L’Homme qui devint gorille…/11

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L’Écho d’Alger (p. 106-113).

XI

L’ÂME QUI CHERCHE LE CORPS


Devant Violette, qui avait replacé ses mains sur ses yeux, le gorille demeura atterré.

Elle avait peur. Elle aurait peur toujours.

Aucune tendresse, aucune pitié ne pourrait atténuer cet horrible effroi.

Il sembla au gorille que le destin refermait sur son cœur une main invisible et le broyait.

Mais il lutta contre ce nouvel accès de démence.

Violette était là, pantelante d’effroi. Fallait-il l’épouvanter davantage ?

En lui, par un violent effort, le gorille enferma son désespoir. Seuls, ses yeux, au regard presque humain, dirent la douleur, l’atroce douleur qui le déchirait.

Il marcha vers la fenêtre lentement ; et, dans le soudain affaissement de son être, il n’y avait pas la résignation, mais l’abandon total, la lassitude de celui qui renonce à la lutte inutile, qui s’en va vers le désespoir morne.

D’un dernier regard, il embrassa cette chambre, clair décor encadrant son supplice ; on eût dit qu’il en voulait emporter la vision, fixer dans sa rétine l’image de tous les objets et matérialiser en elle le souvenir de la minute où il avait touché le fond du gouffre qui était son destin.

Sur le bureau de Violette, il y avait un petit paquet. Le regard du désespéré le rencontra, lut un nom qui se détachait sur l’enveloppe de papier blanc :

« Monsieur Roland Missandier. »

Il tressaillit ; sa main s’allongea, s’empara du paquet. Sous le nom, il y avait une adresse — tracée par la main de Violette.

Avec une expression indéfinissable, le gorille glissa le paquet dans une de ses poches, sur sa poitrine. Une mélancolie très douce parut dans ses yeux, tournés vers la jeune fille.

Elle n’avait pas quitté sa pose épouvantée.

Résolument, le gorille se détourna, s’approcha de la fenêtre et l’enjamba, après avoir doucement rouvert les persiennes.

L’instant d’après, il sautait sur le trottoir et marchait dans la nuit.

Sous un bec de gaz, il s’arrêta, et, tirant de sa poche le paquet, se mit à dénouer la ficelle qui l’enserrait.

Le papier déplié, une boîte carton apparut ; elle contenait des fleurs, l’envoi quotidien de Violette à son fiancé.

Longtemps le gorille les contempla ; des larmes, de ses yeux, tombèrent sur les pétales.

Tout à coup, il referma la boîte, refit le paquet et le cacha dans sa poche, après avoir de nouveau regardé l’adresse.

Sa voix rauque déchira le silence de la nuit, comme une plainte.

— Je les « lui » porterai, dit-il.

Et il se remit en marche, vite, vite, comme s’il eût couru vers le bonheur.

Où allait-il ?

Il courait, emporté par le puissant effort de ses courts jarrets, un souffle rauque grondant dans sa poitrine ; ses yeux fouillaient l’ombre, jetant des lueurs menaçantes, défiant l’obstacle.

Il faisait nuit. Rien ne s’opposait à sa course et il n’y avait pas de passants pour s’en étonner. Qui, d’ailleurs, eût osé tenter de l’arrêter, en voyant l’expression de farouche résolution empreinte sur son visage ?

Il sortit de Paris, sans ralentir sa course, traversa la banlieue, s’arrêtant au croisement des routes pour déchiffrer les indications des écriteaux, puis repartant de la même allure effrénée.

Le jour vint. Des gens l’aperçurent et s’effacèrent. Après son passage, bien qu’il n’eût pas semblé prendre garde à eux, les groupes se formaient, s’inquiétaient, ameutaient d’autres curieux.

Vers neuf heures, après la lecture des journaux, ce fut pire. On sut qu’un singe, d’une force herculéenne s’était échappé des Folies-Olympiques, pris d’une véritable crise de folie furieuse.

