L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-2-VIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 247-251).

VIII

non seulement le bonheur, mais la prospérité.

Que de choses vraies dans les contes ! La brûlure du diable invisible qui vous touche, c’est le remords d’une mauvaise pensée.

Chez Gwynplaine, la mauvaise pensée ne parvenait point à éclore, et il n’y avait jamais remords. Mais il y avait parfois regret.

Vagues brumes de la conscience.

Qu’était-ce ? Rien.

Leur bonheur était complet. Tellement complet qu’ils n’étaient même plus pauvres.

De 1689 à 1704 une transfiguration avait eu lieu.

Il arrivait parfois, en cette année 1704, qu’à la nuit tombante, dans telle ou telle petite ville du littoral, un vaste et lourd fourgon, traîné par deux chevaux robustes, faisait son entrée. Cela ressemblait à une coque de navire qu’on aurait renversée, la quille pour toit, le pont pour plancher, et mise sur quatre roues. Les roues étaient égales toutes quatre et hautes comme des roues de fardier. Roues, timon et fourgon, tout était badigeonné en vert, avec une gradation rythmique de nuances qui allait du vert bouteille pour les roues au vert pomme pour la toiture. Cette couleur verte avait fini par faire remarquer cette voiture, et elle était connue dans les champs de foire ; on l’appelait la Green-Box, ce qui veut dire la Boîte-Verte. Cette Green-Box n’avait que deux fenêtres, une à chaque extrémité, et à l’arrière une porte avec marchepied. Sur le toit, d’un tuyau peint en vert comme le reste, sortait une fumée. Cette maison en marche était toujours vernie à neuf et lavée de frais. À l’avant, sur un strapontin adhérent au fourgon et ayant pour porte la fenêtre, au-dessus de la croupe des chevaux, à côté d’un vieillard qui tenait les guides et dirigeait l’attelage, deux femmes bréhaignes, c’est-à-dire bohémiennes, vêtues en déesses, sonnaient de la trompette. L’ébahissement des bourgeois contemplait et commentait cette machine, fièrement cahotante.

C’était l’ancien établissement d’Ursus, amplifié par le succès, et de tréteau promu théâtre.

Une espèce d’être entre chien et loup était enchaîné sous le fourgon.

C’était Homo.

Le vieux cocher qui menait les hackneys était la personne même du philosophe. D’où venait cette croissance de la cahute misérable en berlingot olympique ?

De ceci : Gwynplaine était célèbre.

C’était avec un flair vrai de ce qui est la réussite parmi les hommes qu’Ursus avait dit à Gwynplaine : On a fait ta fortune.

Ursus, on s’en souvient, avait fait de Gwynplaine son élève. Des inconnus avaient travaillé le visage. Il avait, lui, travaillé l’intelligence, et derrière ce masque si bien réussi il avait mis le plus qu’il avait pu de pensée. Dès que l’enfant grandi lui en avait paru digne, il l’avait produit sur la scène, c’est-à-dire sur le devant de la cahute. L’effet de cette apparition avait été extraordinaire. Tout de suite les passants avaient admiré. Jamais on n’avait rien vu de comparable à ce surprenant mime du rire. On ignorait comment ce miracle d’hilarité communicable était obtenu, les uns le croyaient naturel, les autres le déclaraient artificiel, et, les conjectures s’ajoutant à la réalité, partout, dans les carrefours, dans les marchés, dans toutes les stations de foire et de fête, la foule se ruait vers Gwynplaine. Grâce à cette « great attraction », il y avait eu dans la pauvre escarcelle du groupe nomade pluie de liards d’abord, ensuite de gros sous, et enfin de shellings. Un lieu de curiosité épuisé, on passait à l’autre. Rouler n’enrichit pas une pierre, mais enrichit une cahute ; et d’année en année, de ville en ville, avec l’accroissement de la taille et de la laideur de Gwynplaine, la fortune prédite par Ursus était venue.

— Quel service on t’a rendu là, mon garçon ! disait Ursus.

