L’Homme qui devint gorille…/10

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L’Écho d’Alger (p. 95-106).

X

LE RÉCIT DU GORILLE


Mes derniers souvenirs d’homme, dit le gorille, datent de ce soir où je vous ai quittée. Je m’étais fait conduire en auto à Fontenay, à cette adresse où je devais trouver le mouchard qui me renseignait.

« Mon taxi s’arrêta devant une grille. À tout hasard, je priai le chauffeur de m’attendre et, comme personne ne répondait à mon coup de cloche, m’avisant que la grille était entr’ouverte, j’entrai.

« Il devait être près de minuit : il n’y avait point de lune, mais seulement quelques étoiles. La nuit était donc très obscure. Je distinguai, non sans peine, la silhouette d’une villa ; elle semblait complètement déserte et fermée ; aucune lumière ne s’y voyait. Je pensai que mon individu n’était point encore arrivé et je résolus de l’attendre.

« À droite de la villa, il y avait un bouquet d’arbres, une sorte de berceau. En tâtonnant, je découvris un banc et je m’assis. De là, il m’était facile de surveiller le perron et, par conséquent, l’arrivée de celui que j’attendais.

« Peu à peu le sommeil dut me gagner, car mes souvenirs s’embrument tout à coup et sombrent dans le noir, dans le néant. Je n’ai plus conscience que d’une chose : en m’endormant, j’étais encore un homme.

« Il m’était jadis arrivé, après de grandes fatigues physiques, de tomber dans un de ces sommeils profonds qui ressemblent à la mort. Entre le moment où on s’endort et celui où on commence à retrouver la perception confuse de la vie, il n’y a rien, pas un rêve, pas une pensée ; c’est le vide, un vide sans dimensions, surtout sans épaisseur, de telle sorte qu’on ne semble point séparé, même par une seconde, de ce qu’on a fait avant de s’endormir ; on n’a pas la notion du temps écoulé et on serait incapable de l’apprécier si votre entourage ne précisait le nombre d’heures qu’a duré cet anéantissement de l’être.

« Il paraît qu’il en est de même pendant certaines maladies. Elles font un trou dans notre vie, un trou impossible à combler et qui sépare pour toujours notre présent de notre passé. Le plus souvent, on l’oublie et les deux parties semblent rejoindre dans notre mémoire, sans tenir compte de cet espace intermédiaire qui disparaît totalement.

« Pareille chose m’est arrivée. Mais, bien que tous mes efforts aient été inutiles pour en dissiper les ombres, je ne puis oublier cette lacune. Le souvenir s’en impose à moi parce que, dans son intervalle, « j’ai changé de forme ».

« À quel moment suis-je mort à ma vie ? Quand ai-je cessé d’être moi, physiquement, en perdant mon apparence ? Combien d’heures, de jours, de semaines se sont-ils écoulés entre l’instant où j’ai perdu la conscience de l’existence et celui où des embryons de pensées, des éclairs de vie ont recommencé en mon être nouveau ? Je l’ignore.

« Il y a subitement — me semble-t-il — dans le noir absolu qui m’enveloppe, comme de fugitives lueurs ; ma torpeur s’émeut de tressaillements ; il me semble voir et entendre par secousses. Mais je ne sais encore si je vois, si j’entends vraiment, ou si je rêve. Ces images qui passent et s’effacent — et dont, pourtant, le souvenir m’est resté — sont peut-être dues au délire ; peut-être elles font encore partie d’un cauchemar. Elles sont vagues et sans suite, et n’impressionnent que faiblement. Manquent-elles de précision ou, suis-je, moi, trop engourdi pour les percevoir mieux ? Je ne sais ; mais elles demeurent confuses et je ne les évoque qu’imparfaitement, aux prix d’efforts pénibles.

« Il me semble qu’alors je suis malade et couché et qu’on me soigne… Des ombres s’agitent et parlent dans mon rêve… J’ignore ce qu’elles disent et ce qu’elles font… À cet instant, j’ai un bandeau sur les yeux… ou mes yeux ne voient point… Plus tard, le bandeau est enlevé, ou bien je retrouve la faculté de voir… Mais, ma tête est fixe. Je ne puis bouger. Je vois mal et trouble.

« Cette période est indéfinie : rien ne la sépare de la suivante, où j’ai, enfin conscience d’exister réellement. Cela arrive un jour, tout à coup. Je sais — je sens — que les objets sont redevenus réels et que je pourrais les toucher.

« C’est fini, je ne dors plus ; je vois et j’entends.

« Je suis vraiment couché ; dans un lit : je sens sous moi la mollesse des matelas et des oreillers, sur moi la chaleur et le poids des couvertures. Malade ? Oui : mon crâne est entouré de linges. Où ? J’aperçois le plafond, du soleil par une fenêtre, des meubles… Rien de familier. Je ne sais pas où je suis.