On se demanda :

— Est-ce lui ?

De proche en proche, les alarmistes répandirent la nouvelle :

— Le gorille ! Avez-vous vu le gorille ? Il est dans la région.

La panique se déchaîna. Partout, on se barricadait, tandis que des hommes, armés de fusils et de bâtons, se lançaient à la poursuite de la bête.

Insouciant, le gorille courait toujours, coupant à travers bois, disparaissant aux yeux des poursuivants pour reparaître à une lieue de là, semant partout la terreur et partout signalé.

Il essuya plusieurs coups de fusil, sans donner le moindre signe d’alarme ou de fureur. Seulement, il courut plus fort vers son but.

Les gens se rassurèrent.

— Il se sauve, criait-on. Il n’est pas dangereux. On cessa de tirer, car Goldophin, le propriétaire du phénomène, était accouru et promettait une forte récompense si on le prenait vivant.

La poursuite continua, acharnée.

Mais le gorille ne se sauvait pas. Hanté d’une seule idée, il courait « à la recherche de son corps… »

Enfin, il arriva devant un mur de clôture, celui qui entourait le parc de la maison de santé où était enfermé Roland Missandier.

Cet endroit paraissait solitaire. Le gorille s’étendit sur le sol et y colla son oreille. Nul bruit ne se révéla à son ouïe très fine.

Sans plus tarder, il se releva et, d’un bond atteignit la crête du mur ; son second saut l’amena à l’intérieur du parc.

Alors, à pas prudents, évitant tout craquement de branche qui pût trahir sa présence, il commença à explorer la propriété dont quelques bâtiments s’apercevaient à travers les arbres.

Un arbre avançait ses branches au-dessus du toit. Le gorille embrassa le tronc de son bras énorme, se hissa jusqu’à la fourche, puis, rampant le long d’une grosse branche, se laissa choir sur le toit.

Alors, se glissant de lucarne en lucarne, il regarda dans l’intérieur des logettes.

Dès la première, une sueur d’effroi inonda son corps. Il comprit en quel lieu il se trouvait.

Mais, poussé par une force mystérieuse, attiré par l’irrésistible appel d’un aimant, il avançait toujours, poursuivant sa sinistre revue.

Cependant, des fenêtres des bâtiments voisins, il avait été vu. Des gardiens s’inquiétaient de cet être bizarre, qui rampait sur le toit des aliénés.

Ils savaient qu’on recherchait, aux alentours de l’établissement, un singe échappé. Ils reconnurent le gorille et donnèrent l’alarme. Prévenus, les chasseurs accoururent de tous côtés, cernant peu à peu le bâtiment sur le toit duquel se trouvait le monstre.

Arrivé un des derniers, Godolphin dirigeait les opérations. Tandis qu’une partie de la troupe formait un cordon autour du bâtiment et gardait les issues, en attendant qu’on amenât les échelles et les cordes nécessaires à la capture de la bête, d’autres, des fenêtres voisines surveillaient ses mouvements, guettant l’instant favorable.

Justement, le gorille ne semblait point sur ses gardes ; complètement étendu au-dessus d’une lucarne, il était absorbé dans la contemplation de ce qu’il voyait.

— Les cordes, vite ! réclamèrent les chasseurs.

Et le gorille ne parut point entendre ; car il ne fit pas un mouvement. Il regardait Roland Missandier — il « se » regardait.

Car c’était lui, enfin ! Et tout son être avait tressailli en s’apercevant, du frémissement attendu, pressenti. C’était lui, cette silhouette humaine sans doute, mais farouche, étrange, qui, tantôt tournait en rond dans la cellule, les genoux mi-ployés, le corps penché en avant, les bras ballants, balayant le sol, la face bestialement stupide et sans expression, et tantôt bondissant le long des murs, jetant ses bras en l’air, comme pour agripper quelque chose.

