L’Homme qui rit (éd. 1907)/I-2-III

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 70-73).

III

les hommes inquiets sur la mer inquiète

Deux hommes sur le navire étaient absorbés, ce vieillard et le patron de l’ourque, qu’il ne faut pas confondre avec le chef de la bande ; le patron était absorbé par la mer, le vieillard par le ciel. L’un ne quittait pas des yeux la vague, l’autre attachait sa surveillance aux nuages. La conduite de l’eau était le souci du patron ; le vieillard semblait suspecter le zénith. Il guettait les astres par toutes les ouvertures de la nuée.

C’était ce moment où il fait encore jour, et où quelques étoiles commencent à piquer faiblement le clair du soir.

L’horizon était singulier. La brume y était diverse.

Il y avait plus de brouillard sur la terre, et plus de nuage sur la mer.

Avant même d’être sorti de Portland-Bay, le patron, préoccupé du flot, eut tout de suite une grande minutie de manœuvres. Il n’attendit pas qu’on eût décapé. Il passa en revue le trelingage, et s’assura que la bridure des bas haubans était en bon état et appuyait bien les gambes de hune, précaution d’un homme qui compte faire des témérités de vitesse.

L’ourque, c’était là son défaut, enfonçait d’une demi-vare par l’avant plus que par l’arrière.

Le patron passait à chaque instant du compas de route au compas de variation, visant par les deux pinnules aux objets de la côte, afin de reconnaître l’aire de vent à laquelle ils répondaient. Ce fut d’abord une brise de bouline qui se déclara ; il n’en parut pas contrarié, bien qu’elle s’éloignât de cinq pointes du vent de la route. Il tenait lui-même la barre le plus possible, paraissant ne se fier qu’à lui pour ne perdre aucune force, l’effet du gouvernail s’entretenant par la rapidité du sillage.

La différence entre le vrai rumb et le rumb apparent étant d’autant plus grande que le vaisseau a plus de vitesse, l’ourque semblait gagner vers l’origine du vent plus qu’elle ne faisait réellement. L’ourque n’avait pas vent largue et n’allait pas au plus près, mais on ne connaît directement le vrai rumb que lorsqu’on va vent arrière. Si l’on aperçoit dans les nuées de longues bandes qui aboutissent au même point de l’horizon, ce point est l’origine du vent ; mais ce soir-là il y avait plusieurs vents, et l’aire du rumb était trouble ; aussi le patron se méfiait des illusions du navire.

Il gouvernait à la fois timidement et hardiment, brassait au vent, veillait aux écarts subits, prenait garde aux lans, ne laissait pas arriver le bâtiment, observait la dérive, notait les petits chocs de la barre, avait l’œil à toutes les circonstances du mouvement, aux inégalités de vitesse du sillage, aux folles ventes, se tenait constamment, de peur d’aventure, à quelque quart de vent de la côte qu’il longeait, et surtout maintenait l’angle de la girouette avec la quille plus ouvert que l’angle de la voilure, le rumb de vent indiqué par la boussole étant toujours douteux, à cause de la petitesse du compas de route. Sa prunelle, imperturbablement baissée, examinait toutes les formes que prenait l’eau.

Une fois pourtant il leva les yeux vers l’espace et tâcha d’apercevoir les trois étoiles qui sont dans le baudrier d’Orion ; ces étoiles se nomment les trois Mages, et un vieux proverbe des anciens pilotes espagnols dit : Qui voit les trois mages n’est pas loin du sauveur.

Ce coup d’œil du patron au ciel coïncida avec cet aparté grommelé à l’autre bout du navire par le vieillard :

— Nous ne voyons pas même la Claire des Gardes, ni l’astre Antarès, tout rouge qu’il est. Pas une étoile n’est distincte.

Aucun souci parmi les autres fugitifs.

Toutefois, quand la première hilarité de l’évasion fut passée, il fallut bien s’apercevoir qu’on était en mer au mois de janvier, et que la bise était glacée. Impossible de se loger dans la cabine, beaucoup trop étroite et d’ailleurs encombrée de bagages et de ballots. Les bagages appartenaient aux passagers, et les ballots à l’équipage, car l’ourque n’était point un navire de plaisance et faisait la contrebande. Les passagers durent s’établir sur le pont ; résignation facile à ces nomades. Les habitudes du plein air rendent aisés aux vagabonds les arrangements de nuit ; la belle étoile est de leurs amies ; et le froid les aide à dormir, à mourir quelquefois.

