L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-1-XI

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 215-218).

XI

barkilphedro en embuscade

Trouver l’endroit sensible de Josiane et la frapper là ; telle était, pour toutes les causes que nous venons de dire, la volonté imperturbable de Barkilphedro.

Vouloir ne suffit pas ; il faut pouvoir.

Comment s’y prendre ?

Là était la question.

Les chenapans vulgaires font soigneusement le scénario de la coquinerie qu’ils veulent commettre. Ils ne se sentent pas assez forts pour saisir l’incident au passage, pour en prendre possession de gré ou de force, et pour le contraindre à les servir. De là des combinaisons préliminaires que les méchants profonds dédaignent. Les méchants profonds ont pour tout a priori leur méchanceté ; ils se bornent à s’armer de toutes pièces, préparent plusieurs en-cas variés, et, comme Barkilphedro, épient tout bonnement l’occasion. Ils savent qu’un plan façonné d’avance court risque de mal s’emboîter dans l’événement qui se présentera. On ne se rend pas comme cela maître du possible et l’on n’en fait point ce qu’on veut. On n’a point de pourparler préalable avec la destinée. Demain ne nous obéit pas. Le hasard a une certaine indiscipline.

Aussi le guettent-ils pour lui demander sans préambule, d’autorité, et sur-le-champ, sa collaboration. Pas de plan, pas d’épure, pas de maquette, pas de soulier tout fait chaussant mal l’inattendu. Ils plongent à pic dans la noirceur. La mise à profit immédiate et rapide du fait quelconque qui peut aider, c’est là l’habileté qui distingue le méchant efficace, et qui élève le coquin à la dignité de démon. Brusquer le sort, c’est le génie.

Le vrai scélérat vous frappe comme une fronde, avec le premier caillou venu.

Les malfaiteurs capables comptent sur l’imprévu, cet auxiliaire stupéfait de tant de crimes.

Empoigner l’incident, sauter dessus ; il n’y a pas d’autre Art Poétique pour ce genre de talent.

Et, en attendant, savoir à qui l’on a affaire. Sonder le terrain.

Pour Barkilphedro, le terrain était la reine Anne.

Barkilphedro approchait la reine.

De si près que, parfois, il s’imaginait entendre les monologues de sa majesté. Quelquefois, il assistait, point compté, aux conversations des deux sœurs. On ne lui défendait pas le glissement d’un mot. Il en profitait pour s’amoindrir. Façon d’inspirer confiance.

C’est ainsi qu’un jour, à Hampton-Court, dans le jardin, étant derrière la duchesse, qui était derrière la reine, il entendit Anne, se conformant lourdement à la mode, émettre des sentences.

— Les bêtes sont heureuses, disait la reine, elles ne risquent pas d’aller en enfer.
— Elles y sont, répondit Josiane.

Cette réponse, qui substituait brusquement la philosophie à la religion, déplut. Si par hasard c’était profond, Anne se sentait choquée.

— Ma chère, dit-elle à Josiane, nous parlons de l’enfer comme deux sottes. Demandons à Barkilphedro ce qu’il en est. Il doit savoir ces choses-là.
— Comme diable ? demanda Josiane.
— Comme bête, répondit Barkilphedro.

Et il salua.

— Madame, dit la reine à Josiane, il a plus d’esprit que nous.

Pour un homme comme Barkilphedro, approcher la reine, c’était la tenir. Il pouvait dire : Je l’ai. Maintenant il lui fallait la manière de s’en servir.

Il avait pied en cour. Être posté, c’est superbe. Aucune chance ne pouvait lui échapper. Plus d’une fois il avait fait sourire méchamment la reine. C’était avoir un permis de chasse.

Mais n’y avait-il aucun gibier réservé ? Ce permis de chasse allait-il jusqu’à casser l’aile ou la patte à quelqu’un comme la propre sœur de sa majesté ?

Premier point à éclaircir. La reine aimait-elle sa sœur ?

