L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-1-VI

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 191-195).

VI

barkilphedro

Il est utile de connaître les actions des personnes, et quelque surveillance est sage.

Josiane faisait un peu espionner lord David par un homme à elle, en qui elle avait confiance, et qui se nommait Barkilphedro.

Lord David faisait discrètement observer Josiane par un homme à lui, dont il était sûr, et qui se nommait Barkilphedro.

La reine Anne, de son côté, se faisait secrètement tenir au courant des faits et gestes de la duchesse Josiane, sa sœur bâtarde, et de lord David, son futur beau-frère de la main gauche, par un homme à elle, sur qui elle comptait pleinement, et qui se nommait Barkilphedro.

Ce Barkilphedro avait sous la main ce clavier : Josiane, lord David, la reine. Un homme entre deux femmes. Que de modulations possibles ! Quel amalgame d’âmes !

Barkilphedro n’avait pas toujours eu cette situation magnifique de parler bas à trois oreilles.

C’était un ancien domestique du duc d’York. Il avait tâché d’être homme d’église, mais avait échoué. Le duc d’York, prince anglais et romain, composé de papisme royal et d’anglicanisme légal, avait sa maison catholique et sa maison protestante, et eût pu pousser Barkilphedro dans l’une ou l’autre hiérarchie ; mais il ne le jugea point assez catholique pour le faire aumônier et assez protestant pour le faire chapelain. De sorte que Barkilphedro se trouva entre deux religions l’âme par terre.

Ce n’est point une posture mauvaise pour de certaines âmes reptiles.

De certains chemins ne sont faisables qu’à plat ventre.

Une domesticité obscure, mais nourrissante, fut longtemps toute l’existence de Barkilphedro. La domesticité, c’est quelque chose, mais il voulait de plus la puissance. Il allait peut-être y arriver quand Jacques II tomba. Tout était à recommencer. Rien à faire sous Guillaume III, maussade, et ayant dans sa façon de régner une pruderie qu’il croyait de la probité. Barkilphedro, son protecteur Jacques détrôné, ne fut pas tout de suite en guenilles. Un je ne sais quoi qui survit aux princes déchus alimente et soutient quelque temps leurs parasites. Le reste de sève épuisable fait vivre deux ou trois jours au bout des branches les feuilles de l’arbre déraciné ; puis tout à coup la feuille jaunit et sèche, et le courtisan aussi. Grâce à cet embaumement qu’on nomme légitimité, le prince, lui, quoique tombé et jeté au loin, persiste et se conserve ; il n’en est pas de même du courtisan, bien plus mort que le roi. Le roi là-bas est momie, le courtisan ici est fantôme. Être l’ombre d’une ombre, c’est là une maigreur extrême. Donc Barkilphedro devint famélique. Alors il prit la qualité d’homme de lettres.

Mais on le repoussait même des cuisines. Quelquefois il ne savait où coucher. Qui me tirera de la belle étoile ? disait-il. Et il luttait. Tout ce que la patience dans la détresse a d’intéressant, il l’avait. Il avait de plus le talent du termite, savoir faire une trouée de bas en haut. En s’aidant du nom de Jacques II, des souvenirs, de la fidélité, de l’attendrissement, etc., il perça jusqu’à la duchesse Josiane.

Josiane prit en gré cet homme qui avait de la misère et de l’esprit, deux choses qui émeuvent. Elle le présenta à lord Dirry-Moir, lui donna gîte dans ses communs, le tint pour de sa maison, fut bonne pour lui, et quelquefois même lui parla. Barkilphedro n’eut plus ni faim, ni froid. Josiane le tutoyait. C’était la mode des grandes dames de tutoyer les gens de lettres, qui se laissaient faire. La marquise de Mailly recevait, couchée, Roy qu’elle n’avait jamais vu, et lui disait : C’est toi qui as fait l’Année galante ? Bonjour. Plus tard, les gens de lettres rendirent le tutoiement. Un jour vint où Fabre d’Églantine dit à la duchesse de Rohan :

N’es-tu pas la Chabot ?

Pour Barkilphedro, être tutoyé, c’était un succès. Il en fut ravi. Il avait ambitionné cette familiarité de haut en bas.

— Lady Josiane me tutoie ! se disait-il. Et il se frottait les mains.

Il profita de ce tutoiement pour gagner du terrain. Il devint une sorte de familier des petits appartements de Josiane, point gênant, inaperçu ; la duchesse eût presque changé de chemise devant lui. Tout cela pourtant était précaire. Barkilphedro visait à une situation. Une duchesse, c’est à moitié chemin. Une galerie souterraine qui n’arrivait pas jusqu’à la reine, c’était de l’ouvrage manqué.

Un jour Barkilphedro dit à Josiane :

— Votre Grâce voudrait-elle faire mon bonheur ?
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Josiane.
— Un emploi.
— Un emploi ! à toi !
— Oui, madame.
— Quelle idée as-tu de demander un emploi ? tu n’es bon à rien.
— C’est pour cela.

Josiane se mit à rire.

— Dans les fonctions auxquelles tu n’es pas propre, laquelle désires-tu ?
— Celle de déboucheur de bouteilles de l’océan.

Le rire de Josiane redoubla.

