui, sans doute, engendreront des tortures morales intenses. Il faudra, pour y résister, une volonté, une force morale presque invraisemblables… Je ne parle que par hypothèse.

— Cela doit être saisi, dit l’inconnu.

Sa voix ne tremblait nullement. Il reprit :

— C’est d’ailleurs un des points que vous avez dû souhaiter d’expérimenter.

— Certainement… en théorie… reprit le professeur Scapel en se grattant le menton avec une énergie désespérée. En théorie, cela semble fort simple, presque naturel… Mais, lorsqu’on a devant les yeux l’individu qui doit…

— Que cela ne vous gêne nullement ! s’écria l’inconnu en ricanant d’étrange façon. Je m’étonne d’une pareille sensibilité chez un savant.

Le professeur Fringue le considéra avec une sorte d’effroi.

— Si je croyais au diable… murmura-t-il.

Et il jeta du côté de son aide un regard qui achevait sa pensée.

Les lèvres du docteur Silence dessinaient un sourire bizarre.

— Je n’ai rien de satanique, dit l’inconnu. Je suis au contraire un homme bien moderne, curieux des choses naturelles et niant le merveilleux qui ne s’appuie point sur elles et ne peut être expliqué. C’est pourquoi je m’offre à vous, pour que la science fasse un nouveau pas en avant. Décidément, acceptez-vous ?

— S’il en est ainsi… je crois que nous pouvons… que nous devons… tenter la chose… Qu’en dites-vous, mon petit Silence ?

Par trois fois, l’élève hocha affirmativement la tête et le professeur parut infiniment soulagé par cette marque d’approbation.

Soudain, il retrouva toute son exubérance et, se levant, il se mit à parcourir le laboratoire à grands pas en se frottant les mains d’un air d’intense jubilation.

— À ne considérer que le côté scientifique… et même humanitaire… en se plaçant, bien entendu, au point de vue de l’intérêt général des espèces… l’expérience sera curieuse… excessivement curieuse… Et ce sera ma gloire de l’avoir tentée !

Lancé en pleine chimère, il sembla oublier pendant quelques instants la présence de ses interlocuteurs. Son visage reflétait un enthousiasme extraordinaire, qui contrastait avec le calme silencieux du docteur Clodomir.

S’arrêtant devant celui-ci, il clama :

— Nous la tiendrons enfin, la preuve !… la preuve !…

Et, pivotant brusquement sur ses talons, il revint se planter devant l’inconnu.

— Votre nom passera à la postérité, inscrit au martyrologe de la science ! s’écria-t-il.

— Oui… plus tard… dit l’inconnu d’un ton légèrement sarcastique. Mais, d’abord, il faudra me garder le secret.

— Sans doute, acquiesça le savant, un peu dégrisé. Il faut craindre les révélations prématurées. De semblables révolutions ne se font pas en un jour…

— Maintenant, si vous le voulez bien, réglons les quelques détails matériels, proposa l’inconnu.

Tous se rassirent.

— J’aurai naturellement le choix de la forme nouvelle sous laquelle je me réincarnerai.

— C’est trop juste. Quel animal ?…

— Ne vous inquiétez de rien. Tout sera prévu et préparé. Il vous suffira de venir avec les instruments nécessaires. Car je voudrais être opéré chez moi…

— C’est que… fit le professeur, en consultant de l’œil son élève, l’outillage, l’installation…

— Seront tels que vous le souhaiterez. Mais, au sortir de l’opération et après le temps que vous jugerez nécessaire à la guérison, je veux avoir la disposition de ma nouvelle forme. Je dois me retrouver chez moi. Un domestique, dont je suis absolument sûr, prendra soin de moi. Il faut que les choses se passent ainsi.

— À la rigueur… commença Fringue.

— Écoutez encore. Quel délai sera nécessaire pour que les deux êtres en cause aient retrouvé, dans leur mesure naturelle, leur libre arbitre ?

— Un mois, je pense, dit le professeur, après réflexion.

— Bien. Ils vous appartiendront donc pendant un mois et vous aurez tout loisir d’observer ce qui vous intéresse, c’est-à-dire les circonstances se rattachant à l’opération et ses suites physiques. C’est, en somme, la seule partie de l’expérience durant laquelle vous puissiez intervenir directement.

— En effet, reconnut Fringue. Mais, hasarda-t-il presque aussitôt, il y a le corollaire du théorème : l’expérience réussie, physiquement réussie, quel sera le fonctionnement des cerveaux ? Il y a deux questions, n’est-ce pas ? Fonctionneront-ils ? Et ensuite, comment fonctionneront-ils ? En un mois, je ne puis répondre à la première.

— Le meilleur moyen d’avoir une réponse à la seconde, c’est de laisser les individus nouveaux évoluer librement dans leur milieu.

— Mais, je voudrais observer…

— Vous observerez… de loin… discrètement sans trahir auprès des profanes le secret des deux êtres. Sur ce point, je veux avoir de vous une promesse formelle.

— Vous l’aurez.

— Bien. Il vous sera facile de suivre l’homme dans la vie. Quant à l’autre…

— Celui-là surtout m’intéressera.

— Eh bien, vous pourrez aussi le revoir de temps à autre. Concluons, docteur. Vous allez vous tenir prêt. Un soir, bientôt, une voiture viendra vous prendre et vous amènera chez moi, où vous trouverez le nécessaire.

— Le docteur Clodomir sera du voyage. Sa présence m’est indispensable.

