L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-1-V

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 185-190).

V

la reine anne


I

Au-dessus de ce couple, il y avait Anne, reine d’Angleterre.

Le première femme venue, c’était la reine Anne. Elle était gaie, bienveillante, auguste, à peu près. Aucune de ses qualités n’atteignait à la vertu, aucune de ses imperfections n’atteignait au mal. Son embonpoint était bouffi, sa malice était épaisse, sa bonté était bête. Elle était tenace et molle. Épouse, elle était infidèle et fidèle, ayant des favoris auxquels elle livrait son cœur, et un consort auquel elle gardait son lit. Chrétienne, elle était hérétique et bigote. Elle avait une beauté, le cou robuste d’une Niobé. Le reste de sa personne était mal réussi. Elle était gauchement coquette, et honnêtement. Sa peau était blanche et fine, elle la montrait beaucoup. C’est d’elle que venait la mode du collier de grosses perles serré au cou. Elle avait le front étroit, les lèvres sensuelles, les joues charnues, l’œil gros, la vue basse. Sa myopie s’étendait à son esprit. À part çà et là un éclat de jovialité, presque aussi pesante que sa colère, elle vivait dans une sorte de gronderie taciturne et de silence grognon. Il lui échappait des mots qu’il fallait deviner. C’était un mélange de la bonne femme et de la méchante diablesse. Elle aimait l’inattendu, ce qui est profondément féminin. Anne était un échantillon à peine dégrossi de l’Ève universelle. À cette ébauche était échu ce hasard, le trône. Elle buvait. Son mari était un danois, de race.

Tory, elle gouvernait par les whighs. En femme, en folle. Elle avait des rages. Elle était casseuse. Pas de personne plus maladroite pour manier les choses de l’état. Elle laissait tomber à terre les événements. Toute sa politique était fêlée. Elle excellait à faire de grosses catastrophes avec de petites causes. Quand une fantaisie d’autorité lui prenait, elle appelait cela : donner le coup de poker.

Elle disait avec un air de profonde rêverie des paroles telles que celles-ci : « Aucun pair ne peut être couvert devant le roi, excepté Courcy, baron Kinsale, pair d’Irlande. » Elle disait : « Ce serait une injustice que mon mari ne fût pas lord-amiral, puisque mon père l’a été. » — Et elle faisait George de Danemark haut amiral d’Angleterre, « and of all Her Majesty’s Plantations ». Elle était perpétuellement en transpiration de mauvaise humeur ; elle n’exprimait pas sa pensée, elle l’exsudait. Il y avait du sphinx dans cette oie.

Elle ne haïssait point le fun, la farce taquine et hostile. Si elle eût pu faire Apollon bossu, c’eût été sa joie. Mais elle l’eût laissé dieu. Bonne, elle avait pour idéal de ne désespérer personne, et d’ennuyer tout le monde. Elle avait souvent le mot cru, et, un peu plus, elle eût juré, comme Élisabeth. De temps en temps, elle prenait dans une poche d’homme qu’elle avait à sa jupe une petite boîte ronde d’argent repoussé, sur laquelle était son portrait de profil, entre les deux lettres Q.A.[1], ouvrait cette boîte, et en tirait avec le bout de son doigt un peu de pommade dont elle se rougissait les lèvres. Alors, ayant arrangé sa bouche, elle riait. Elle était très friande des pains d’épice plats de Zélande. Elle était fière d’être grasse.

Puritaine plutôt qu’autre chose, elle eût pourtant volontiers donné dans les spectacles. Elle eut une velléité d’Académie de musique, copiée sur celle de France. En 1700, un français nommé Forteroche voulut construire à Paris un « Cirque Royal » coûtant quatre cent mille livres, à quoi d’Argenson s’opposa ; ce Forteroche passa en Angleterre, et proposa à la reine Anne, qui en fut un moment séduite, l’idée de bâtir à Londres un théâtre à machines, plus beau que celui du roi de France, et ayant un quatrième deßous. Comme Louis XIV, elle aimait que son carrosse galopât. Ses attelages et ses relais faisaient quelquefois en moins de cinq quarts d’heure le trajet de Windsor à Londres.

