L’Homme qui devint gorille…/06

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L’Écho d’Alger (p. 52-58).

VI

LE MERVEILLEUX GORILLE


C’était, pour l’instant, la huitième merveille du monde et Paris s’en était engoué de la façon la plus folle. Ces journaux avaient publié ses photographies et ses biographies, presque ses interviews et jusqu’à sa caricature. Les chroniqueurs lui avaient payé leur tribut. On citait ses grimaces comme on cite les mots de l’homme du jour. Bref, rien ne manquait à sa gloire et il se serait enivré du nectar de la célébrité — s’il avait, pu l’apprécier.

Car, ce n’était qu’un gorille — mais un gorille phénomène, laissant loin derrière lui la phalange des orangs et des chimpanzés, gloires des music-halls sur la scène desquels ils avaient fait admirer leur intelligence et leur parfait dressage.

Si le public, à la veille des débuts de la nouvelle vedette, avait pu pénétrer dans la chambre qui lui était réservée, il n’eût pas manqué d’y trouver de nouveaux sujets d’étonnement.

Dans ce cabinet, le gorille se trouvait seul.

Sa pose était d’une humanité frappante ; mais ce qui ensuite, étonnait et retenait l’attention, c’était l’expression des yeux, extraordirairement intelligents, lucides même, en même temps que profondément tristes. Il y avait en eux de la souffrance et du désespoir.

Le regard errait dans le vague, à la façon de l’être qui songe ; mais, parfois, il rencontrait l’énorme main velue, posée à plat sur la table. Alors, le gorille frémissait des pieds à la tête ; ses yeux reflétaient l’horreur et soudain, d’un geste convulsif, il saisissait entre ses mains son front — ou plus exactement ce qui eût été la place de son front s’il avait été un homme — et il l’étreignait en poussant un long gémissement, plein d’une détresse indicible.

Après ces explosions de désespoir, il se relevait brusquement et se mettait à marcher tout autour du cabinet, en faisant, avec ses longs bras, des gestes insensés et en roulant des yeux égarés.

Était-ce la bête qui reparaissait en lui ?

Non ! Car, même alors, son attitude n’avait rien de simiesque. Au lieu de marcher à quatre pattes ou d’avancer, le corps courbé vers le sol, à la façon de ses congénères, il se redressait autant que le lui permettait sa conformation, et même davantage, comme si un exercice journalier, qui n’avait pu être que volontaire, lavait rapproché du type humain.

Cette nouvelle crise durait quelques minutes ; puis, lassé ou calmé, il retombait sur sa chaise et s’abandonnait, prostré, à ses éternelles méditations.

Un bruit de verrous tirés et de clé tournée le réveilla.

Son regard se fixa sur la porte qui s’ouvrait.

Un homme parut sur le seuil, grimaçant un sourire aimable.

— Holà ! master Charly, sommes-nous disposé, sommes-nous de bonne humeur ?

C’était le manager.

Il se nommait Godolphin et, de son ancien métier de bateleur, il gardait le bagout, l’accent canaille et l’allure bon enfant. La splendeur de sa position actuelle n’avait pu lui faire perdre le goût de chiquer ni celui de s’enivrer, après les représentations, soit solitairement, dans sa chambre, soit en compagnie d’un ami de rencontre. La seule précaution qu’il prenait était d’enfermer préalablement son singe à double tour et à triples verrous.

À la vue de son montreur, le gorille poussa un soupir, se leva avec une expression indéniable de résignation et s’avança vers lui.

— Ça va, ma vieille, demanda Godolphin, en lui tendant la main, avec un gros rire.

Gravement, le gorille la prit et la serra.

— Pas si fort ! mon vieux Poil-aux-pattes, tu ne connais pas ta poigne !

Et Godolpin secoua ses phalanges meurtries.

— Ça ne fait rien, va ! du moment que le cœur y était… Entre, y a du monde. On va te présenter.

Dans la chambre voisine, où le gorille pénétra à sa suite, il y avait une jeune fille, revêtue d’un waterproof et coiffée d’un canotier.

— T’intimide pas, vieux frangin, c’est entre artistes, dit le saltimbanque. Et il présenta : Master Charly, grand premier rôle… Mademoiselle Bertha, ingénue.

Le gorille s’inclina légèrement devant l’actrice.

— Hein ?… fit Godolphin, triomphant de l’étonnement de la jeune fille. Monsieur a du monde ! Ah ! c’est un numéro !

Il avança une chaise au gorille et lui tapa sur l’épaule.

— Assieds-toi, On va jaspiner… Tu fumeras bien un cigare pendant que je t’expliquerai la chose.

Sans se faire prier, le gorille avança la main vers l’étui que lui tendait le manager, choisit un demi-londrès blond, le fit craquer, en coupa la pointe avec un couteau qui traînait sur la table et le mit entre ses dents. Se penchant alors vers le saltimbanque, qui avait enflammé une allumette, il en approcha son cigare, tira une bouffée et se renversa sur une chaise avec un air de dire :

— Maintenant, allez-y ! J’écoute.

L’actrice avait suivi cette scène avec un ahurissement qui mit en joie le manager.

— Qu’est-ce que vous dîtes de mon élève ? demanda-t-il glorieusement.

— Je dis… Je dis qu’il a dû en avaler des coups de fouet, avant de savoir ça ! s’écria l’actrice.

— Des coups de fouet ? riposta Godolphin, d’un air de dignité offensée, tout comme si elle avait parlé de les lui administrer. Vous ne le connaissez pas. Si vous croyez qu’il les encaisse ! D’abord, il est plus fort que moi.

