L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-1-IX

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 203-208).

IX

haïr est aussi fort qu’aimer

La reine Anne avait autour d’elle plusieurs de ces voix basses. Barkilphedro en était une.

Outre la reine, il travaillait, influençait et pratiquait sourdement lady Josiane et lord David. Nous l’avons dit, il parlait bas à trois oreilles. Une oreille de plus que Dangeau. Dangeau ne parlait bas qu’à deux, du temps où, passant sa tête entre Louis XIV épris d’Henriette sa belle-sœur, et Henriette éprise de Louis XIV son beau-frère, secrétaire de Louis à l’insu d’Henriette et d’Henriette à l’insu de Louis, situé au beau milieu de l’amour des deux marionnettes, il faisait les demandes et les réponses.

Barkilphedro était si riant, si acceptant, si incapable de prendre la défense de qui que ce soit, si peu dévoué au fond, si laid, si méchant, qu’il était tout simple, qu’une personne royale en vînt à ne pouvoir se passer de lui. Quand Anne eut goûté de Barkilphedro, elle ne voulut pas d’autre flatteur. Il la flattait comme on flattait Louis le Grand, par la piqûre à autrui. — Le roi étant ignorant, dit madame de Montchevreuil, on est obligé de bafouer les savants.

Empoisonner de temps en temps la piqûre, c’est le comble de l’art. Néron aime à voir travailler Locuste.

Les palais royaux sont très pénétrables ; ces madrépores ont une voirie intérieure vite devinée, pratiquée, fouillée, et au besoin évidée, par ce rongeur qu’on nomme le courtisan. Un prétexte pour entrer suffit. Barkilphedro ayant ce prétexte, sa charge, fut en très peu de temps chez la reine ce qu’il était chez la duchesse Josiane, l’animal domestique indispensable. Un mot qu’il hasarda un jour le mit tout de suite au fait de la reine ; il sut à quoi s’en tenir sur la bonté de sa majesté. La reine aimait beaucoup son lord steward, William Cavendish, duc de Devonshire, qui était très imbécile. Ce lord, qui avait tous les grades d’Oxford et ne savait pas l’orthographe, fit un beau matin la bêtise de mourir. Mourir, c’est fort imprudent à la cour, car personne ne se gêne plus pour parler de vous. La reine, Barkilphedro présent, se lamenta, et finit par s’écrier en soupirant : — C’est dommage que tant de vertus fussent portées et servies par une si pauvre intelligence !

— Dieu veuille avoir son âne ! murmura Barkilphedro, à demi-voix et en français.

La reine sourit. Barkilphedro enregistra ce sourire.

Il en conclut : Mordre plaît.

Congé était donné à sa malice.

À partir de ce jour, il fourra sa curiosité partout, sa malignité aussi. On le laissait faire, tant on le craignait. Qui fait rire le roi fait trembler le reste. C’était un puissant drôle.

Il faisait chaque jour des pas en avant, sous terre. On avait besoin de Barkilphedro. Plusieurs grands l’honoraient de leur confiance au point de le charger dans l’occasion d’une commission honteuse.

La cour est un engrenage. Barkilphedro y devint moteur. Avez-vous remarqué dans certains mécanismes la petitesse de la roue motrice ?

Josiane, en particulier, qui utilisait, nous l’avons indiqué, le talent d’espion de Barkilphedro, avait en lui une telle confiance, qu’elle n’avait pas hésité à lui remettre une des clefs secrètes de son appartement, au moyen de laquelle il pouvait entrer chez elle à toute heure. Cette excessive livraison de sa vie intime était une mode au dix-septième siècle. Cela s’appelait : donner la clef. Josiane avait donné deux de ces clefs de confiance ; lord David avait l’une, Barkilphedro avait l’autre.

Du reste, pénétrer d’emblée jusqu’aux chambres à coucher était dans les vieilles mœurs une chose nullement surprenante. De là des incidents. La Ferté, tirant brusquement les rideaux du lit de mademoiselle Lafont, y trouvait Sainson, mousquetaire noir, etc., etc.

Barkilphedro excellait à faire de ces découvertes sournoises qui subordonnent et soumettent les grands aux petits. Sa marche dans l’ombre était tortueuse, douce et savante. Comme tout espion parfait, il était composé d’une inclémence de bourreau et d’une patience de micrographe. Il était courtisan né. Tout courtisan est un noctambule. Le courtisan rôde dans cette nuit qu’on appelle la toute-puissance. Il a une lanterne sourde à la main. Il éclaire le point qu’il veut, et reste ténébreux. Ce qu’il cherche avec cette lanterne, ce n’est pas un homme ; c’est une bête. Ce qu’il trouve, c’est le roi.

Les rois n’aiment pas qu’on prétende être grand autour d’eux. L’ironie à qui n’est pas eux les charme. Le talent de Barkilphedro consistait en un rapetissement perpétuel des lords et des princes, au profit de la majesté royale, grandie d’autant.

