L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-2-X

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 257-260).

X

coup d’œil de celui qui est hors de tout
sur les choses et sur les hommes.

L’homme a une pensée, se venger du plaisir qu’on lui fait. De là le mépris pour le comédien.

Cet être me charme, me divertit, me distrait, m’enseigne, m’enchante, me console, me verse l’idéal, m’est agréable et utile, quel mal puis-je lui rendre ? L’humiliation. Le dédain, c’est le soufflet à distance. Souffletons-le. Il me plaît, donc il est vil. Il me sert, donc je le hais. Où y a-t-il une pierre que je la lui jette ? Prêtre, donne la tienne. Philosophe, donne la tienne. Bossuet, excommunie-le. Rousseau, insulte-le. Orateur, crache-lui les cailloux de ta bouche. Ours, lance lui ton pavé. Lapidons l’arbre, meurtrissons le fruit, et mangeons-le. Bravo ! et À bas ! Dire les vers des poëtes, c’est être pestiféré. Histrion, va ! mettons-le au carcan dans son succès. Achevons-lui son triomphe en huée. Qu’il amasse la foule et qu’il crée la solitude. Et c’est ainsi que les classes riches, dites hautes classes, ont inventé pour le comédien cette forme d’isolement, l’applaudissement.

La populace est moins féroce. Elle ne haïssait point Gwynplaine. Elle ne le méprisait pas non plus. Seulement le dernier calfat du dernier équipage de la dernière caraque amarrée dans le dernier des ports d’Angleterre se considérait comme incommensurablement supérieur à cet amuseur de « la canaille », et estimait qu’un calfat est autant au-dessus d’un saltimbanque qu’un lord est au-dessus d’un calfat.

Gwynplaine était donc, comme tous les comédiens, applaudi et isolé. Du reste, ici-bas tout succès est crime, et s’expie. Qui a la médaille a le revers.

Pour Gwynplaine il n’y avait point de revers. En ce sens que les deux côtés de son succès lui agréaient. Il était satisfait de l’applaudissement, et content de l’isolement. Par l’applaudissement, il était riche ; par l’isolement, il était heureux.

Être riche, dans ces bas-fonds, c’est n’être plus misérable. C’est n’avoir plus de trous à ses vêtements, plus de froid dans son âtre, plus de vide dans son estomac. C’est manger à son appétit et boire à sa soif. C’est avoir tout le nécessaire, y compris un sou à donner à un pauvre. Cette richesse indigente, suffisante à la liberté, Gwynplaine l’avait.

Du côté de l’âme, il était opulent. Il avait l’amour. Que pouvait-il désirer ?

Il ne désirait rien.