Cette « fortune » avait permis à Ursus, administrateur du succès de Gwynplaine, de faire construire la charrette de ses rêves, c’est-à-dire un fourgon assez vaste pour porter un théâtre et semer la science et l’art dans les carrefours. De plus, Ursus avait pu ajouter au groupe composé de lui, d’Homo, de Gwynplaine et de Dea, deux chevaux et deux femmes, lesquelles étaient dans la troupe déesses, nous venons de le dire, et servantes. Un frontispice mythologique était utile alors à une baraque de bateleurs. « Nous sommes un temple errant », disait Ursus.

Ces deux bréhaignes, ramassées par le philosophe dans le pêle-mêle nomade des bourgs et faubourgs, étaient laides et jeunes, et s’appelaient, par la volonté d’Ursus, l’une Phœbé et l’autre Vénus. Lisez : Fibi et Vinos. Attendu qu’il est convenable de se conformer à la prononciation anglaise.

Phœbé faisait la cuisine et Vénus scrobait le temple.

De plus, les jours de performance, elles habillaient Dea.

En dehors de ce qui est, pour les bateleurs comme pour les princes, « la vie publique », Dea était, comme Fibi et Vinos, vêtue d’une jupe florentine en toile fleurie et d’un capingot de femme qui, n’ayant pas de manches, laissait les bras libres. Ursus et Gwynplaine portaient des capingots d’hommes, et, comme les matelots de guerre, de grandes chausses à la marine. Gwynplaine avait en outre, pour les travaux et les exercices de force, autour du cou et sur les épaules une esclavine de cuir. Il soignait les chevaux. Ursus et Homo avaient soin l’un de l’autre.

Dea, à force d’être habituée à la Green-Box, allait et venait dans l’intérieur de la maison roulante presque avec aisance, et comme si elle y voyait. L’œil qui eût pu pénétrer dans la structure intime et dans l’arrangement de cet édifice ambulant eût aperçu dans un angle, amarrée aux parois et immobile sur ses quatre roues, l’antique cahute d’Ursus mise à la retraite, ayant permission de se rouiller, et désormais dispensée de rouler comme Homo de traîner.

Cette cahute, rencognée à l’arrière à droite de la porte, servait de chambre et de vestiaire à Ursus et à Gwynplaine. Elle contenait maintenant deux lits. Dans le coin vis-à-vis était la cuisine.

Un aménagement de navire n’est pas plus concis et plus précis que ne l’était l’appropriation intérieure de la Green-Box. Tout y était casé, rangé, prévu, voulu.

Le berlingot était coupé en trois compartiments cloisonnés. Les compartiments communiquaient par des baies libres et sans porte. Une pièce d’étoffe tombante les fermait à peu près. Le compartiment d’arrière était le logis des hommes, le compartiment d’avant était le logis des femmes, le compartiment du milieu, séparant les deux sexes, était le théâtre. Les effets d’orchestre et de machines étaient dans la cuisine. Une soupente sous la voussure du toit contenait les décors, et en ouvrant une trappe à cette soupente on démasquait des lampes qui produisaient des magies d’éclairage.

Ursus était le poëte de ces magies. C’était lui qui faisait les pièces.

Il avait des talents divers, il faisait des tours de passe-passe très particuliers. Outre les voix qu’il faisait entendre, il produisait toutes sortes de choses inattendues, des chocs de lumière et d’obscurité, des formations spontanées de chiffres ou de mots à volonté sur une cloison, des clairs-obscurs mêlés d’évanouissements de figures, force bizarreries parmi lesquelles, inattentif à la foule qui s’émerveillait, il semblait méditer.

Un jour Gwynplaine lui avait dit :

— Père, vous avez l’air d’un sorcier.

Et Ursus avait répondu :

— Cela tient peut-être à ce que je le suis.