— C’est convenu. Autre chose : c’est en quelque sorte un suicide que je médite, une sorte de mort volontaire, car, quelle que soit l’issue, mon individu départagé ne sera plus. Tel que je suis à cette heure, je ne me verrai plus. Il me plaît de disparaître dans le calme et dans un cadre de mon choix ; je veux autour de mois la solitude, un tête-à-tête avec ma pensée et ma volonté, et non point les apprêts d’une opération. Vous me trouverez donc déjà endormi, sous l’influence d’un anesthésique que vous allez m’indiquer.

— Sans doute, sans doute, fit le professeur Fringue, un peu interloqué. J’admets, je comprends votre désir… je crois le comprendre. Et il est possible de le réaliser, n’est-ce pas, docteur Clodomir ? Oui… cela est possible, et même peut-être préférable à un certain point de vue. Qu’en pensez-vous, mon petit Silence ?

L’aide se leva, alla choisir parmi des fioles qui encombraient des rayons un minuscule flacon et revint le tendre au professeur.

— Parfait !… C’est cela !… s’exclama celui-ci. Oui, voilà votre affaire. Il vous suffira de respirer cela un quart d’heure avant notre entrée.

Il allait remettre le flacon à l’inconnu. La main du docteur Silence s’interposa. En même temps que son autre main indiquait sur une table du papier blanc et présentait un stylographe.

— Autorisation… prononça-t-il.

Le professeur Fringue se frappa le front.

— C’est juste !… J’allais oublier !… Heureusement que Silence est là. Cher monsieur, continua-t-il en s’adressant à l’inconnu, j’admire, croyez-le, autant qu’il convient votre abnégation et votre héroïsme. C’est dans la plénitude de vos facultés que vous faites à la science le sacrifice de votre personne. Nous avons donc le droit… je dirai même nous avons le devoir de l’accepter. Mais il y a un aléa… un tout petit aléa… Ces nobles sentiments, cet héroïque amour du progrès, survivront-ils à l’acte accompli ? Pour ma part, je n’en doute pas… Mais, enfin, votre personnalité sera légèrement modifiée. Il me semble… il semble au docteur Clodomir qu’il serait convenable… qu’il serait même prudent, pour mettre notre responsabilité à couvert, de pouvoir représenter la preuve de votre volonté actuelle… bref, de pouvoir témoigner, vis-à-vis d’autres, ou vis-à-vis de vous-même, que nous n’avons agi qu’en vertu de votre consentement.

— Cela ne saurait faire de doute, dit l’inconnu un peu agacé.

Consulté du regard, le docteur Silence ne parut point partager cet avis. Son doigt, obstinément, désigna le papier.

— Permettez, cher monsieur, reprit le professeur Fringue, nous devons prévoir l’existence d’un tiers, qui ne sera pas vous, mais qui aura votre apparence… Il faut tout prévoir. Supposez que votre famille…

— Je suis orphelin, célibataire, libre de tous liens.

— Vous avez des amis… Il faut même compter avec les indifférents… On peut remonter jusqu’à nous… nous demander compte de notre acte… Nous devons pouvoir justifier de votre volonté… en justice par une déclaration écrite…

L’inconnu hésita, mais d’une manière imperceptible.

— Vous avez raison, dit-il.

Il s’approcha de la table, saisit le stylographe et écrivit rapidement, sur une des feuilles de papier, quelques lignes qu’il présenta au docteur.

Tenez, fit-il, voici qui vous mettra en règle, même vis-à-vis de moi, si j’avais l’idée burlesque de venir vous adresser des reproches.

Cette idée parut l’amuser prodigieusement. Mais aussitôt, il reprit son sérieux.

— Je pense, docteur, que vous n’avez plus d’objection à me faire et que nous sommes entièrement d’accord ?

— Entièrement, déclara le professeur Scapel avec une évidente satisfaction, entièrement. Je pense que c’est l’avis du docteur Clodomir ?

Ayant obtenu le signe de tête qu’il souhaitait, il remit le flacon à l’inconnu.

— C’est donc chose entendue, conclut ce dernier. Avant huit jours, je vous ferai appeler. D’ici là, je compte sur votre discrétion pour ne pas même chercher à me revoir.

Les deux savants s’inclinèrent.

— À bientôt donc, messieurs.

L’inconnu se dirigea vers le couloir qu’il traversa rapidement, retint du geste les deux médecins qui s’apprêtaient à le reconduire et disparut, en refermant la porte derrière lui.

— Extraordinaire ! murmura le professeur.

Il reprit la feuille de papier, remise par l’inconnu, et lut à haute voix.

« En possession de mon libre arbitre et dans le plein exercice de mes facultés, je déclare m’être remis aux mains du professeur Fringue pour qu’il soit par lui procédé, dans l’intérêt de la science à une expérience d’échange des cerveaux.

« Je déclare, en outre, en dégageant le professeur Fringue de toute espèce de responsabilité, que c’est sur ma demande expresse qu’il a procédé à cette opération, dont l’initiative me revient et que j’ai moi-même désigné l’animal à soumettre concurremment avec moi à cette tentative de greffe cérébrale.

« Fait à Paris, sain de corps et d’esprit, le sept février de l’an 2003.

« Roland Missandier. »

Entre les doigts du chirurgien, la feuille de papier palpita.

— Un apôtre ! fit-il d’un ton pénétré, en regardant son élève.

Celui-ci hocha dubitativement la tête.

— Ou un fou ? reprit le professeur Scapel, en se grattant le menton.

Impénétrable, le docteur Silence continua à hocher la tête. En même temps, il fit un geste qui signifiait que ce point importait peu.