— Qu’est-ce que cela ? Tu te moques.
— Non, madame.
— Je vais m’amuser à te répondre sérieusement, dit la duchesse. Qu’est-ce que tu veux être ? Répète.
— Déboucheur de bouteilles de l’océan.
— Tout est possible à la cour. Est-ce qu’il y a un emploi comme cela ?
— Oui, madame.
— Apprends-moi des choses nouvelles. Continue.
— C’est un emploi qui est.
— Jure-le-moi sur l’âme que tu n’as pas.
— Je le jure.
— Je ne te crois point.
— Merci, madame.
— Donc tu voudrais ? … Recommence.
— Décacheter les bouteilles de la mer.
— Voilà une fonction qui ne doit pas donner grande fatigue. C’est comme peigner le cheval de bronze.
— À peu près.
— Ne rien faire. C’est en effet la place qu’il te faut. Tu es bon à cela.
— Vous voyez que je suis propre à quelque chose.
— Ah çà ! tu bouffonnes. La place existe-t-elle ?

Barkilphedro prit l’attitude de la gravité déférente.

— Madame, vous avez un père auguste, Jacques II, roi, et un beau-frère illustre, Georges de Danemark, duc de Cumberland. Votre père a été et votre beau-frère est lord-amiral d’Angleterre.
— Sont-ce là les nouveautés que tu viens m’apprendre ? Je sais cela aussi bien que toi.
— Mais voici ce que Votre Grâce ne sait pas. Il y a dans la mer trois sortes de choses : celles qui sont au fond de l’eau, Lagon ; celles qui flottent sur l’eau, Flotson et celles que l’eau rejette sur la terre, Jetson.
— Après ?
— Ces trois choses-là. Lagon, Flotson, Jetson, appartiennent au lord haut-amiral.
— Après ?
— Votre Grâce comprend ?
— Non.
— Tout ce qui est dans la mer, ce qui s’engloutit, ce qui surnage et ce qui s’échoue, tout, appartient à l’amiral d’Angleterre.
— Tout. Soit. Ensuite ?
— Excepté l’esturgeon, qui appartient au roi.
— J’aurais cru, dit Josiane, que tout cela appartenait à Neptune.
— Neptune est un imbécile. Il a tout lâché. Il a laissé tout prendre aux anglais.
— Conclus.
— Les prises de mer ; c’est le nom qu’on donne à ces trouvailles-là.
— Soit.
— C’est inépuisable. Il y a toujours quelque chose qui naufrage, quelque chose qui flotte, quelque chose qui aborde. C’est la contribution de la mer. La mer paie impôt à l’Angleterre.
— Je veux bien. Mais conclus.
— Votre Grâce comprend que de cette façon l’océan crée un bureau.
— Où ça ?
— À l’amirauté.
— Quel bureau ?
— Le bureau des prises de mer.
— Eh bien ?
— Le bureau se subdivise en trois offices, Lagon, Flotson, Jetson ; et pour chaque office il y a un officier.
— Et puis ?
— Un navire en pleine mer veut donner un avis quelconque à la terre, qu’il navigue en telle latitude, qu’il rencontre un monstre marin, qu’il est en vue d’une côte, qu’il est en détresse, qu’il va sombrer, qu’il est perdu, et cœtera, le patron prend une bouteille, met dedans un morceau de papier où il a écrit la chose, cachette le goulot, et jette la bouteille à la mer. Si la bouteille va au fond, cela regarde l’officier Lagon ; si elle flotte, cela regarde l’officier Flotson ; si elle est portée à terre par les vagues, cela regarde l’officier Jetson.
— Et tu voudrais être l’officier Jetson ?
— Précisément.
— Et c’est ce que tu appelles être déboucheur de bouteilles de l’océan ?
— Puisque la place existe.
— Pourquoi désires-tu cette dernière place plutôt que les deux autres ?
— Parce qu’elle est vacante en ce moment.
— En quoi consiste l’emploi ?
— Madame, en 1595, une bouteille goudronnée trouvée par un pêcheur de congre dans les sables d’échouage d’Epidium Promontoriuni fut portée à la reine Élisabeth, et un parchemin qu’on tira de cette bouteille fit savoir à l’Angleterre que la Hollande avait pris sans rien dire un pays inconnu, la nouvelle Zemble, Nova Zemla, que cette prise avait eu lieu en juin 1596, que dans ce pays-là on était mangé par les ours, et que la manière d’y passer l’hiver était indiquée sur un papier enfermé dans un étui de mousquet suspendu dans la cheminée de la maison de bois bâtie dans l’île et laissée par les hollandais qui étaient tous morts, et que cette cheminée était faite d’un tonneau défoncé, emboîté dans le toit.
— Je comprends peu ton amphigouri.
— Soit. Élisabeth comprit. Un pays de plus pour la Hollande, c’était un pays de moins pour l’Angleterre. La bouteille qui avait donné l’avis fut tenue pour chose importante. Et à partir de ce jour, ordre fut intimé à quiconque trouverait une bouteille cachetée au bord de la mer de la porter à l’amiral d’Angleterre, sous peine de potence. L’amiral commet pour ouvrir ces bouteilles-là un officier, lequel informe du contenu sa majesté, s’il y a lieu.
— Arrive-t-il souvent de ces bouteilles à l’amirauté ?
— Rarement. Mais c’est égal. La place existe. Il y a pour la fonction chambre et logis à l’amirauté.
— Et cette manière de ne rien faire, combien la paie-t-on ?
— Cent guinées par an.
— Tu me déranges pour cela ?
— C’est de quoi vivre.
— Gueusement.
— Comme il sied à ceux de ma sorte.
— Cent guinées, c’est une fumée.
— Ce qui vous fait vivre une minute nous fait vivre un an, nous autres. C’est l’avantage qu’ont les pauvres.
— Tu auras la place.

Huit jours après, grâce à la bonne volonté de Josiane, grâce au crédit de lord David Dirry-Moir, Barkilphedro, sauvé désormais, tiré du provisoire, posant maintenant le pied sur un terrain solide, logé, défrayé, rente de cent guinées, était installé à l’amirauté.