Cette nuit-là, du reste, on vient de le voir, la belle étoile était absente.

Le languedocien et le génois, en attendant le souper, se pelotonnèrent près des femmes, au pied du mât, sous des prélarts que les matelots leur jetèrent.

Le vieux chauve resta debout à l’avant, immobile et comme insensible au froid.

Le patron de l’ourque, de la barre où il était, fit une sorte d’appel guttural assez semblable à l’interjection de l’oiseau qu’on appelle en Amérique l’Exclamateur ; à ce cri le chef de la bande approcha, et le patron lui adressa cette apostrophe : Etcheco jaüna ! Ces deux mots basques, qui signifient « laboureur de la montagne», sont, chez ces antiques cantabres, une entrée en matière solennelle et commandent l’attention.

Puis le patron montra du doigt au chef le vieillard, et le dialogue continua en espagnol, peu correct, du reste, étant de l’espagnol montagnard. Voici les demandes et les réponses :

— Etcheco jaïma, que es este hombre ?[1]
— Un hombre.
— Que lenguas habla ?
— Todas.
— Que cosas sabe ?
— Todas.
— Qual païs ?
— Ningun, y todos.
— Qual Dios ?
— Dios.
— Como le llamas ?
— El Tonto.
— Como dices que le Hamas ?
— El Sabio.
— En vuestre tropa, que esta ?
— Esta lo que esta.
— El gefe ?
— No.
— Pues, que esta ?
— La alma.

Le chef et le patron se séparèrent, chacun retournant à sa pensée, et peu après la Matutina sortit du golfe.

Les grands balancements du large commencèrent.

La mer, dans les écartements de l’écume, était d’apparence visqueuse ; les vagues, vues dans la clarté crépusculaire à profil perdu, avaient des aspects de flaques de fiel. Çà et là une lame, flottant à plat, offrait des fêlures et des étoiles, comme une vitre où l’on a jeté des pierres. Au centre de ces étoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence, assez semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue qui est dans la prunelle des chouettes.

La Matutina traversa fièrement et en vaillante nageuse le redoutable frémissement du banc Chambours. Le banc Chambours, obstacle latent à la sortie de la rade de Portland, n’est point un barrage, c’est un amphithéâtre. Un cirque de sable sous l’eau, des gradins sculptés par les cercles de l’onde, une arène ronde et symétrique, haute comme une Jungfrau, mais noyée, un colisée de l’océan entrevu par le plongeur dans la transparence visionnaire de l’engloutissement, c’est là le banc Chambours. Les hydres s’y combattent, les léviathans s’y rencontrent ; il y a là, disent les légendes, au fond du gigantesque entonnoir, des cadavres de navires saisis et coulés par l’immense araignée Kraken, qu’on appelle aussi le poisson-montagne. Telle est l’effrayante ombre de la mer.

Ces réalités spectrales ignorées de l’homme se manifestent à la surface par un peu de frisson.

Au dix-neuvième siècle, le banc Chambours est en ruine. Le brise-lames récemment construit a bouleversé et tronqué à force de ressacs cette haute architecture sous-marine, de même que la jetée bâtie au Croisic en 1760 y a changé d’un quart d’heure l’établissement des marées. La marée pourtant, c’est éternel ; mais l’éternité obéit à l’homme plus qu’on ne croit.

  1. — Laboureur de la montagne, quel est cet homme ?
    — Un homme.
    — Quelles langues parle-t-il ?
    — Toutes.
    — Quelles choses sait-il ?
    — Toutes.
    — Quel est son pays ?
    — Aucun, et tous.
    — Quel est son Dieu ?
    — Dieu.
    — Comment le nommes-tu ?
    — Le Fou.
    — Comment dis-tu que tu le nommes ?
    — Le Sage.
    — Dans votre troupe, qu’est-ce qu’il est ?
    — Il est ce qu’il est.
    — Le chef ?
    — Non.
    — Alors, qu’est-il ?
    — L’âme.