L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-4-VI

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 335-337).

VI

quelles magistratures il y avait
sous les perruques d’autrefois

Quelqu’un qui, en ce moment-là, eût regardé de l’autre côté de la prison, du côté de la façade, eût aperçu la grande rue de Southwark, et eût pu remarquer, en station devant la porte monumentale et officielle de la geôle, une voiture de voyage, reconnaissable à sa « loge de carrosse » qu’on appellerait aujourd’hui cabriolet. Un cercle de curieux entourait cette voiture. Elle était armoriée, et l’on en avait vu descendre un personnage qui était entré dans la prison ; probablement un magistrat, conjecturait la foule ; les magistrats en Angleterre étant souvent nobles et ayant presque toujours « droit d’écuage ». En France, blason et robe s’excluaient presque ; le duc de Saint-Simon dit en parlant des magistrats : « Les gens de cet état. » En Angleterre un gentilhomme n’était point déshonoré parce qu’il était juge.

Le magistrat ambulant existe en Angleterre ; il s’appelle juge de circuit, et rien n’était plus simple que de voir dans ce carrosse le véhicule d’un magistrat en tournée. Ce qui était moins simple, c’est que le personnage supposé magistrat était descendu, non de la voiture même, mais de la loge de devant, place qui n’est pas habituellement celle du maître. Autre particularité : on voyageait à cette époque, en Angleterre, de deux façons, par « le carrosse de diligence » à raison d’un shelling tous les cinq milles, et en poste à franc étrier moyennant trois sous par mille et quatre sous au postillon après chaque poste, une voiture de maître, qui se passait la fantaisie de voyager par relais, payait par cheval et par mille autant de shellings que le cavalier courant la poste payait de sous ; or, la voiture arrêtée devant la geôle de Southwark était attelée de quatre chevaux et avait deux postillons, luxe de prince. Enfin, ce qui achevait d’exciter et de déconcerter les conjectures, cette voiture était minutieusement fermée. Les panneaux pleins étaient levés. Les vitres étaient bouchées avec des volets ; toutes les ouvertures par où l’œil eût pu pénétrer étaient masquées ; du dehors on ne pouvait rien voir dedans, et il était probable que, du dedans, on ne pouvait rien voir dehors. Du reste , il ne semblait pas qu’il y eût quelqu’un dans cette voiture.

Southwark étant dans le Surrey, c’était au shériff du comté de Surrey que ressortissait la prison de Southwark. Ces juridictions distinctes étaient très fréquentes en Angleterre. Ainsi, par exemple, la Tour de Londres n’était supposée située dans aucun comté ; c’est-à-dire que, légalement, elle était en quelque sorte en l’air. La Tour ne reconnaissait d’autre autorité juridique que son constable, qualifié custos turris. La Tour avait sa juridiction, son église, sa cour de justice et son gouvernement à part. L’autorité du custos, ou constable, s’étendait hors de Londres sur vingt et un hamlets, traduisez : hameaux. Comme en Grande-Bretagne les singularités légales se greffent les unes sur les autres, l’office de maître canonnier d’Angleterre relevait de la Tour de Londres.

D’autres habitudes légales semblent plus bizarres encore. Ainsi la cour de l’amirauté anglaise consulte et applique les lois de Rhodes et d’Oléron (île française qui a été anglaise).