— Pourtant, au début comment êtes-vous venu à bout ?

— Eh bien, voilà ! dit le bateleur, en se grattant l’occiput, je pensais d’abord comme vous. Je m’imaginais qu’il n’y avait pas d’autre mode d’éducation et j’ai pris un fouet, simplement pour qu’il ait peur. Qu’est-ce que vous croyez qu’il a fait ?

— Il vous a mordu ? griffé ?

— Ben ! S’il avait voulu entamer ce petit jeu-là, je ne serais plus là à causer. Regardez-donc ses biceps et sa mâchoire. Heureusement que pour la douceur, il ne craint personne. Non, monsieur m’a tout simplement pris le fouet des mains et il est allé le raccrocher à la muraille. Et puis, c’est difficile à expliquer, mais avec des gestes à lui, il m’a fait comprendre que, pour travailler dans ces conditions-là, c’était midi sonné. Tandis qu’avec de la politesse il suffit de lui demander. Il fait tout ce qu’on veut.

— Vous blaguez !

— Je blague ? s’écria Godolphin, d’un air courroucé. Eh bien, vous allez voir si je blague !

Il se retourna vers le singe qui, pendant ce colloque, fumait avec une satisfaction évidente.

— Allons, ouste ! au travail ! hurla-t-il en frappant du poing sur la table. Le tour de la société et faites le faites le beau.

Sans s’émouvoir, le gorille secoua deux ou trois fois la tête, en regardant tantôt son maître, tantôt la jeune fille.

— Voilà ! dit Godolphin épanoui. Ça ne prends pas. Il faut de la douceur. Et puis, c’est bien simple, quand quelque chose déplaît à monsieur, il ne travaille pas ; il fait grève, quoi ! Alors, je n’ai plus qu’à céder. Il ne s’agit que de le comprendre et je crois que j’y suis arrivé. N’est-ce pas, mon vieux, si tu travailles, c’est parce que je suis un bon bougre, au fond, et que tu ne veux pas me faire rater l’occase de mettre un magot de côté pour mes vieux jours.

Comme s’il eût compris, le gorille prit doucement la main du bateleur et la pressa un peu.

— Il n’y a pas à dire ! conclut Godolphin. C’est un numéro… À présent, les enfants, il s’agirait de travailler. Cette jeune personne que tu vois, master Charly, va jouer une comédie avec toi, une pantomime si tu aimes mieux. Tâche de te fourrer ton rôle dans la caboche. Je vais te montrer.

— Vous lui dites ça ! fit l’actrice. Tout de même, il ne vous comprend pas.

— Parlez toujours, dit le saltimbanque. Vous verrez bien… Allons-y !

Il se leva, ainsi que l’actrice, et tous deux mimèrent une scène relativement simple, mais qui, de la part d’un singe, devait demander des études et des efforts considérables.

Or, à peine Godolphin s’était-il assis, en disant à son élève : « À ton tour ! » que le gorille, abandonnant son cigare, se mit en devoir de répéter les mimiques du bateleur. À peine eût-il deux ou trois hésitations qu’un mot suffisait à faire cesser.

— Passe à droite… Offre ton bras… disait Godolphin.

Et le gorille rectifiait.

L’actrice n’en pouvait croire ses yeux.

— Avouez que vous avez déjà répété avec lui, dit-elle en prenant congé.

— Ma parole !… prononça solennellement le manager.

— Enfin !… Ce sera un succès ; car il est épatant votre phénomène. À demain soir, monsieur Godolphin.

— À demain soir, mam’zelle Bertha.

L’homme et le gorille demeurèrent seuls.

Ce dernier avait repris son cigare et fumait, perdu dans une rêverie mélancolique.

Godolphin le considéra, debout, en face de lui.

— On pourrait faire des choses épatantes… épatantes ! murmura-t-il. Avec son intelligence, qu’est-ce qu’il ne réussirait pas ?

Il semblait chercher ou creuser une idée encore confuse. Soudain, il se dirigea vers un coin de la chambre, encombré de caisses et d’accessoires de théâtre. Il en tira un tableau noir qu’il planta sur un chevalet.

Puis, un morceau de craie entre les doigts, il alla secouer le gorille.

— Regarde un peu ça, Poil-aux-pattes. Si tu pouvais attraper le truc, qu’elle épate !

Il s’approcha du tableau et, péniblement, écrivit en gros caractères :

— Je suis le merveilleux gorille !

Retourné vers le singe, il l’invita de l’œil et du geste à admirer et à imiter.

— Tu as vu ? C’est pas mariolle. Tiens voir ça entre tes doigts. Je te conduirai la main.

Mais le gorille, au lieu de se prêter docilement à la tentative, parut soudain en proie à un émoi extraordinaire.

Et il lui remit le morceau de craie.

Il considérait alternativement le tableau et le morceau de craie et semblait indécis. Sa main tremblait violemment.

— Allons !… Allons !… encourageait Godolphin, de son ton le plus insinuant. Quand je te dis que c’est pas sorcier !

Il tenter de capter la main de l’animal et de l’approcher du tableau.

Tout à coup, le gorille la dégagea d’une secousse et approcha délibérément le morceau de craie de la surface noire.

— Tout seul ? s’exclama Godolphin, un peu estomaqué. À ton aise ! Vas-y, vieux frangin.

Alors, sous le modèle du saltimbanque, le gorille traça, d’une écriture énergique et nette :

« Je suis un homme. »