« Je reste ainsi, longtemps sans doute. Parfois, je bois — on me fait boire — machinalement. Je dors ; je me réveille ; je dors encore. Mes sensations tournent en rond ; c’est insipide. Des doigts frôlent mon front douloureux. On me remue. Je grogne. Quelqu’un se penche sur moi. Mon regard immobile est croisé par d’autres regards. C’est bref et vague. Cela m’est indifférent.

« Un jour j’essaie de reconnaître les yeux. Je ne les reconnais point.

« Alors, on parle, tout près de moi. Une voix murmure :

« — Il est guéri.

« Puis, des chuchotements, ils s’éloignent. Le silence m’enveloppe. Ma pensée répète, obstinée, fatigante :

« — Guéri… Je suis guéri…

« Et je comprends. Je suis guéri. Je vis. Je dois pouvoir penser et bouger. Je veux penser, voir où je suis, me redresser.

« Mais pourquoi ne puis-je pas remuer ? Ma tête seulement est libre ; tout mon corps semble attaché au lit, mes bras collés à mes côtés.

« Pourtant, ce n’est plus de la faiblesse. Je me sens fort. Mes muscles jouent ; mes membres s’agitent ; mes pieds doivent être libres ; mais une sorte de fourreau retient mes bras dans leur position allongée. En deux endroits de ma poitrine je sens comme la pression d’un lien qui m’immobilise. Suis-je attaché ? pourquoi ?

« Mes mains sont fortes et nerveuses ; mes ongles griffent l’étoffe qui les emprisonne. Comme ils ont poussé !

Je sens que je puis déchirer l’étoffe qu’ils ont saisie ; il y a en moi une force extraordinaire.

« L’étoffe ne résiste point à l’effort de mes ongles, elle craque ; la déchirure s’agrandit ; mes doigts sont libres. Je tente de sortir ma main ; quelque chose encercle mon poignet, un lien que mes tendons raidis font éclater.

« Alors, je dégage mon avant-bras ; il glisse le long de ma poitrine, remonte, sort des draps.

« Horreur ! Quelle est cette chose noire et velue qui vient de surgir tout près de mon visage ?

« Une terreur soudaine convulse mon corps, crispe mes membres ; une insurmontable répulsion me fait vouloir m’éloigner, me rejeter en arrière, fuir cette chose.

« Toutes ces sensations sont brèves, foudroyantes, instinctives. Je n’ai le temps ni de les analyser, ni de les décomposer. Je les subis toutes à la fois, en bloc, et, pourtant, j’en perçois le détail.

« Un geste instinctif de défense me fait hâter l’arrivée de ma main ; c’est elle qui doit écarter cette chose effrayante, la saisir et la jeter loin du lit. Je fais un effort.

« Mais, alors, je fais une découverte effarante. Je m’avise que la chose occupe exactement la place de ma main, que ses mouvements sont exactement ceux que feraient ma main, ceux que mon instinct et ma volonté commandent à ma main d’exécuter.

Sur les draps blancs, la chose noire s’agite, repousse, tente de saisir une autre chose qui serait là où elle est ; ses efforts ont rejeté les draps ; maintenant elle apparaît au bout d’une autre chose également velue, également sombre… C’est un membre de bête, un avant-bras qui s’agite avec fureur, avec terreur, comme la patte. Une frénésie identique à celle qui s’empare de moi fait mouvoir tout cela.

« Et je fais une nouvelle découverte, aussi déconcertante, davantage effrayante : cette patte, cet avant-bras sont reliés à mon corps ; c’est ma volonté qui les meut. Je le sens. Ils font partie de mon être.

« D’abord, je ne comprends pas, c’est moins de la terreur que de la stupeur qui immobilise mon regard, le rive à cette apparition inouïe.

« Que m’arrive-t-il ? Je sens mon bras ; je sens ma main. Et, à leur place, je vois… C’est inouï ! C’est impossible ! Ce n’est point moi et c’est en moi.

« Un frisson secoue tout mon corps. Je tremble d’angoisse et de frayeur.

« Je veux crier. Il faut que je crie, comme dans les rêves trop horribles. Cela m’éveillera, peut-être.

« Au fait ! C’est cela ! Je rêve ! Je délire ! à moins que je ne sois devenu fou.

« J’emplis d’air mes poumons ; ma bouche s’ouvre pour un appel.