Un faux pas peut tout perdre. Barkilphedro observait.

Avant d’entamer la partie, le joueur regarde ses cartes. Quels atouts a-t-il ? Barkilphedro commença par examiner l’âge des deux femmes : Josiane, vingt-trois ans ; Anne, quarante et un ans. C’était bien. Il avait du jeu.

Le moment où la femme cesse de compter par printemps et commence à compter par hivers, est irritant. Sourde rancune contre le temps, qu’on a en soi. Les jeunes belles épanouies, parfums pour les autres, sont pour vous épines, et de toutes ces roses vous sentez la piqûre. Il semble que toute cette fraîcheur vous est prise, et que la beauté ne décroît en vous que parce qu’elle croît chez les autres.

Exploiter cette mauvaise humeur secrète, creuser la ride d’une femme de quarante ans qui est reine, cela était indiqué à Barkilphedro.

L’envie excelle à exciter la jalousie comme le rat à faire sortir le crocodile.

Barkilphedro attachait sur Anne son regard magistral.

Il voyait dans la reine comme on voit dans une stagnation. Le marécage a sa transparence. Dans une eau sale on voit des vices ; dans une eau trouble on voit des inepties. Anne n’était qu’une eau trouble.

Des embryons de sentiments et des larves d’idées se mouvaient dans cette cervelle épaisse.

C’était peu distinct. Cela avait à peine des contours. C’étaient des réalités pourtant, mais informes. La reine pensait ceci. La reine désirait cela. Préciser quoi était difficile. Les transformations confuses qui s’opèrent dans l’eau croupissante sont malaisées à étudier.

La reine, habituellement obscure, avait par instants des échappées bêtes et brusques. C’était là ce qu’il fallait saisir. Il fallait la prendre sur le fait. Qu’est-ce que la reine Anne, dans son for intérieur, voulait à la duchesse Josiane ? Du bien, ou du mal ?

Problème. Barkilphedro se le posa.

Ce problème résolu, on pourrait aller plus loin.

Divers hasards servirent Barkilphedro. Et surtout sa ténacité au guet. Anne était, du côté de son mari, un peu parente de la nouvelle reine de Prusse, femme du roi aux cent chambellans, de laquelle elle avait un portrait peint sur émail d’après le procédé de Turquet de Mayerne. Cette reine de Prusse avait, elle aussi, une sœur cadette illégitime, la baronne Drika.

Un jour, Barkilphedro présent, Anne fît à l’ambassadeur de Prusse des questions sur cette Drika.

— On la dit riche ?
— Très riche, répondit l’ambassadeur.
— Elle a des palais ?
— Plus magnifiques que ceux de la reine sa sœur.
— Qui doit-elle épouser ?
— Un très grand seigneur, le comte Gormo.
— Joli ?
— Charmant.
— Elle est jeune ?
— Toute jeune.
— Aussi belle que la reine ?

L’ambassadeur baissa la voix et répondit :

— Plus belle.
— Ce qui est insolent, murmura Barkilphedro.

La reine eut un silence, puis s’écria :

— Ces bâtardes !

Barkilphedro nota ce pluriel.

Une autre fois, à une sortie de chapelle où Barkilphedro se tenait assez près de la reine derrière les deux grooms de l’aumônerie, lord David Dirry-Moir, traversant des rangées de femmes, fit sensation par sa bonne mine. Sur son passage éclatait un brouhaha d’exclamations féminines : — Qu’il est élégant ! — Qu’il est galant ! — Qu’il a grand air ! — Qu’il est beau !

— Comme c’est désagréable ! grommela la reine.

Barlkilphedro entendit.

Il était fixé.

On pouvait nuire à la duchesse sans déplaire à la reine.

Le premier problème était résolu.

Maintenant le deuxième se présentait.

Comment faire pour nuire à la duchesse ?

Quelle ressource pouvait, pour un but si ardu, lui offrir son misérable emploi ?

Aucune, évidemment.