La clef intime qu’avait Barkilphedro était faite, ayant deux jeux, un à chaque extrémité, de façon à pouvoir ouvrir les petits appartements dans les deux résidences favorites de Josiane, Hunkerville-house à Londres, Corleone-lodge à Windsor. Ces deux hôtels faisaient partie de l’héritage Clancharlie. Hunkerville-house confinait à Oldgate. Oldgate à Londres était une porte par où l’on venait de Harwick, et où l’on voyait une statue de Charles II ayant sur sa tête un ange peint, et sous ses pieds un lion et une licorne sculptés. De Hunkerville house, par le vent d’est, on entendait le carillon de Sainte-Marylebone. Corleone-lodge était un palais florentin en brique et en pierre avec colonnades de marbre, bâti sur pilotis à Windsor, au bout du pont de bois, et ayant une des plus superbes cours d’honneur de l’Angleterre.

Dans ce dernier palais, contigu au château de Windsor, Josiane était à portée de la reine. Josiane s’y plaisait néanmoins.

Presque rien au dehors, toute en racines, telle était l’influence de Barkilphedro sur la reine. Rien de plus difficile à arracher que ces mauvaises herbes de cour ; elles s’enfoncent très avant et n’offrent aucune prise extérieure. Sarcler Roquelaure, Triboulet ou Brummel, est presque impossible.

De jour en jour, et de plus en plus, la reine Anne prenait en gré Barkilphedro.

Sarah Jennings est célèbre ; Barkilphedro est inconnu ; sa faveur resta obscure. Ce nom, Barkilphedro, n’est pas arrivé jusqu’à l’histoire. Toutes les taupes ne sont pas prises par le taupier.

Barkilphedro, ancien candidat clergyman, avait un peu étudié tout ; tout effleuré donne pour résultat rien. On peut être victime de l’omnis res scibilis. Avoir sous le crâne le tonneau des Danaïdes, c’est le malheur de toute une race de savants qu’on peut appeler les stériles. Ce que Barkilphedro avait mis dans son cerveau l’avait laissé vide.

L’esprit, comme la nature, a horreur du vide. Dans le vide, la nature met l’amour ; l’esprit, souvent, y met la haine. La haine occupe.

La haine pour la haine existe. L’art pour l’art est dans la nature, plus qu’on ne croit.

On hait. Il faut bien faire quelque chose.

La haine gratuite, mot formidable. Cela veut dire la haine qui est à elle-même son propre paiement.

L’ours vit de se lécher la griffe.

Indéfiniment, non. Cette griffe, il faut la ravitailler. Il faut mettre quelque chose dessous.

Haïr indistinctement est doux et suffit quelque temps ; mais il faut finir par avoir un objet. Une animosité diffuse sur la création épuise, comme toute jouissance solitaire. La haine sans objet ressemble au tir sans cible. Ce qui intéresse le jeu, c’est un cœur à percer.

On ne peut pas haïr uniquement pour l’honneur. Il faut un assaisonnement, un homme, une femme, quelqu’un à détruire.

Ce service d’intéresser le jeu, d’offrir un but, de passionner la haine en la fixant, d’amuser le chasseur par la vue de la proie vivante, de faire espérer au guetteur le bouillonnement tiède et fumant du sang qui va couler, d’épanouir l’oiseleur par la crédulité inutilement ailée de l’alouette, d’être une bête couvée à son insu pour le meurtre par un esprit, ce service exquis et horrible dont n’a pas conscience celui qui le rend, Josiane le rendit à Barkilphedro.

La pensée est un projectile. Barkilphedro, dès le premier jour, s’était mis à viser Josiane avec les mauvaises intentions qu’il avait dans l’esprit. Une intention et une escopette, cela se ressemble. Barkilphedro se tenait en arrêt, dirigeant contre la duchesse toute sa méchanceté secrète. Cela vous étonne ? Que vous a fait l’oiseau à qui vous tirez un coup de fusil ? C’est pour le manger, dites-vous. Barkilphedro aussi.

Josiane ne pouvait guère être frappée au cœur ; l’endroit où est une énigme est difficilement vulnérable ; mais elle pouvait être atteinte à la tête, c’est-à-dire à l’orgueil.

C’est par là qu’elle se croyait forte et qu’elle était faible.

Barkilphedro s’en était rendu compte.

Si Josiane avait pu voir clair dans la nuit de Barkilphedro, si elle avait pu distinguer ce qui était embusqué derrière ce sourire, cette fière personne, si haut située, eût probablement tremblé. Heureusement pour la tranquillité de ses sommeils, elle ignorait absolument ce qu’il y avait dans cet homme.

L’inattendu fuse on ne sait d’où. Les profonds dessous de la vie sont redoutables. Il n’y a point de haine petite. La haine est toujours énorme. Elle conserve sa stature dans le plus petit être, et reste monstre. Une haine est toute la haine. Un éléphant que hait une fourmi est en danger.

Même avant d’avoir frappé, Barkilphedro sentait avec joie un commencement de saveur de l’action mauvaise qu’il voulait commettre. Il ne savait encore ce qu’il ferait contre Josiane. Mais il était décidé à faire quelque chose. C’était déjà beaucoup qu’un tel parti pris.

