L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-5-III

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 371-372).

III

aucun homme ne passerait brusquement de la sibérie
au sénégal sans perdre connaissance

L’évanouissement d’un homme, même le plus ferme et le plus énergique, sous un brusque coup de massue de la fortune, n’a rien qui doive surprendre. Un homme s’assomme par l’imprévu comme un bœuf par le merlin. François d’Albescola, le même qui arrachait aux ports turcs leur chaîne de fer, demeura, quand on le fit pape, un jour entier sans connaissance. Or du cardinal au pape l’enjambée est moindre que du saltimbanque au pair d’Angleterre.

Rien de violent comme les ruptures d’équilibre.

Quand Gwynplaine revint à lui et rouvrit les yeux, il était nuit. Gwynplaine était dans un fauteuil au milieu d’une vaste chambre toute tendue de velours pourpre, murs, plafond et plancher. On marchait sur du velours. Près de lui se tenait debout, tête nue, l’homme au gros ventre et au manteau de voyage qui était sorti de derrière un pilier dans la cave de Southwark. Gwynplaine était seul dans cette chambre avec cet homme. De son fauteuil, en étendant le bras, il pouvait toucher deux tables, portant chacune une girandole de six chandelles de cire allumées. Sur l’une de ces tables, il y avait des papiers et une cassette ; sur l’autre un en-cas, volaille froide, vin, brandy, servi sur un plateau de vermeil.

Par le vitrage d’une longue fenêtre allant du plancher au plafond, un clair ciel nocturne d’avril faisait entrevoir au dehors un demi-cercle de colonnes autour d’une cour d’honneur fermée d’un portail à trois portes, une fort large et deux basses ; la porte cochère, très grande, au milieu ; à droite, la porte chevalière, moindre ; à gauche, la porte piétonne, petite. Ces portes étaient fermées de grilles dont les pointes brillaient ; une haute sculpture couronnait la porte centrale. Les colonnes étaient probablement en marbre blanc, ainsi que le pavage de la cour, qui faisait un effet de neige et qui encadrait de sa nappe de lames plates une mosaïque confusément distincte dans l’ombre ; cette mosaïque, sans doute, vue le jour, eût offert au regard, avec tous ses émaux et toutes ses couleurs, un gigantesque blason, selon la mode florentine. Des zigzags de balustres montaient et descendaient, indiquant des escaliers de terrasses. Au-dessus de la cour se dressait une immense architecture brumeuse et vague à cause de la nuit. Des intervalles de ciel, pleins d’étoiles, découpaient une silhouette de palais

On apercevait un toit démesuré, des pignons à volutes, des mansardes à visières comme des casques, des cheminées pareilles à des tours, et des entablements couverts de dieux et de déesses immobiles. À travers la colonnade jaillissait dans la pénombre une de ces fontaines de féerie, doucement bruyantes, qui se versent de vasque en vasque, mêlent la pluie à la cascade, ressemblent à une dispersion d’écrin, et font au vent une folle distribution de leurs diamants et de leurs perles comme pour désennuyer les statues qui les entourent. De longues rangées de fenêtres se profilaient, séparées par des panoplies en ronde bosse, et par des bustes sur des piédouches. Sur les acrotères, des trophées et des morions à panaches de pierre alternaient avec les dieux.

Dans la chambre où était Gwynplaine, au fond, en face de la fenêtre, on voyait d’un côté une cheminée aussi haute que la muraille, et de l’autre, sous un dais, un de ces spacieux lits féodaux où l’on monte avec une échelle et où l’on peut se coucher en travers. L’escabeau du lit était à côté. Un rang de fauteuils au bas des murs et un rang de chaises en avant des fauteuils complétaient l’ameublement. Le plafond était de forme tumbon ; un grand feu de bois à la française flambait dans la cheminée ; à la richesse des flammes et à leurs stries roses et vertes, un connaisseur eût constaté que ce feu était de bois de frêne, très grand luxe ; la chambre était si grande que les deux girandoles la laissaient obscure. Çà et là, des portières, baissées et flottantes, indiquaient des communications avec d’autres chambres. Cet ensemble avait l’aspect carré et massif du temps de Jacques Ier, mode vieillie et superbe. Comme le tapis et la tenture de la chambre, le dais, le baldaquin, le lit, l’escabeau, les rideaux, la cheminée, les housses des tables, les fauteuils, les chaises, tout était velours cramoisi. Pas d’or, si ce n’est au plafond. Là, à égale distance des quatre angles, luisait, appliqué à plat, un énorme bouclier rond de métal repoussé, où étincelait un éblouissant relief d’armoiries ; dans ces armoiries, sur deux blasons accostés, on distinguait un tortil de baron et une couronne de marquis ; était-ce du cuivre doré ? était-ce du vermeil ? on ne savait. Cela semblait de l’or. Et au centre de ce plafond seigneurial, magnifique ciel obscur, ce flamboyant écusson avait le sombre resplendissement d’un soleil dans de la nuit.

Un homme sauvage dans lequel est amalgamé un homme libre est à peu près aussi inquiet dans un palais que dans une prison. Ce lieu superbe était troublant. Toute magnificence dégage de l’effroi. Quel pouvait être l’habitant de cette demeure auguste ? À quel colosse toute cette grandeur appartenait-elle ? De quel lion ce palais était-il l’antre ? Gwynplaine, encore mal éveillé, avait le cœur serré.

— Où est-ce que je suis ? dit il.

L’homme qui était debout devant lui, répondit :

— Vous êtes dans votre maison, mylord.