L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-10-IV

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 530-535).

IV

non. là-haut

Tout à coup, Dea, se dégageant de l’embrassement de Gwynplaine, se souleva. Elle appuyait ses deux mains sur son cœur, comme pour l’empêcher de se déranger.

— Qu’est-ce que j’ai ? dit-elle. J’ai quelque chose. La joie, cela étouffe. Ce n’est rien. C’est bon. En reparaissant, ô mon Gwynplaine, tu m’as donné un coup. Un coup de bonheur. Tout le ciel qui vous entre dans le cœur, c’est un enivrement. Toi absent, je me sentais expirer. La vraie vie qui s’en allait, tu me l’as rendue. J’ai eu en moi comme un déchirement, le déchirement des ténèbres, et j’ai senti monter la vie, une vie ardente, une vie de fièvre et de délices. C’est extraordinaire, cette vie-là, que tu viens de me donner. Elle est si céleste qu’on souffre un peu. C’est comme si l’âme grandissait et avait de la peine à tenir dans notre corps. Cette vie des séraphins, cette plénitude, elle reflue jusqu’à ma tête, et me pénètre. J’ai comme un battement d’ailes dans la poitrine. Je me sens étrange, mais bien heureuse. Gwynplaine, tu m’as ressuscitée.

Elle rougit, puis pâlit, puis rougit encore, et tomba.

— Hélas ! dit Ursus, tu l’as tuée.

Gwynplaine étendit les bras vers Dea. L’angoisse suprême survenant dans la suprême extase, quel choc ! Il fût lui-même tombé, s’il n’eût eu à la soutenir.

— Dea ! cria-t-il frémissant, qu’est-ce que tu as ?
— Rien, dit-elle. Je t’aime.

Elle était dans les bras de Gwynplaine comme un linge qu’on a ramassé.

Ses mains pendaient.

Gwynplaine et Ursus couchèrent Dea sur le matelas. Elle dit faiblement :

— Je ne respire pas couchée.

Ils la mirent sur son séant.

Ursus dit :

— Un oreiller !

Elle répondit :

— Pourquoi ? j’ai Gwynplaine.

Et elle posa sa tête sur l’épaule de Gwynplaine, assis derrière elle et la soutenant, l’œil plein d’un égarement infortuné.

— Ah ! dit-elle, comme je suis bien ! Ursus lui avait saisi le poignet, et comptait les pulsations de l’artère. Il ne hochait pas le front, il ne disait rien, et l’on ne pouvait deviner ce qu’il pensait qu’aux rapides mouvements de ses paupières, s’ouvrant et se refermant convulsivement, comme pour empêcher un flot de larmes de sortir.

— Qu’a-t-elle ? demanda Gwynplaine.

Ursus appuya son oreille contre le flanc gauche de Dea.

Gwynplaine répéta ardemment sa question, en tremblant qu’Ursus ne lui répondît.

Ursus regarda Gwynplaine, puis Dea. Il était livide. Il dit :

— Nous devons être à la hauteur de Canterbury. La distance d’ici à Gravesend n’est pas très grande. Nous aurons beau temps toute la nuit. Il n’y a pas à craindre d’attaque en mer, parce que les flottes de guerre sont sur la côte d’Espagne. Nous aurons un bon passage.

Dea, ployée et de plus en plus pâle, pétrissait dans ses doigts convulsifs l’étoffe de sa robe. Elle eut un soupir inexprimablement pensif, et murmura :

— Je comprends ce que c’est. Je meurs.

Gwynplaine se leva terrible. Ursus soutint Dea.

— Mourir ! Toi mourir ! non, cela ne sera pas. Tu ne peux pas mourir. Mourir à présent ! mourir tout de suite ! c’est impossible. Dieu n’est pas féroce. Te rendre et te reprendre dans la même minute ! Non. Ces choses-là ne se font pas. Alors c’est que Dieu voudrait qu’on doute de lui. Alors c’est que tout serait un piège, la terre, le ciel, le berceau des enfants, l’allaitement des mères, le cœur humain, l’amour, les étoiles ! c’est que Dieu serait un traître et l’homme une dupe ! c’est qu’il n’y aurait rien ! c’est qu’il faudrait insulter la création ! c’est que tout serait un abîme ! Tu ne sais ce que tu dis, Dea ! tu vivras. J’exige que tu vives. Tu dois m’obéir. Je suis ton mari et ton maître. Je te défends de me quitter. Ah ciel ! Ah misérables hommes ! Non, cela ne se peut pas. Et je resterais sur cette terre après toi ! Cela est tellement monstrueux qu’il n’y aurait plus de soleil. Dea, Dea, remets-toi. C’est un petit moment d’angoisse qui va passer. On a quelquefois des frissons, et puis on n’y pense plus. J’ai absolument besoin que tu te portes bien et que tu ne souffres plus. Toi mourir ! qu’est-ce que je t’ai fait ? D’y penser, ma raison s’en va. Nous sommes l’un à l’autre, nous nous aimons. Tu n’as pas de motif de t’en aller. Ce serait injuste. Ai-je commis des crimes ? Tu m’as pardonné d’ailleurs. Oh ! tu ne veux pas que je devienne un désespéré, un scélérat, un furieux, un damné ! Dea ! je t’en prie, je t’en conjure, je t’en supplie à mains jointes, ne meurs pas.