La difformité de moins, il semble que ce pouvait être là une offre à lui faire. Comme il l’eût repoussée ! Quitter ce masque et reprendre son visage, redevenir ce qu’il avait été peut-être, beau et charmant, certes, il n’eût pas voulu ! Et avec quoi eût-il nourri Dea ? que fût devenue la pauvre et douce aveugle qui l’aimait ? Sans ce rictus qui faisait de lui un clown unique, il ne serait plus qu’un saltimbanque comme un autre, le premier équilibriste venu, un ramasseur de liards entre les fentes des pavés, et Dea n’aurait peut-être pas du pain tous les jours ! Il se sentait avec un profond orgueil de tendresse le protecteur de cette infirme céleste. Nuit, Solitude, Dénûment, Impuissance, Ignorance, Faim et Soif, les sept gueules béantes de la misère se dressaient autour d’elle, et il était le saint Georges combattant ce dragon. Et il triomphait de la misère. Comment ? par sa difformité. Par sa difformité, il était utile, secourable, victorieux, grand. Il n’avait qu’à se montrer, et l’argent venait. Il était le maître des foules ; il se constatait le souverain des populaces. Il pouvait tout pour Dea. Ses besoins, il y pourvoyait ; ses désirs, ses envies, ses fantaisies, dans la sphère limitée des souhaits possibles à un aveugle, il les contentait. Gwynplaine et Dea étaient, nous l’avons montré déjà, la providence l’un de l’autre. Il se sentait enlevé sur ses ailes, elle se sentait portée dans ses bras. Protéger qui vous aime, donner le nécessaire à qui vous donne les étoiles, il n’est rien de plus doux. Gwynplaine avait cette félicité suprême. Et il la devait à sa difformité. Cette difformité le faisait supérieur à tout. Par elle il gagnait sa vie, et la vie des autres ; par elle il avait l’indépendance, la liberté, la célébrité, la satisfaction intime, la fierté. Dans cette difformité, il était inaccessible. Les fatalités ne pouvaient rien contre lui au delà de ce coup où elles s’étaient épuisées, et qui lui avait tourné en triomphe. Ce fond de malheur était devenu un sommet élyséen. Gwynplaine était emprisonné dans sa difformité, mais avec Dea. C’était, nous l’avons dit, être au cachot dans le paradis. Il y avait entre eux et le monde des vivants une muraille. Tant mieux. Cette muraille les parquait, mais les défendait. Que pouvait-on contre Dea, que pouvait-on contre Gwynplaine, avec une telle fermeture de la vie autour d’eux ? Lui ôter le succès ? impossible. Il eut fallu lui ôter sa face. Lui ôter l’amour ? impossible. Dea ne le voyait point. L’aveuglement de Dea était divinement incurable. Quel inconvénient avait pour Gwynplaine sa difformité ? Aucun. Quel avantage avait-elle ? Tous. Il était aimé malgré cette horreur, et peut-être à cause d’elle. Infirmité et difformité s’étaient, d’instinct, rapprochées, et accouplées. Être aimé, est-ce que ce n’est pas tout ? Gwynplaine ne songeait à sa défiguration qu’avec reconnaissance. Il était béni dans ce stigmate. Il le sentait avec joie imperdable et éternel. Quelle chance que ce bienfait fût irrémédiable ! Tant qu’il y aurait des carrefours, des champs de foire, des routes où aller devant soi, du peuple en bas, du ciel en haut, on serait sûr de vivre, Dea ne manquerait de rien, on aurait l’amour ! Gwynplaine n’eût pas changé de visage avec Apollon. Être monstre était pour lui la forme du bonheur.

Aussi disions-nous en commençant que la destinée l’avait comblé. Ce réprouvé était un préféré.

Il était si heureux qu’il en venait à plaindre les hommes autour de lui. Il avait de la pitié de reste. C’était d’ailleurs son instinct de regarder un peu dehors, car aucun homme n’est tout d’une pièce et une nature n’est pas une abstraction ; il était ravi d’être muré, mais de temps en temps il levait la tête par-dessus le mur. Il n’en rentrait qu’avec plus de joie dans son isolement près de Dea, après avoir comparé.

Que voyait-il autour de lui ? Qu’était-ce que ces vivants dont son existence nomade lui montrait tous les échantillons, chaque jour remplacés par d’autres ? Toujours de nouvelles foules, et toujours la même multitude. Toujours de nouveaux visages et toujours les mêmes infortunes. Une promiscuité de ruines. Chaque soir toutes les fatalités sociales venaient faire cercle autour de sa félicité.

La Green-Box était populaire.

