L’Homme qui devint gorille…/07

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L’Écho d’Alger (p. 59-65).

VII

UNE ÉTRANGE CONVERSATION


En lisant les mots tracés par le gorille, Godolphoin passa brusquement par toute la gamme de sentiments qui va de la stupeur à la terreur.

Il regarda le gorille, dont les yeux fixaient les siens et son malaise redoubla ; il leur trouvait tout à coup quelque chose de diabolique.

Des histoires de sorciers changés en bêtes émergèrent soudain du fond de sa mémoire brumeuse ; elles ressuscitèrent, confuses et effroyables, d’autant plus impressionnantes qu’elles restaient vagues. L’idée lui vint aussi que ce pouvait être un tour de ce diable, dont il avait souvent nié l’existence avec de gros rires malins.

Mais le gorille, prenant une éponge dans la boîte fixée au bas du tableau, se mit à effacer lentement les deux phrases — celle de Godolphin et la sienne — et comme si ce geste eût effacé en même temps le phénomène lui-même, le bateleur échappa subitement à l’étreinte de la terreur. Il n’eut plus de mystère devant lui, plus d’angoisse comprimant son thorax. Il respira, libéré, émerveillé et éclata de rire.

— Quelle blague ! cria-t-il à pleine gorge.

En même temps, une crainte — oh ! bien naturelle et bien rassurante celle-là — lui vint.

— Ah ça ! grommela-t-il. Est-ce que j’aurais été mis dedans ?

S’approchant vivement du gorille, il saisit un de ses bras velus, le palpa, l’examina ; puis l’inquisition de son regard monta jusqu’à la gorge embroussaillée de poils ; il tâta la tête grimaçante, dont, seuls, les feux avaient quelque chose d’humain — un reflet d’âme.

— C’est pourtant pas du toc, tout ça ! fit Godolphin. Sais-tu, vieux frère, ce serait drôle si tu étais vraiment un homme et que tu te soies camouflé pour te payer la tronche de bibi, ainsi que celle de la compagnie !

Mais non, c’était bien un singe, un vrai singe qu’il avait devant les yeux.

Rassuré par son examen, il s’écarta de deux pas.

— Tu m’as fichu la frousse ; sourit-il. Tout de même, pour un Poil-aux-Pattes, tu en sais trop, vraiment trop. Voilà que tu connais l’écriture à présent ! Qu’est-ce qu’il se passe dans ta caboche ?

Le gorille avait repris la craie.

— Je pense ! écrivit-il.

— Troun de l’air ! s’écria Godolphin, émerveillé. Ce n’est pas ordinaire, sais-tu ? Je comprends que tu te pousses du col et que tu te montes le bourrichon. C’est égal, vieux frangin tâche de ne pas t’emballer.

C’est malsain.

Il avait cessé de s’effrayer, trouvant, dans sa jugeote, l’aventure presque naturelle. C’était un singe savant, trop savant. Alors, n’est-ce pas ? sa science lui avait monté au cerveau : il déménageait, il perdait la boule.

— Et tu me comprends ? Vrai ? demanda-t-il.

— Je te comprends, traça sur le tableau la main du gorille.

Rapidement il effaça les deux lignes et écrivit, d’une écriture un peu tremblée, cette fois :

— J’étais un homme.

Et deux grosses larmes s’échappèrent de ses yeux.

— À la bonne heure ! s’écria Godolphin, sans remarquer ce désespoir. Tu deviens raisonnable. On pourra peut-être s’entendre. Tu étais un homme ? T’as rudement changé fiston. Il doit y avoir longtemps.

Avec une anxiété visible, le gorille avait paru étudier sur le visage du saltimbanque l’effet que produisait sa déclaration.

Comme si quelque secret espoir se fût brusquement évanoui en lui, brisant en même temps le ressort de l’énergie, il chancela, recula jusqu’à la chaise et s’y effondra, ensevelissant son horrible face dans ses mains redoutables. Ses épaules tressautèrent, secouées par des sanglots convulsifs. L’étrange singe pleurait à la face des hommes.

— Ça y est ! il devient loufoque ! murmura Godolphin, sincèrement désolé. Quel dommage ! Une bête si intelligente !

Il s’approcha de nouveau et se mit à caresser la rude crête placée au sommet du crâne, comme il eût flatté un chien.

Et doucement, avec des paroles naïves, il s’efforçait de consoler le gorille.

— Pauvre vieux ! À quoi ça sert de te frapper ? T’es pas un homme, mais tu n’y perds pas grand’chose. Ça n’est pas drôle tous les jours, va ! Et puis, il y en a de plus bêtes que toi ; tu les mettrais dans tes poches, comme tu vaudrais. Songe un peu, mon frangin, t’es pas bien à plaindre. T’es artiste, c’est le plus beau des métiers. T’as ta binette dans les quotidiens, et pour ce qui est de briffer, tu ne peux pas dire que je te refuse rien, lors quoi, vieux frère ? Faut te faire une raison.

À bout d’éloquence, il s’assit sur la table près du singe.

— Les bêtes, déclara-t-il avec un découragement comique, c’est pas plus raisonnable que les gens.

Le gorille fut-il sensible au bon sens qui dictait ces paroles ? Un peu de la philosophie que prêchait Godolphin pénétra-t-il en lui ? Toujours est-il qu’il parut se calmer ; ses mains s’écartèrent, ses bras retombèrent le long de son corps. Il poussa un soupir et se leva.

Après avoir fait quelques pas d’un air morne, il s’arrêta devant le tableau et reprit la craie en regardant le saltimbanque comme pour solliciter son attention.