Et, crispant ses poings dans ses cheveux, agonisant d’épouvante, étouffé de pleurs, il se jeta à ses pieds.

— Mon Gwynplaine, dit Dea, ce n’est pas ma faute.

Il lui vint aux lèvres un peu d’écume rose qu’Ursus essuya d’un pan de la robe sans que Gwynplaine prosterné le vît. Gwynplaine tenait les pieds de Dea embrassés, et l’implorait avec toutes sortes de mots confus.

— Je te dis que je ne veux pas. Toi, mourir ! je n’en ai pas la force. Mourir oui, mais ensemble. Pas autrement. Toi mourir, Dea ! Il n’y a pas moyen que j’y consente. Ma divinité ! mon amour ! comprends donc que je suis là. Je te jure que tu vivras. Mourir ! mais c’est qu’alors tu ne te figures pas ce que je deviendrais après ta mort. Si tu avais l’idée du besoin que j’ai de ne pas te perdre, tu verrais que c’est positivement impossible, Dea ! Je n’ai que toi, vois-tu. Ce qui m’est arrivé est extraordinaire. Tu ne t’imagines pas que je viens de traverser toute la vie en quelques heures. J’ai reconnu une chose, c’est qu’il n’y avait rien du tout. Toi, tu existes. Si tu n’y es pas, l’univers n’a plus de sens. Reste. Aie pitié de moi. Puisque tu m’aimes, vis. Je viens de te retrouver, c’est pour te garder. Attends un peu. On ne s’en va pas comme cela quand on est à peine ensemble depuis quelques instants. Ne t’impatiente pas. Ah ! mon Dieu, que je souffre ! Tu ne m’en veux pas, n’est-ce pas ? Tu comprends bien que je n’ai pas pu faire autrement puisque c’est le wapentake qui est venu me chercher. Tu vas voir que tu vas respirer mieux tout à l’heure. Dea, tout vient de s’arranger. Nous allons être heureux. Ne me mets pas au désespoir. Dea ! je ne t’ai rien fait !

Ces paroles n’étaient pas dites, mais sanglotées. On y sentait un mélange d’accablement et de révolte. Il sortait de la poitrine de Gwynplaine un gémissement qui eût attiré des colombes et un rugissement qui eût fait reculer des lions.

Dea lui répondit, d’une voix de moins en moins distincte, s’arrêtant presque à chaque mot :

— Hélas ! c’est inutile. Mon bien-aimé, je vois bien que tu fais ce que tu peux. Il y a une heure, je voulais mourir, à présent je ne voudrais plus. Gwynplaine, mon Gwynplaine adoré, comme nous avons été heureux ! Dieu t’avait mis dans ma vie, il me retire de la tienne. Voilà que je m’en vais. Tu te souviendras de la Green-Box, n’est-ce pas ? et de ta pauvre petite Dea aveugle ? Tu te souviendras de ma chanson. N’oublie pas mon son de voix, et la manière dont je te disais : Je t’aime ! Je reviendrai te le dire, la nuit, quand tu dormiras. Nous nous étions retrouvés, mais c’était trop de joie. Cela devait finir tout de suite. C’est décidément moi qui pars la première. J’aime bien mon père Ursus, et notre frère Homo. Vous êtes bons. L’air manque ici. Ouvrez la fenêtre. Mon Gwynplaine, je ne te l’ai pas dit, mais parce qu’il y a eu une fois une femme qui est venue, j’ai été jalouse. Tu ne sais même pas de qui je veux parler, pas vrai ? Couvrez-moi les bras. J’ai un peu froid. Et Fibi ? Et Vinos ? où sont-elles ? On finit par aimer tout le monde. On prend en amitié les personnes qui vous ont vu être heureux. On leur sait gré d’avoir été là pendant qu’on était content. Pourquoi tout cela est-il passé ? Je n’ai pas bien compris ce qui est arrivé depuis deux jours. Maintenant je meurs. Vous me laisserez dans ma robe. Tantôt en la mettant je pensais bien que ce serait mon suaire. Je veux la garder. Il y a des baisers de Gwynplaine dessus. Oh ! j’aurais pourtant bien voulu vivre encore. Quelle vie charmante nous avions dans notre pauvre cabane qui roulait ! On chantait. J’écoutais les battements de mains ! Comme c’était bon, n’être jamais séparés ! Il me semblait que j’étais dans un nuage avec vous, je me rendais bien compte de tout, je distinguais un jour de l’autre, quoique aveugle, je reconnaissais que c’était le matin parce que j’entendais Gwynplaine, je reconnaissais que c’était la nuit parce que je rêvais de Gwynplaine. Je sentais autour de moi une enveloppe qui était son âme. Nous nous sommes doucement adorés. Tout cela s’en va, et il n’y aura plus de chansons. Hélas ! ce n’est donc pas possible de vivre encore ! Tu penseras à moi, mon bien-aimé.