Le shériff d’une province était très considérable. Il était toujours écuyer, et quelquefois chevalier. Il était qualifié spectabilis dans les vieilles chartes ; « homme à regarder ». Titre intermédiaire entre illustris et clarißimus, moins que le premier, plus que le second. Les shériffs des comtés étaient jadis choisis par le peuple ; mais Édouard II, et après lui Henri VI, ayant repris cette nomination pour la couronne, les shériffs étaient devenus une émanation royale. Tous recevaient leur commission de sa majesté, excepté le shériff du Westmoreland qui était héréditaire, et les shériffs de Londres et de Middlesex qui étaient élus par la livery dans le Commonhall. Les shériffs de Galles et de Chester possédaient de certaines prérogatives fiscales. Toutes ces charges subsistent encore en Angleterre, mais, usées peu à peu au frottement des mœurs et des idées, elles n’ont plus la même physionomie qu’autrefois. Le shériff du comté avait la fonction d’escorter et de protéger les « juges itinérants ». Comme on a deux bras, il avait deux officiers, son bras droit, le sous-shériff, et son bras gauche, le justicier-quorum. Le justicier-quorum, assisté du bailli de la centaine, qualifié wapentake, appréhendait, interrogeait, et, sous la responsabilité du shériff, emprisonnait, pour être jugés par les juges de circuit, les voleurs, meurtriers, séditieux, vagabonds, et tous gens de félonie. La nuance entre le sous-shériff et le justicier-quorum, dans leur service hiérarchique vis-à-vis du shériff, c’est que le sous-shériff accompagnait, et que le justicier-quorum assistait. Le shériff tenait deux cours, une cour sédentaire et centrale, la County-court, et une cour voyageante, la Shériff-turn. Il représentait ainsi l’unité et l’ubiquité. Il pouvait comme juge se faire aider et renseigner, dans les questions litigieuses, par un sergent de la coiffe, dit sergens coifæ, qui est un sergent en droit et qui porte, sous sa calotte noire, une coiffe de toile blanche de Cambrai. Le shériff désencombrait les maisons de justice ; quand il arrivait dans une ville de sa province, il avait le droit d’expédier sommairement les prisonniers, ce qui aboutissait soit à leur renvoi, soit à leur pendaison, et ce qui s’appelait « délivrer la geôle », goal deliver. Le shériff présentait le bill de mise en cause aux vingt-quatre jurés d’accusation ; s’ils l’approuvaient, ils écrivaient dessus ; billa vera ; s’ils le désapprouvaient, ils écrivaient : ignoramus ; alors l’accusation était annulée et le shériff avait le privilège de déchirer le bill. Si, pendant la délibération, un juré mourait, ce qui, de droit, acquittait l’accusé et le faisait innocent, le shériff, qui avait eu le privilège d’arrêter l’accusé, avait le privilège de le mettre en liberté. Ce qui faisait singulièrement estimer et craindre le shériff, c’est qu’il avait pour charge d’exécuter tous les ordres de sa majesté ; latitude redoutable. L’arbitraire se loge dans ces rédactions-là. Les officiers qualifiés verdeors, et les coroners, faisaient cortège au shériff, et les clercs du marché lui prêtaient main-forte, et il avait une très belle suite de gens à cheval et de livrées. Le shériff, dit Chamberlayne, est « la vie de la Justice, de la Loi et de la Comté ».

En Angleterre, une démolition insensible pulvérise et désagrège perpétuellement les lois et les coutumes. De nos jours, insistons-y, ni le shériff, ni le wapentake, ni le justicier-quorum, ne pratiqueraient leurs charges comme ils les pratiquaient en ce temps-là. Il y avait dans l’ancienne Angleterre une certaine confusion de pouvoirs, et les attributions mal définies se résolvaient en empiétements, qui seraient impossibles aujourd’hui. La promiscuité de la police et de la justice a cessé. Les noms sont restés, les fonctions se sont modifiées. Nous croyons même que le mot wapentake a changé de sens. Il signifiait une magistrature, maintenant il signifie une division territoriale ; il spécifiait le centenier, il spécifie le canton (centum).

Du reste, à cette époque, le shériff de comté combinait, avec quelque chose de plus et quelque chose de moins, et condensait dans son autorité, à la fois royale et municipale, les deux magistrats qu’on appelait jadis en France Lieutenant civil et Lieutenant de police. Le lieutenant civil de Paris est assez bien qualifié par cette vieille note de police : « M. le lieutenant civil ne hait pas les querelles domestiques, parce que le pillage est toujours pour lui. » (22 juillet 1704.) Quant au lieutenant de police, personnage inquiétant, multiple et vague, il se résume en l’un de ses meilleurs types, René d’Argenson, qui, au dire de Saint-Simon, avait sur son visage les trois juges d’enfer mêlés.

Ces trois juges d’enfer étaient, on l’a vu, à la Bishopsgate de Londres.