La Green-Box, fabriquée sur la savante épure d’Ursus, offrait ce raffinement ingénieux qu’entre les deux roues de devant et de derrière, le panneau central de la façade de gauche tournait sur charnière à l’aide d’un jeu de chaînes et de poulies, et s’abattait à volonté comme un pont-levis. En s’abattant il mettait en liberté trois supports fléaux à gonds qui, gardant la verticale pendant que le panneau s’abaissait, venaient se poser droits sur le sol comme les pieds d’une table, et soutenaient au-dessus du pavé, ainsi qu’une estrade, le panneau devenu plateau. En même temps le théâtre apparaissait, augmenté du plateau qui en faisait l’avant-scène. Cette ouverture ressemblait absolument à une bouche de l’enfer, au dire des prêcheurs puritains en plein vent qui s’en détournaient avec horreur. Il est probable que c’est pour une invention impie de ce genre que Solon donna des coups de bâton à Thespis.

Thespis du reste a duré plus longtemps qu’on ne croit. La charrette-théâtre existe encore. C’est sur des théâtres roulants de ce genre qu’au seizième et au dix-septième siècle on a joué en Angleterre les ballets et ballades d’Amner et de Pilkington, en France les pastorales de Gilbert Colin, en Flandre, aux kermesses, les doubles-chœurs de Clément, dit Non Papa, en Allemagne l’Adam et Eve de Theiles, et en Italie les parades vénitiennes d’Animuccia et de Ca-Fossis, les sylves de Gesualdo, prince de Venouse, le Satyre de Laura Guidiccioni, le Désespoir de Philène, la Mort d’Ugolin de Vincent Galilée, père de l’astronome, lequel Vincent Galilée chantait lui-même sa musique en s’accompagnant de la viole de gambe, et tous ces premiers essais d’opéra italien qui, dès 1580, ont substitué l’inspiration libre au genre madrigalesque.

Le chariot couleur d’espérance qui portait Ursus, Gwynplaine et leur fortune, et en tête duquel Fibi et Vinos trompettaient comme deux renommées, faisait partie de tout ce grand ensemble bohémien et littéraire.

Thespis n’eût pas plus désavoué Ursus que Congrio n’eût désavoué Gwynplaine.

À l’arrivée, sur les places des villages et des villes, dans les intervalles de la fanfare de Fibi et de Vinos, Ursus commentait les trompettes par des révélations instructives.

— Cette symphonie est grégorienne, s’écriait-il. Citoyens bourgeois, le sacramentaire grégorien, ce grand progrès, s’est heurté en Italie contre le rit ambrosien, et en Espagne contre le rit mozarabique, et n’en a triomphé que difficilement.

Après quoi, la Green-Box s’arrêtait dans un lieu quelconque du choix d’Ursus, et, le soir venu, le panneau avant-scène s’abaissait, le théâtre s’ouvrait, et la performance commençait.

Le théâtre de la Green-Box représentait un paysage peint par Ursus qui ne savait pas peindre, ce qui fait qu’au besoin le paysage pouvait représenter un souterrain. Le rideau, ce que nous appelons la toile, était une triveline de soie à carreaux contrastés.

Le public était dehors, dans la rue, sur la place, arrondi en demi-cercle devant le spectacle, sous le soleil, sous les averses, disposition qui faisait la pluie moins désirable pour les théâtres de ce temps-là que pour les théâtres d’à présent. Quand on le pouvait, on donnait les représentations dans une cour d’auberge, ce qui faisait qu’on avait autant de rangs de loges que d’étages de fenêtres. De cette manière, le théâtre étant plus clos, le public était plus payant.

Ursus était de tout, de la pièce, de la troupe, de la cuisine, de l’orchestre. Vinos battait du carcaveau, dont elle maniait à merveille les baguettes, et Fibi pinçait de la morache, qui est une sorte de guiterne. Le loup avait été promu utilité. Il faisait décidément partie de « la compagnie », et jouait dans l’occasion des bouts de rôle. Souvent, quand ils paraissaient côte à côte sur le théâtre, Ursus et Homo, Ursus dans sa peau d’ours bien lacée, Homo dans sa peau de loup mieux ajustée encore, on ne savait lequel des deux était la bête ; ce qui flattait Ursus.