L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-3-I

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 271-273).

LIVRE TROISIÈME

commencement de la fêlure


I

l’inn tadcaster

Londres n’avait à cette époque qu’un pont, le Pont de Londres, avec des maisons dessus. Ce pont reliait à Londres Southwark, faubourg pavé et caillouté avec des galets de la Tamise, tout en ruettes et ruelles, ayant des lieux fort serrés et, comme la cité, quantité de bâtisses, logis et cahutes de bois, pêle-mêle combustible où l’incendie a ses aises. 1666 l’avait prouvé.

Southwark alors se prononçait Soudrie ; aujourd’hui on prononce Sousouore, à peu près. Du reste, une excellente manière de prononcer les noms anglais, c’est de ne pas les prononcer du tout. Ainsi, Southampton, dites Stpntn.

C’était le temps où Chatam se prononçait Je t’aime.

Le Southwark de ce temps-là ressemble au Southwark d’aujourd’hui comme Vaugirard ressemble à Marseille. C’était un bourg ; c’est une ville. Pourtant il s’y faisait un grand mouvement de navigation. Dans un long vieux mur cyclopéen sur la Tamise étaient scellés des anneaux où s’amarraient les coches de rivière. Ce mur s’appelait le mur d’Effroc ou Effroc-Stone. York, quand elle était saxonne, s’appelait Effroc. La légende contait qu’un duc d’Effroc s’était noyé au pied de ce mur. L’eau en effet y était assez profonde pour un duc. À mer basse il y avait encore six bonnes brasses. L’excellence de ce petit mouillage attirait les navires de mer, et la vieille panse de Hollande, dite la Vograat, venait s’amarrer à l’Effroc-Stone. La Vograat faisait directement une fois par semaine la traversée de Londres à Rotterdam et de Rotterdam à Londres. D’autres coches partaient deux fois par jour, soit pour Deptford, soit pour Greenwich, soit pour Gravesend, descendant par une marée et remontant par l’autre. Le trajet jusqu’à Gravesend, quoique de vingt milles, se faisait en six heures.

La Vograat était d’un modèle qu’on ne voit plus aujourd’hui que dans les musées de marine. Cette panse était un peu une jonque. En ce temps-là, pendant que la France copiait la Grèce, la Hollande copiait la Chine. La Vograat, lourde coque à deux mâts, était cloisonnée étanche perpendiculairement, avec une chambre très creuse au milieu du bâtiment, et deux tillacs, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, pontés ras, comme les vaisseaux de fer à tourelle d’aujourd’hui, ce qui avait l’avantage de diminuer la prise du flot sur le navire dans les gros temps, et l’inconvénient d’exposer l’équipage aux coups de mer, à cause de l’absence de parapet. Rien n’arrêtait au bord celui qui allait tomber. De là de fréquentes chutes et des pertes d’hommes qui ont fait abandonner ce gabarit. La panse Vograat allait droit en Hollande et ne faisait même pas escale à Gravesend.

Une antique corniche de pierre, roche autant que maçonnerie, longeait le bas de l’Effroc-Stone, et, praticable à toute mer, facilitait l’abord des bateaux amarrés au mur. Le mur était de distance en distance coupé d’escaliers. Il marquait la pointe sud de Southwark. Un remblai permettait aux passants de s’accouder au haut de l’Effroc-Stone comme au parapet d’un quai. De là on voyait la Tamise. De l’autre côté de l’eau, Londres cessait. Il n’y avait plus que des champs.

En amont de l’Effroc-Stone, au coude de la Tamise, presque vis-à-vis le palais de Saint-James, derrière Lambeth House, non loin de la promenade appelée alors Foxhall (vaux-hall probablement), il y avait, entre une poterie où l’on faisait de la porcelaine et une verrerie où l’on faisait des bouteilles peintes, un de ces vastes terrains vagues où l’herbe pousse, appelés autrefois en France cultures et mails, et en Angleterre bowling-greens. De bowling-green, tapis vert à rouler une boule, nous avons fait boulingrin. On a aujourd’hui ce pré-là dans sa maison ; seulement on le met sur une table, il est en drap au lieu d’être en gazon, et on l’appelle billard.

Du reste, on ne voit pas pourquoi, ayant boulevard (boule-vert), qui est le même mot que bowling-green, nous nous sommes donné boulingrin. Il est surprenant qu’un personnage grave comme le dictionnaire ait de ces luxes inutiles.

Le bowling-green de Southwark s’appelait Tarrinzeau-field, pour avoir appartenu jadis aux barons Hastings, qui sont barons Tarrinzeau and Mauchline. Des lords Hastings, le Tarrinzeau-field avait passé aux lords Tadcaster, lesquels l’avaient exploité en lieu public, ainsi que plus tard un duc d’Orléans a exploité le Palais-Royal. Puis le Tarrinzeau-field était devenu vaine pâture et propriété paroissiale.

Le Tarrinzeau-field était une sorte de champ de foire permanent, encombré d’escamoteurs, d’équilibristes, de bateleurs, et de musiques sur des tréteaux, et toujours plein d’imbéciles qui « viennent regarder le diable », comme disait l’archevêque Sharp. Regarder le diable, c’est aller au spectacle.

Plusieurs inns, qui prenaient et envoyaient du public à ces théâtres forains, s’ouvraient sur cette place fériée toute l’année, et y prospéraient. Ces inns étaient de simples échoppes, habitées seulement le jour. Le soir le tavernier mettait dans sa poche la clef de la taverne, et s’en allait. Un seul de ces inns était une maison. Il n’y avait pas d’autre logis dans tout le bowling-grcen, les baraques du champ de foire pouvant toujours disparaître d’un moment à l’autre, vu l’absence d’attache et le vagabondage de tous ces saltimbanques. Les bateleurs ont une vie déracinée.

Cet inn, appelé l’inn Tadcaster, du nom des anciens seigneurs, plutôt auberge que taverne, et plutôt hôtellerie qu’auberge, avait une porte cochère et une assez grande cour.

La porte cochère, ouvrant de la cour sur la place, était la porte légitime de l’auberge Tadcaster, et avait à côté d’elle une porte bâtarde par où l’on entrait. Qui dit bâtarde dit préférée. Cette porte basse était la seule par où l’on passât. Elle donnait dans le cabaret proprement dit, qui était un large galetas enfumé, garni de tables et bas de plafond. Elle était surmontée d’une fenêtre au premier étage, aux ferrures de laquelle était ajustée et pendue l’enseigne de l’inn. La grande porte, barrée et verrouillée à demeure, restait fermée.

Il fallait traverser le cabaret pour entrer dans la cour.

Il y avait dans l’inn Tadcaster un maître et un boy. Le maître s’appelait maître Nicless. Le boy s’appelait Govicum. Maître Nicless, — Nicolas sans doute, qui devient par la prononciation anglaise Nicless, — était un veuf avare et tremblant, et ayant le respect des lois. Du reste, poilu aux sourcils et sur les mains. Quant au garçon de quatorze ans qui versait à boire et répondait au nom de Govicum, c’était une grosse tête joyeuse avec un tablier. Il était tondu ras, signe de servitude.

Il couchait au rez-de-chaussée, dans un réduit où l’on avait jadis mis un chien.

Ce réduit avait pour fenêtre une lucarne ouvrant sur le bowling-green.