— Tu veux bavarder ? demanda Godolphin, qui comprit. Vas-y, vieux Poil-aux-Pattes. Soulage-toi. Dis voir ce que tu as sur le cœur.

Il attira la chaise abandonnée par la bête et s’y assit à califourchon, les bras repliés sur le dossier, l’œil fixant le tableau.

Alors, le plus fantastique des conversations commença. Fiévreusement, écrasant contre le bois la craie qui grinçait parfois, le gorille écrivait ses questions, puis il se retournait vers l’homme et attendait sa réponse, impatient et anxieux. Celle-ci obtenue, il balayait le tableau à grands coups d’éponge qui faisaient voler dans l’air des nuages de poussière blanche et traçait furieusement une nouvelle demande.

C’était angoissant et ahurissant. Mais Godolphin ne semblait pas s’en émouvoir. Sans doute, il était arrivé aux extrêmes limites de l’étonnement.

D’abord, le gorille avait paru réfléchir. Puis, tout d’un trait, il traça :

— Vous m’avez acheté ?

— Un peu ! Et j’y ai mis le prix, mon fils. Tu peux te vanter de m’avoir coûté cent balles, ce qui était d’autant plus conséquent que je ne connaissais pas ta valeur.

— À qui m’avez-vous acheté ?

— À un copain. Tu ne te rappelles pas de lui ? T’as pas la mémoire des amis. Il t’avait élevé quasiment au biberon.

— Il y avait longtemps qu’il m’avait ?

— Dans les trois ans.

La voix éraillée de Goldophin alternant avec les grincements de la craie. L’homme prenait des temps comme au théâtre, réfléchissait après chaque question pour rappeler ses souvenirs indécis, mal gardés par sa cervelle obtuse. La craie, au contraire, se hâtait sans répit, demeurant levée pendant la réponse, à deux pouces du tableau sur lequel elle s’abattait sitôt le dernier mot prononcé.

— Trois ans ! si longtemps ! Vous êtes sûr ! écrivit-elle, avec une sorte de frisson.

— Il me l’a dit, fiston. Je n’y suis pas allé voir. Mais, pourquoi me l’aurait-il dit, si ce n’avait pas été vrai ? Et-puis, tu sais, tu paraissais ton âge.

— Où m’avait-il pris ?

— Dans ton patelin, une forêt d’Afrique. C’était un gas qui avait voyagé, bourlingué, comme il disait.

Une fois de plus, le gorille passa la main sur son crâne, au-dessus des yeux. Sa poitrine se gonfla. Il posa la craie et soupira douloureusement.

— Ça te suffit, fiston ? Tu es convaincu ? demanda Goldophin.

Le gorille secoua la tête.

— Ne te gêne pas, tu sais. Si tu as encore quelque chose à me demander ?

Le bras du singe se souleva un peu, puis

retomba pesamment. Et ce geste signifiait clairement :

— À quoi bon ?

Le saltimbanque i’interpréta ainsi, car il répondit :

— C’est histoire de causer, parce que ça n’est vraiment pas banal ce petit brin de conversation avec un citoyen de ton espèce. Et il faut que je sois bien sûr d’être dans mon état normal — à telle enseigne que le gosier me brûle faute d’avoir été humecté ce matin — sans quoi, je croirais que je rêve et que c’est le fils de mon père qui bat la campagne. Je ne sais pas trop comment les types instruits expliqueront ça, mais je me doute bien qu’ils auront de la peine à me croire et que, même, si tu ne réitères pas devant eux, c’est Godolphin qui sera traité de fumiste.

Ce problème zoologique devait solliciter à l’extrême sa curiosité et son attention, car il s’y absorba un long moment, chose qui lui était tout à fait inhabituelle.

— Je sais bien, rêva-t-il tout haut, que des farceurs prétendent que nous descendons du singe. Alors, tu serais comme qui dirait mon grand-père. Et même, comme tu es perfectionné — qui sait ? — tu es peut-être en train de devenir ton petit-fils. Les poils te tomberaient un beau matin et ta peau blanchirait que ça ne m’étonnerait pas outre mesure.

Il hocha gravement la tête, un peu étourdi par les spéculations dans lesquelles il s’engageait.

— Oui, mais voilà… fit-il soudain, en regardant le gorille avec la mine triomphante de quelqu’un qui va poser une objection irréfutable, voilà… il y a un cheveu ! Pour être tout à fait un homme, il te manque la parole. Si tu en avais été un comme tu t’imagines, tu parlerais. Tu écris bien !

L’argument parut avoir porté. Une ombre soucieuse voila le regard du gorille. Il baissa la tête et se dirigea vers la porte de son cabinet, dans lequel il entra.

— Je t’ai froissé ? demanda Goldophin, stupéfait, en faisant mine de le suivre.

Mais il reçut la porte au nez. Décidément, le gorille, blessé dans sa dignité, voulait bouder, ou tout au moins se recueillir dans la solitude.

— Monsieur est susceptible ! railla le saltimbanque. Reviens donc, grosse bête ! Je te ferai des excuses.

Mais, soudain, il s’arrêta, intrigué. Un bruit étrange s’élevait de l’autre côté de la cloison.

Godolphin appuya son oreille contre la serrure et écouta quelques instants.

Sa mine, alors, s’ahurit jusqu’à exprimer la stupidité la plus complète.

— Ça ! laissa-t-il tomber, ça !… ça dépasse tout !

Dans le silence du cabinet, des sons rauques, étranges et douloureux s’entendaient, des syllabes encore informes, reconnaissables pourtant, semblaient s’arracher péniblement d’un gosier contracté par l’effort.

Le gorille apprenait — ou réapprenait à parler.