II

Du temps d’Anne, pas de réunion sans l’autorisation de deux juges de paix. Douze personnes assemblées, fût-ce pour manger des huîtres et boire du porter, étaient en félonie.

Sous ce règne, pourtant relativement débonnaire, la presse pour la flotte se fit avec une extrême violence ; sombre preuve que l’anglais est plutôt sujet que citoyen. Depuis des siècles le roi d’Angleterre avait là un procédé de tyran qui démentait toutes les vieilles chartes de franchise, et dont la France en particulier triomphait et s’indignait. Ce qui diminue un peu ce triomphe, c’est que, en regard de la presse des matelots en Angleterre, il y avait en France la presse des soldats. Dans toutes les grandes villes de France, tout homme valide allant par les rues à ses affaires était exposé à être poussé par les racoleurs dans une maison appelée four. Là on l’enfermait pêle-mêle avec d’autres, on triait ceux qui étaient propres au service, et les recruteurs vendaient ces passants aux officiers. En 1695, il y avait à Paris trente fours.

Les lois contre l’Irlande émanées de la reine Anne furent atroces.

Anne était née en 1664, deux ans avant l’incendie de Londres, sur quoi les astrologues — (il y en avait encore, témoin Louis XIV, qui naquit assisté d’un astrologue et emmailloté dans un horoscope) — avaient prédit qu’étant « la sœur ainée du feu », elle serait reine. Elle le fut grâce à l’astrologie, et à la révolution de 1688. Elle était humiliée de n’avoir pour parrain que Gilbert, archevêque de Cantorbéry. Être filleule du pape n’était plus possible en Angleterre. Un simple primat est un parrain médiocre. Anne dut s’en contenter. C’était sa faute. Pourquoi était-elle protestante ?

Le Danemark avait payé sa virginité, virginitas empta, comme disent les vieilles chartes, d’un douaire de six mille deux cent cinquante livres sterling de rente, pris sur le bailliage de Wardinbourg et sur l’île de Fehmarn.

Anne suivait, sans conviction et par routine, les traditions de Guillaume. Les anglais, sous cette royauté née d’une révolution, avaient tout ce qui peut tenir de liberté entre la Tour de Londres où l’on mettait l’orateur et le pilori où l’on mettait l’écrivain. Anne parlait un peu danois, pour ses aparté avec son mari, et un peu français, pour ses aparté avec Bolingbroke. Pur baragouin ; mais c’était, à la cour surtout, la grande mode anglaise de parler français. Il n’y avait de bon mot qu’en français. Anne se préoccupait des monnaies, surtout des monnaies de cuivre, qui sont les basses et les populaires ; elle voulait y faire grande figure. Six farthings furent frappés sous son règne. Au revers des trois premiers, elle fit mettre simplement un trône ; au revers du quatrième, elle voulut un char de triomphe, et au revêts du sixième une déesse tenant d’une main l’épée et de l’autre l’olivier avec l’exergue Bello et Pace. Fille de Jacques II, qui était ingénu et féroce, elle était brutale.

Et en même temps au fond elle était douce. Contradiction qui n’est qu’apparente. Une colère la métamorphosait. Chauffez le sucre, il bouillonnera.

Anne était populaire. L’Angleterre aime les femmes régnantes. Pourquoi ? la France les exclut. C’est déjà une raison. Peut-être même n’y en a-t-il point d’autres. Pour les historiens anglais, Élisabeth, c’est la grandeur, Anne, c’est la bonté. Comme on voudra. Soit. Mais rien de délicat dans ces règnes féminins. Les lignes sont lourdes. C’est de la grosse grandeur et de la grosse bonté. Quant à leur vertu immaculée, l’Angleterre y tient, nous ne nous y opposons point. Élisabeth est une vierge tempérée par Essex, et Anne est une épouse compliquée de Bolingbroke.
III

Une habitude idiote qu’ont les peuples, c’est d’attribuer au roi ce qu’ils font. Ils se battent. À qui la gloire ? au roi. Ils paient. Qui est magnifique ? le roi. Et le peuple l’aime d’être si riche. Le roi reçoit des pauvres un écu et rend aux pauvres un liard. Qu’il est généreux ! Le colosse piédestal contemple le pygmée fardeau. Que myrmidon est grand ! il est sur mon dos. Un nain a un excellent moyen d’être plus haut qu’un géant, c’est de se jucher sur ses épaules. Mais que le géant laisse faire, c’est là le singulier ; et qu’il admire la grandeur du nain, c’est là le bête. Naïveté humaine.