Anéantir Josiane, c’eût été trop de succès. Il ne l’espérait point. Mais l’humilier, l’amoindrir, la désoler, rougir de larmes de rage ces yeux superbes, voilà une réussite. Il y comptait. Tenace, appliqué, fidèle au tourment d’autrui, inarrachable, la nature ne l’avait pas fait ainsi pour rien. Il entendait bien trouver le défaut de l’armure d’or de Josiane, et faire ruisseler le sang de cette olympienne. Quel bénéfice, insistons-y, y avait-il là pour lui ? Un bénéfice énorme. Faire du mal à qui nous a fait du bien.

Qu’est-ce qu’un envieux ? C’est un ingrat. Il déteste la lumière qui l’éclaire et le réchauffe. Zoïle hait ce bienfait, Homère.

Faire subir à Josiane ce qu’on appellerait aujourd’hui une vivisection, l’avoir, toute convulsive, sur sa table d’anatomie, la disséquer, vivante, à loisir, dans une chirurgie quelconque, la déchiqueter en amateur pendant qu’elle hurlerait, ce rêve charmait Barkilphedro. Pour arriver à ce résultat, il eût fallu souffrir un peu, qu’il l’eût trouve bon. On peut se pincer à sa tenaille. Le couteau en se reployant vous coupe les doigts ; qu’importe ! Être un peu pris dans la torture de Josiane lui eût été égal. Le bourreau, manieur de fer rouge, a sa part de brûlure, et n’y prend pas garde. Parce que l’autre souffre davantage, on ne sent rien. Voir le supplicié se tordre vous ôte votre douleur.

Fais ce qui nuit, advienne que pourra.

La construction du mal d’autrui se complique d’une acceptation de responsabilité obscure. On se risque soi-même dans le danger qu’on fait courir à un autre, tant les enchaînements de tout peuvent amener d’écroulements inattendus. Ceci n’arrête point le vrai méchant. Il ressent en joie ce que le patient éprouve en angoisse. Il a le chatouillement de ce déchirement ; l’homme mauvais ne s’épanouit qu’affreusement. Le supplice se réverbère sur lui en bien-être. Le duc d’Albe se chauffait les mains aux bûchers. Foyer, douleur ; reflet, plaisir. Que de telles transpositions soient possibles, cela fait frissonner. Notre côté ténèbres est insondable. Supplice exquis, l’expression est dans Bodin[1] ayant peut-être ce triple sens terrible  : recherche du tourment, souffrance du tourmenté, volupté du tourmenteur. Ambition, appétit, tous ces mots signifient quelqu’un sacrifié à quelqu’un satisfait. Chose triste, que l’espérance puisse être perverse. En vouloir à une créature, c’est lui vouloir du mal. Pourquoi pas du bien  ? Serait-ce que le principal versant de notre volonté serait du côté du mal  ? Un des plus rudes labeurs du juste, c’est de s’extraire continuellement de l’âme une malveillance difficilement épuisable. Presque toutes nos convoitises, examinées, contiennent de l’inavouable. Pour le méchant complet, et cette perfection hideuse existe, Tant pis pour les autres signifie Tant mieux pour moi. Ombre de l’homme. Cavernes

Josiane avait cette plénitude de sécurité que donne l’orgueil ignorant, fait du mépris de tout. La faculté féminine de dédaigner est extraordinaire. Un dédain inconscient, involontaire et confiant, c’était là Josiane. Barkilphedro était pour elle à peu près une chose. On l’eût bien étonnée, si on lui eût dit que Barkilphedro, cela existait.

Elle allait, venait et riait, devant cet homme qui la contemplait obliquement.

Lui, pensif, il épiait une occasion.

À mesure qu’il attendait, sa détermination de jeter dans la vie de cette femme un désespoir quelconque, augmentait.

Affût inexorable.

D’ailleurs il se donnait à lui-même d’excellentes raisons. Il ne faut pas croire que les coquins ne s’estiment pas. Ils se rendent des comptes dans des monologues altiers, et ils le prennent de très haut. Comment ! cette Josiane lui avait fait l’aumône ! Elle avait émietté sur lui, comme sur un mendiant, quelques liards de sa colossale richesse ! Elle l’avait rivé et cloué à une fonction inepte ! Si, lui Barkilphedro, presque homme d’église, capacité variée et profonde, personnage docte, ayant l’étoffe d’un révérend, il avait pour emploi d’enregistrer des tessons bons à racler les pustules de Job, s’il passait sa vie dans un galetas de greffe à déboucher gravement de stupides bouteilles incrustées de toutes les saletés de la mer, et à déchiffrer des parchemins moisis, des pourritures de grimoires, des ordures de testaments, on ne sait quelles balivernes illisibles, c’était la faute de cette Josiane ! Comment ! cette créature le tutoyait !

Et il ne se vengerait pas !

Et il ne punirait pas cette espèce !

Ah çà mais ! il n’y aurait donc plus de justice ici-bas !

  1. Livre IV, page 196.