« Oh ! le cri atroce ! Qu’ai-je donc ? Qu’y a-t-il dans ma gorge pour qu’un pareil son s’en échappe ? C’est rauque, c’est déchirant, cela n’a rien d’humain. Il me semble que ce cri « n’est point poussé par moi, » qu’il sort d’une gorge étrangère. Et pourtant, je sens ! Je l’ai voulu, ce cri qui glace le sang dans mes veines. Je le répète, je le prolonge…

« Je n’ai pas le temps d’analyser cette torture, de m’examiner, de réfléchir davantage. Avant que j’aie pu me rendre compte, de ce que j’éprouve, « penser » ma terreur, il y a quelqu’un près de moi. On me frôle, on me touche, on me regarde.

« Je vais tourner la tête, chercher des yeux celui qui vient, tenter de parler…

« Mais une main — humaine celle-là — approche une tasse de mes lèvres ; une autre main soulève ma tête ; on m’a fait boire. Docile, épuisé par ma terreur, je me laisse faire. Je bois…

« Et voilà que de nouveau, il y a du noir ; je suis replongé dans le néant : je cesse d’exister, de penser, de sentir, d’apprécier le temps. Je dors, comme la première fois. Je me réveille de suite, il me semble. Mais, il me faut un moment pour reprendre mes esprits. D’ailleurs, le vague ne dure pas comme lors de mon premier réveil ; le brouillard se dissipe aussitôt. Le souvenir me revient. Le décor est changé. Plus de lit, plus de chambre. Je ne vois ni plafond, ni fenêtre ensoleillée, ni meubles.

« Sous moi, il y a de la paille, une sorte de litière ; mon œil au-dessus de ma tête et sur les côtés rencontre des barreaux, d’énormes barreaux de fer, recouverts d’une toile, dont les trous laissent pénétrer un peu de jour.

« Une cage ! Je suis dans une cage !

« Mais j’abandonne aussitôt ce sujet d’étonnement. Je me souviens de mon premier réveil, de mon effroi.

« La patte ? Où est la patte ? Ai-je rêvé ? Éperdument, je le souhaite.

« Mais, non ! C’est plus horrible ! Mes yeux, qui cherchent mon corps, rencontrent une forme hideuse ; ce n’est plus la main velue qui m’épouvante, c’est un corps de bête, de singe, massif, difforme, couvert de longs poils noirs avec des bras démesurés.

« D’un bond, je suis debout ; de nouveau l’effroyable cri déchire ma gore et mes oreilles. Je sens que mes yeux veulent sortir de leur orbite et que, dans mon crâne, c’est un chaos soudain, un bouleversement de cataclysme. C’est de l’horreur, c’est du désespoir, de la folie ; c’est une sensation impossible à analyser. Il n’y a plus en moi une pensée lucide, mais du vertige, un soudain détraquement qui secoue à la fois tous les rouages de mon cerveau, en heurte les circonvolutions contre les parois de mon crâne. La folie ! J’en ai senti toute l’horreur, à cette minute, toutes les souffrances !

« Dans mon effroi insensé, je me précipitai sur les carreaux de la cage, qui m’emprisonnaient comme mon corps, et je les secouai avec rage. Il me semblait que si je pouvais les briser et m’enfuir je m’évaderais à la fois de ma double prison, de la cage et du corps que je me voyais.

« Soudain, un pan de la toile qui recouvrait la cage fut rejeté en arrière. Un homme apparut derrière les barreaux, sans doute attiré par le tapage infernal que je faisais. Il tenait à la main une sorte d’épieu, dont il me menaça.

« — Holà ! master Charly, fit-il. Nous ne voulons donc pas être sage ?

« À sa vue, j’avais cessé de me démener et de crier. Un homme ! J’allais donc savoir comprendre…

« Je voulus l’interroger. Mais, ma langue était-elle ensorcelée comme mon corps ? Au lieu des mots que je pensais, qui se pressaient dans ma gorge, je ne réussis à faire sortir que d’étranges grognements. Terrifié, je me tus.

« Cependant, l’homme avait passé son épieu à travers les barreaux de la cage et piquait du bout pointu ma peau velue.

« — À la paille, le singe ! à la paille ! ordonna-t-il.

« Une effroyable lueur traversa mon crâne : un singe ! J’étais un singe !

« Sentant qu’en moi, de nouveau, tout chavirait, je chancelai et me laissai tomber sur la litière dans laquelle j’enfouis ma tête.

« Et j’entendis l’homme qui murmurait :

« Pauvre bête ! Il est tout sens dessus dessous. C’est le voyage !

« Le rideau retomba sur la cage. Les pas de l’homme s’éloignèrent. Je demeurai seul, vautré dans la paille au milieu de la demi-obscurité de la cage, la tête bourdonnante, martelée par un mot obsédant :

« — Singe !… Singe !… Singe !…

« Un instant, je voulus mourir.

« Mais mourir, sans avoir le mot de cette énigme ! J’hésitai ; je résonnai.