La statue équestre, réservée aux rois seuls, figure très bien la royauté ; le cheval, c’est le peuple. Seulement ce cheval se transfigure lentement. Au commencement c’est un âne, à la fin c’est un lion. Alors il jette par terre son cavalier, et l’on a 1642 en Angleterre et 1789 en France, et quelquefois il le dévore, et l’on a en Angleterre 1649 et en France 1793.

Que le lion puisse redevenir baudet, cela étonne, mais cela est. Cela se voyait en Angleterre. On avait repris le bât de l’idolâtrie royaliste. La Queen Ann, nous venons de le dire, était populaire. Que faisait-elle pour cela ? rien. Rien, c’est là tout ce qu’on demande au roi d’Angleterre. Il reçoit pour ce rien-là une trentaine de millions par an. En 1705, l’Angleterre, qui n’avait que treize vaisseaux de guerre sous Élisabeth et trente-six sous Jacques Ier, en comptait cent cinquante. Les anglais avaient trois armées, cinq mille hommes en Catalogne, dix mille en Portugal, cinquante mille en Flandre, et en outre ils payaient quarante millions par an à l’Europe monarchique et diplomatique, sorte de fille publique que le peuple anglais a toujours entretenue. Le parlement ayant voté un emprunt patriotique de trente-quatre millions de rentes viagères, il y avait eu presse à l’échiquier pour y souscrire. L’Angleterre envoyait une escadre aux Indes orientales, et une escadre sur les côtes d’Espagne avec l’amiral Leake, sans compter un en-cas de quatre cents voiles sous l’amiral Showell. L’Angleterre venait de s’amalgamer l’Écosse. On était entre Hochstett et Ramillies, et l’une de ces victoires faisait entrevoir l’autre. L’Angleterre, dans ce coup de filet de Hochstett, avait fait prisonniers vingt-sept bataillons et quatre régiments de dragons, et ôté cent lieues de pays à la France, reculant éperdue du Danube au Rhin. L’Angleterre étendait la main vers la Sardaigne et les Baléares. Elle ramenait triomphalement dans ses ports dix vaisseaux de ligne espagnols et force galions chargés d’or. La baie et le détroit d’Hudson étaient déjà à demi lâchés par Louis XIV, on sentait qu’il allait lâcher aussi l’Acadie, Saint-Christophe et Terre-Neuve, et qu’il serait trop heureux si l’Angleterre tolérait au cap Breton le roi de France, pêchant la morue. L’Angleterre allait lui imposer cette honte de démolir lui-même les fortifications de Dunkerque. En attendant elle avait pris Gibraltar et elle prenait Barcelone. Que de grandes choses accomplies ! Comment ne pas admirer la reine Anne qui se donnait la peine de vivre pendant ce temps-là ?

À un certain point de vue, le règne d’Anne semble une réverbération du règne de Louis XIV. Anne, un moment parallèle à ce roi dans cette rencontre qu’on appelle l’histoire, a avec lui une vague ressemblance de reflet.