Un fou ? Non, autre chose : une bête.

Il avait mis ses vêtements en lambeaux et les loques qui gisaient à travers la cellule attestaient la fureur qu’il avait apportée à en délivrer son corps, maintenant nu. Ainsi dépouillé, il accusait mieux la posture anormale qui semblait lui être devenue habituelle dans la marche comme dans le repos ; à quatre pattes ou à demi-redressé, ou bien encore accroupi, mais jamais droit ni couché, tel se présentait cet être singulier qui n’avait plus de l’homme que la forme.

— Fou ! murmura le gorille, avec une stupeur douloureuse. « Il est fou ! »

Dans son enfer, Dante n’a point imaginé cette torture : l’être dédoublé, l’âme qui voit vivre le corps, la raison qui contemple sa propre démence.

C’est à cette idée de folie que s’était naturellement arrêté le gorille et c’était d’ailleurs la seule explication plausible ; mais, le caractère de cette folie le frappa. Il ne put s’empêcher de faire un rapprochement entre sa propre forme et les attitudes de Roland. Elles étaient visiblement simiesques. Le fou faisait les gestes du singe qui avait pris sa pensée.

— Oh ! fit le gorille avec terreur.

Le mystère se dévoilait soudain à lui, plus horrible encore. Il prit à deux mains son crâne, sentant que sa raison y vacillait. Il haleta, d’une voix basse, grelottante :

— Je suis « sa » folie !… Je suis ce qu’il imagine… Je n’existe pas !

C’était épouvantablement simple. Et c’était terrible aussi. Subissant la contagion de la folie voisine il ne croyait plus être la raison du fou échappée de son corps et transportée dans celui du singe. Un instant il avait cru Cela, sans pouvoir comprendre. Mais maintenant, « s’étant vu », ayant observé les gestes de sa forme, il s’imaginait ne l’avoir jamais quittée, mais vivre la folie de l’homme. Il n’était point un singe, matériellement ; mais il subissait l’impression de la forme créée par l’imagination du fou ; il était cette imagination elle-même, abracadabrante, se dédoublant pour raisonner sa démence ; il sentait que rien de ce qu’il voyait n’était réel et il continuait à le voir. Cela arrive dans les rêves.

— Mais les fleurs de Violette ?

Cette pensée ne l’arrêta point ; de la folie tourbillonnait dans son cerveau obsédé de la persistance du cauchemar. Il grogna, en s’essayant à rire, atrocement :

— Les fleurs sont pour le fou… pour le fou !…

Ses doigts tordirent le grillage ; ses muscles se contractèrent pour l’arracher.

Du bord du toit, les hommes le virent et aussi les gardiens, penchés aux fenétres.

— Prenez-le ! crièrent-ils. Il veut entrer chez les fous.

Traînant des cordes, quelques hommes rampèrent le long du toit, dans la direction du gorille.

Godofphin était parmi eux.

— Lancer les cordes, murmura-t-il. Si nous le ratons, il nous échappera encore.

En cercle, ils se rapprochèrent ; au-dessus des têtes, les mains balancèrent les cordes arrondies en nœuds coulants, calculèrent l’élan.

— Tous ensemble ! commande Goldophin, à voix basse. Un… deux… trois ! Allez !

Les cordes se déroulèrent et retombèrent autour du singe, l’enserrant de tous côtés. Il y eut une ruée ; il disparut sous une avalanche humaine et, des fenêtres, les spectateurs ne virent plus qu’une houle de bras et de têtes, un enchevêtrement de corps secoués, rejetés de droite et de gauche par les soubresauts de la bête.

Surpris par l’attaque, le gorille n’en avait pas moins résisté au choc et dégagé un de ses bras.

Au milieu du grillage béait un trou. La main du gorille fouilla sa poitrine, en tira les fleurs qu’il jeta aux pieds du fou.

Alors, cessant la résistance, la bête se laissa garroter et emmener.