Le bas prix appelle la basse classe. Ce qui venait à lui, c’étaient les faibles, les pauvres, les petits. On allait à Gwynplaine comme on va au gin. On venait acheter pour deux sous d’oubli. Du haut de son tréteau, Gwynplaine passait en revue le sombre peuple. Son esprit s’emplissait de toutes ces apparitions successives de l’immense misère. La physionomie humaine est faite par la conscience et par la vie, et est la résultante d’une foule de creusements mystérieux. Pas une souffrance, pas une colère, pas une ignominie, pas un désespoir, dont Gwynplaine ne vît la ride. Ces bouches d’enfants n’avaient pas mangé. Cet homme était un père, cette femme était une mère, et derrière eux on devinait des familles en perdition. Tel visage sortait du vice et entrait au crime ; et l’on comprenait le pourquoi : ignorance et indigence. Tel autre offrait une empreinte de bonté première raturée par l’accablement social et devenue haine. Sur ce front de vieille femme on voyait la famine ; sur ce front de jeune fille on voyait la prostitution. Le même fait, offrant chez la jeune la ressource, et plus lugubre là. Dans cette cohue il y avait des bras, mais pas d’outils ; ces travailleurs ne demandaient pas mieux, mais le travail manquait. Parfois près de l’ouvrier un soldat venait s’asseoir, quelquefois un invalide, et Gwynplaine apercevait ce spectre, la guerre. Ici Gwynplaine lisait chômage, là exploitation, là servitude. Sur certains fronts il constatait on ne sait quel refoulement vers l’animalité, et ce lent retour de l’homme à la bête produit en bas par la pression des pesanteurs obscures du bonheur d’en haut. Dans ces ténèbres, il y avait pour Gwynplaine un soupirail. Ils avaient, lui et Dea, du bonheur par un jour de souffrance. Tout le reste était damnation. Gwynplaine sentait au-dessus de lui le piétinement inconscient des puissants, des opulents, des magnifiques, des grands, des élus du hasard ; au-dessous, il distinguait le tas de faces pâles des déshérités ; il se voyait, lui et Dea, avec leur tout petit bonheur, si immense, entre deux mondes ; en haut le monde allant et venant, libre, joyeux, dansant, foulant aux pieds ; en haut, le monde qui marche ; en bas, le monde sur qui l’on marche. Chose fatale, et qui indique un profond mal social, la lumière écrase l’ombre ! Gwynplaine constatait ce deuil. Quoi ! une destinée si reptile ! L’homme se traînant ainsi ! une telle adhérence à la poussière et à la fange, un tel dégoût, une telle abdication, et une telle abjection, qu’on a envie de mettre le pied dessus ! de quel papillon cette vie terrestre est-elle donc la chenille ? Quoi ! dans cette foule qui a faim et qui ignore, partout, devant tous, le point d’interrogation du crime ou de la honte ! l’inflexibilité des lois produisant l’amollissement des consciences ! pas un enfant qui ne croisse pour le rapetissement ! pas une vierge qui ne grandisse pour l’offre ! pas une rose qui ne naisse pour la bave ! Ses yeux parfois, curieux d’une curiosité émue, cherchaient à voir jusqu’au fond de cette obscurité où agonisaient tant d’efforts inutiles et où luttaient tant de lassitudes, familles dévorées par la société, mœurs torturées par les lois, plaies faites gangrènes par la pénalité, indigences rongées par l’impôt, intelligences à vau-l’eau dans un engloutissement d’ignorance, radeaux en détresse couverts d’affamés, guerres, disettes, râles, cris, disparitions ; et il sentait le vague saisissement de cette poignante angoisse universelle. Il avait la vision de toute cette écume du malheur sur le sombre pêle-mêle humain. Lui, il était au port, et il regardait autour de lui ce naufrage. Par moment, il prenait dans ses mains sa tête défigurée, et songeait.

Quelle folie que d’être heureux ! comme on rêve ! il lui venait des idées. L’absurde lui traversait le cerveau. Parce qu’il avait autrefois secouru un enfant, il sentait des velléités de secourir le monde. Des nuages de rêverie lui obscurcissaient parfois sa propre réalité ; il perdait le sentiment de la proportion jusqu’à se dire : « Que pourrait-on faire pour ce pauvre peuple ? » Quelquefois son absorption était telle qu’il le disait tout haut. Alors Ursus haussait les épaules et le regardait fixement. Et Gwynplaine continuait de rêver : « Oh ! si j’étais puissant, comme je viendrais en aide aux malheureux ! Mais que suis-je ? un atome. Que puis-je ? rien. »

Il se trompait. Il pouvait beaucoup pour les malheureux. Il les faisait rire. Et, nous l’avons dit, faire rire, c’est faire oublier.

Quel bienfaiteur sur la terre, qu’un distributeur d’oubli !