Comme lui elle joue au grand règne ; elle a ses monuments, ses arts, ses victoires, ses capitaines, ses gens de lettres, sa cassette pensionnant les renommées, sa galerie de chefs-d’œuvre latérale à sa majesté. Sa cour, à elle aussi, fait cortège et a un aspect triomphal, un ordre et une marche. C’est une réduction en petit de tous les grands hommes de Versailles, déjà pas très grands. Le trompe-l’œil y est ; qu’on y ajoute le God save the queen, qui eût pu dès lors être pris à Lulli, et l’ensemble fait illusion. Pas un personnage ne manque. Christophe Wren est un Mansart fort passable ; Somers vaut Lamoignon. Anne a un Racine qui est Dryden, un Boileau qui est Pope, un Colbert qui est Godolphin, un Louvois qui est Pembroke, et un Turenne qui est Marlborough. Grandissez les perruques pourtant, et diminuez les fronts. Le tout est solennel et pompeux, et Windsor, à cet instant-là, aurait presque un faux air de Marly. Pourtant tout est féminin, et le père Tellier d’Anne s’appelle Sarah Jennings. Du reste, un commencement d’ironie, qui cinquante ans plus tard sera la philosophie, s’ébauche dans la littérature, et le Tartuffe protestant est démasqué par Swift, de même que le Tartuffe catholique a été dénoncé par Molière. Bien qu’à cette époque l’Angleterre querelle et batte la France, elle l’imite et elle s’en éclaire ; et ce qui est sur la façade de l’Angleterre, c’est de la lumière française. C’est dommage que le règne d’Anne n’ait duré que douze ans, sans quoi les anglais ne se feraient pas beaucoup prier pour dire le siècle d’Anne comme nous disons le siècle de Louis XIV. Anne apparaît en 1702, quand Louis XIV décline. C’est une des curiosités de l’histoire que le lever de cet astre pâle coïncide avec le coucher de l’astre de pourpre, et qu’à l’instant où la France avait le roi Soleil, l’Angleterre ait eu la reine Lune.

Détail qu’il faut noter. Louis XIV, bien qu’on fût en guerre avec lui, était fort admiré en Angleterre. C’est le roi qu’il faut a la France, disaient les anglais. L’amour des anglais pour leur liberté se complique d’une certaine acceptation de la servitude d’autrui. Cette bienveillance pour les chaînes qui attachent le voisin va quelquefois jusqu’à l’enthousiasme pour le despote d’à côté. En somme, Anne a rendu son peuple hureux, comme le dit à trois reprises et avec une gracieuse insistance, pages 6 et 9 de sa dédicace, et page 3 de sa préface, le traducteur français du livre de Beeverell.

IV

La reine Anne en voulait un peu à la duchesse Josiane, pour deux raisons.

Premièrement, parce qu’elle trouvait la duchesse Josiane jolie.

Deuxièmement, parce qu’elle trouvait joli le fiancé de la duchesse Josiane.

Deux raisons pour être jalouse suffisent à une femme ; une seule suffit à une reine.

Ajoutons ceci. Elle lui en voulait d’être sa sœur.

Anne n’aimait pas que les femmes fussent jolies. Elle trouvait cela contraire aux mœurs.

Quant à elle, elle était laide.

Non par choix pourtant.

Une partie de sa religion venait de cette laideur.

Josiane, belle et philosophe, importunait la reine.

Pour une reine laide une jolie duchesse n’est pas une sœur agréable.

Il y avait un autre grief, la naissance improper de Josiane.

Anne était la fille d’Anne Hyde, simple lady, légitimement, mais fâcheusement épousée par Jacques II, lorsqu’il était duc d’York. Anne, ayant de ce sang inférieur dans les veines, ne se sentait qu’à demi royale, et Josiane, venue au monde tout à fait irrégulièrement, soulignait l’incorrection, moindre, mais réelle, de la naissance de la reine. La fille de la mésalliance voyait sans plaisir, pas très loin d’elle, la fille de la bâtardise. Il y avait là une ressemblance désobligeante. Josiane avait le droit de dire à Anne : ma mère vaut bien la vôtre. À la cour on ne le disait pas, mais évidemment on le pensait. C’était ennuyeux pour la majesté royale. Pourquoi cette Josiane ? Quelle idée avait-elle eue de naître ? À quoi bon une Josiane ? De certaines parentés sont diminuantes.

Pourtant Anne faisait bon visage à Josiane.

Peut-être l’eût-elle aimée, si elle n’eût été sa sœur.

  1. Queen Ann.