Sa voix allait s’affaiblissant. La décroissance lugubre de l’agonie lui ôtait l’haleine. Elle repliait son pouce sous ses doigts, signe que la dernière minute approche. Le bégaiement de l’ange commençant semblait s’ébaucher dans ce doux râle de la vierge.

Elle murmura :

— Vous vous souviendrez, n’est-ce pas, parce que ce serait bien triste que je sois morte si l’on ne se souvenait pas de moi. J’ai quelquefois été méchante. Je vous demande à tous pardon. Je suis bien certaine que, si le bon Dieu avait voulu, comme nous ne tenons pas beaucoup de place, nous aurions encore été heureux, mon Gwynplaine, puisqu’on aurait gagné sa vie et qu’on aurait été ensemble dans un autre pays, mais le bon Dieu n’a pas voulu. Je ne sais pas du tout pourquoi je meurs. Puisque je ne me plaignais pas d’être aveugle, je n’offensais personne. Je n’aurais pas mieux demandé que de rester toujours aveugle à côté de toi. Oh ! comme c’est triste de s’en aller !

Ses paroles haletaient, et s’éteignaient l’une après l’autre, comme si l’on eût soufflé dessus. On ne l’entendait presque plus.

— Gwynplaine ! reprit-elle, n’est-ce pas ? tu penseras à moi. J’en aurai besoin, quand je serai morte.

Et elle ajouta :

— Oh ! retenez-moi !

Puis, après un silence, elle dit :

— Viens me rejoindre le plus tôt que tu pourras. Je vais être bien malheureuse sans toi, même avec Dieu. Ne me laisse pas trop longtemps seule, mon doux Gwynplaine ! C’est ici qu’était le paradis. Là-haut, ce n’est que le ciel. Ah ! j’étouffe ! Mon bien-aimé, mon bien-aimé, mon bien-aimé !

— Grâce ! cria Gwynplaine.
— Adieu ! dit-elle.
— Grâce ! répéta Gwynplaine.

Et il colla sa bouche aux belles mains glacées de Dea.

Elle fut un moment comme si elle ne respirait plus.

Puis elle se haussa sur ses coudes, un profond éclair traversa ses yeux, et elle eut un ineffable sourire. Sa voix éclata, vivante.

— Lumière ! cria-t-elle. Je vois.

Et elle expira.

Elle retomba étendue et immobile sur le matelas.

— Morte, dit Ursus.

Et le pauvre vieux bonhomme, comme s’écroulant sous le désespoir, prosterna sa tête chauve et enfouit son visage sanglotant dans les plis de la robe aux pieds de Dea. Il demeura là, évanoui.

Alors Gwynplaine fut effrayant.

Il se dressa debout, leva le front, et considéra au-dessus de sa tête l’immense nuit.

Puis, vu de personne, regardé pourtant peut-être dans ces ténèbres par quelqu’un d’invisible, il étendit les bras vers la profondeur d’en haut, et dit :

— Je viens.

Et il se mit à marcher, dans la direction du bord, sur le pont du navire, comme si une vision l’attirait.

À quelques pas c’était l’abîme.

Il marchait lentement, il ne regardait pas à ses pieds.

Il avait le sourire que Dea venait d’avoir.

Il allait droit devant lui. Il semblait voir quelque chose. Il avait dans la prunelle une lueur qui était comme la réverbération d’une âme aperçue au loin.

Il cria : « Oui ! »

À chaque pas il se rapprochait du bord.

Il marchait tout d’une pièce, les bras levés, la tête renversée en arrière, l’œil fixe, avec un mouvement de fantôme.

Il avançait sans hâte et sans hésitation, avec une précision fatale, comme s’il n’eût pas eu tout près le gouffre béant et la tombe ouverte.

Il murmurait : « Sois tranquille. Je te suis. Je distingue très bien le signe que tu me fais. »

Il ne quittait pas des yeux un point du ciel, au plus haut de l’ombre. Il souriait. Le ciel était absolument noir, il n’y avait plus d’étoiles, mais évidemment il en voyait une.

Il traversa le tillac.

Après quelques pas rigides et sinistres, il parvint à l’extrême bord.

— J’arrive, dit-il. Dea, me voilà.

Et il continua de marcher. Il n’y avait pas de parapet. Le vide était devant lui. Il y mit le pied.

Il tomba.

La nuit était épaisse et sourde, l’eau était profonde, il s’engloutit. Ce fut une disparition calme et sombre. Personne ne vit ni n’entendit rien. Le navire continua de voguer et le fleuve de couler.

Peu après le navire entra dans l’océan.

Quand Ursus revint à lui, il ne vit plus Gwynplaine, et il aperçut près du bord Homo qui hurlait dans l’ombre en regardant la mer.