« Si l’homme que je sentais en moi avait réellement vécu, je devais vivre pour retrouver ses traces, vivre pour essayer de comprendre.

« Et si j’étais véritablement une bête, quelle raison avais-je de mourir ?

« J’étendis mes mains vers les fruits et vers l’eau. Je mangeai et je bus avidement.

« Près de la cage, l’homme m’observait, content.

« — Il devient raisonnable, master Charly ! faisait-il avec cet accent qu’on prend pour parler aux animaux et aux enfants.

« Un jour, il vint avec un autre homme, qui reparut seul le lendemain. J’appris que j’avais changé de maître.

« Celui-là s’appelait Godolphin. Comme il n’avait pas vu mes accès de fureur, il osa pénétrer dans ma cage. Ma douceur le surprit et l’enhardit. Il entreprit de faire mon éducation. Dérision ! Je devins un singe savant.

« Ce ne fut point sans révoltes intérieures ni sans discussions avec moi-même que je me pliai à cette nécessité.

« Mais, je m’avisai que ma situation présentait uniquement deux alternatives : ou bien, ma fierté — ma dignité humaine — se refuserait aux gestes que sollicitait mon gardien. Mais cet entêtement, qualifié sauvagerie et inintelligence, me reléguerait davantage au rang des bêtes. Sur moi, la prison se refermerait plus étroite ; en la meilleure hypothèse, je ne serais qu’une curiosité en cage, un singe de ménagerie.

« Ou bien, au contraire, j’accepterais la condition dégradante de bouffon, je m’avilirais en condescendant aux farces et aux mimiques cabotines, je révélerais, pour cette besogne, une partie de mon intelligence humaine. Mais, ne serait-ce pas gravir un degré de l’échelle des êtres ?

« J’optai pour ce dernier parti et je décidai de jouer mon rôle de singe pour mieux redevenir un homme.

« Godolphin accueillit avec enthousiasme les premiers témoignages que je donnai de mon intelligence et de ma docilité. J’y gagnai de me voir présenter des vêtements que je m’empressai de porter. Son émerveillement augmenta en me voyant adopter, chaque jour davantage, les attitudes humaines et faire usage de la chaise, du verre, de la fourchette et du couteau. Pour m’encourager, il remplaça ma litière par un lit ; plus tard, j’échangeai ma cage contre une chambre, et la joie que je ressentais à retrouver ce confort et à goûter des sensations connues me prouvait déjà que je n’avais pas rêvé mon existence humaine. Je m’imaginais alors que du jour où je serais sûr de n’être point fou, où l’invraisemblable me serait démontré, mes maux cesseraient. Hélas ! j’ignorais la souffrance qui est aujourd’hui la mienne : me réveiller homme dans un corps de bête et avoir conscience de cette déchéance.

« Pourtant, que d’heures d’angoisse j’avais vécues, auparavant, quand j’épiais dans les yeux des spectateurs l’impression que produisait ma vue, quand mon regard leur demandait, quand je me demandais à moi-même :

« — Qui suis-je ?

« Mes conquêtes sur la bête se succédaient sans m’apporter la certitude. J’étais parvenu à discipliner les rudes sons de mon gosier, à prononcer les syllabes humaines. Mais était-ce réapprendre ou apprendre ? Pour ressusciter Roland, il fallait autre chose.

« Et cela s’est produit enfin. Votre vue a fait le miracle. Quand de la scène des Folies-Olympiques, mon regard a rencontré votre visage, ce fut comme le déchirement d’un voile de brouillard. Je voyais, je sentais, je savais. J’étais sûr ! sûr d’être Roland Missandier. Qu’il fût vivant ou mort, j’étais son âme, épouvantablement réincarnée par le plus incompréhensible des miracles.

« Mais, en même temps, j’ai compris que c’était seulement en entendant votre bouche l’affirmer que je croirais à ma réalité.

« Une volonté invincible, une force irrésistible, m’ont lancé vers vous. À tout prix, il fallait que je vous rejoigne et que je vous crie :

« — Je suis Roland.

« Et maintenant, je vous ai tout dit ; vous savez tout, Violette. Comme moi, vous croyez en dépit de votre raison. Votre cœur a entendu le récit de mes tortures et il me plaint. Mais vos yeux, à travers ma forme actuelle, retrouveront-ils celui que vous avez aimé ? Pourront-ils jamais me fixer sans épouvante ? Retournez-vous, petite fleur, et regardez-moi. Que puis-je attendre de la vie, maintenant ? »

Lentement, obéissant à la voix, Violette tourna la tête ; ses doigts s’écartèrent, découvrant ses yeux.

Mais, aussitôt, la même expression de terreur folle y reparut. Tout bas, malgré elle, Violette balbutia : « J’ai peur… »