L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-7-I

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 415-417).

LIVRE SEPTIÈME

la titane


I

réveil.

— Et Dea !

Il sembla à Gwynplaine, regardant poindre le jour à Corleone-lodge pendant ces aventures de l’inn Tadcaster, que ce cri venait du dehors ; ce cri était en lui.

Qui n’a entendu les profondes clameurs de l’âme ?

D’ailleurs le jour se levait.

L’aurore est une voix.

À quoi servirait le soleil si ce n’est à réveiller la sombre endormie, la conscience ?

La lumière et la vertu sont de même espèce.

Que le dieu s’appelle Christ ou qu’il s’appelle Amour, il y a toujours une heure où il est oublié, même par le meilleur ? nous avons tous, même les saints, besoin d’une voix qui nous fasse souvenir, et l’aube fait parler en nous l’avertisseur sublime. La conscience crie devant le devoir comme le coq chante devant le jour.

Le cœur humain, ce chaos, entend le Fiat lux.

Gwynplaine — nous continuerons à le nommer ainsi ; Clancharlie est un lord, Gwynplaine est un homme ; — Gwynplaine fut comme ressuscité.

Il était temps que l’artère fût liée.

Il y avait en lui une fuite d’honnêteté.

— Et Dea ! dit-il.

Et il sentit dans ses veines comme une transfusion généreuse. Quelque chose de salubre et de tumultueux se précipitait en lui. L’irruption violente des bonnes pensées, c’est un retour au logis de quelqu’un qui n’a pas sa clef, et qui force honnêtement son propre mur. Il y a escalade, mais du bien. Il y a effraction, mais du mal.

— Dea ! Dea ! Dea ! répéta-t-il.

Il s’affirmait à lui-même son propre cœur. Et il fit cette question à haute voix :

— Où es-tu ?

Presque étonné qu’on ne lui répondît pas.

Il reprit, regardant le plafond et les murs, avec un égarement où la raison revenait :

— Où es-tu ? où suis-je ?

Et dans cette chambre, dans cette cage, il recommença sa marche de bête farouche enfermée.

— Où suis-je ? à Windsor. Et toi ? à Southwark. Ah ! mon Dieu ! voilà la première fois qu’il y a une distance entre nous. Qui donc a creusé cela ? moi ici, toi là ! Oh ! cela n’est pas. Cela ne sera pas. Qu’est-ce donc qu’on m’a fait ?

Il s’arrêta.

— Qui donc m’a parlé de la reine ? est-ce que je connais cela ? Changé ! moi changé ! pourquoi ? parce que je suis lord. Sais-tu ce qui se passe, Dea ? tu es lady. C’est étonnant les choses qui arrivent. Ah çà ! il s’agit de retrouver mon chemin. Est-ce qu’on m’aurait perdu ? Il y a un homme qui m’a parlé avec un air obscur. Je me rappelle les paroles qu’il m’a adressées : « Mylord, une porte qui s’ouvre ferme une autre porte. Ce qui est derrière vous n’est plus. » Autrement dit : Vous êtes un lâche ! Cet homme-là, le misérable ! il me disait cela pendant que je n’étais pas encore réveillé. Il abusait de mon premier moment étonné. J’étais comme une proie qu’il avait. Où est-il, que je l’insulte ! Il me parlait avec le sombre sourire du rêve. Ah ! voici que je redeviens moi ! C’est bon. On se trompe si l’on croit qu’on fera de lord Clancharlie ce qu’on voudra ! Pair d’Angleterre, oui, avec une pairesse, qui est Dea. Des conditions ! est-ce que j’en accepte ? La reine ? que m’importe la reine ! je ne l’ai jamais vue. Je ne suis pas lord pour être esclave. J’entre libre dans la puissance. Est-ce qu’on se figure m’avoir déchaîné pour rien ? On m’a démuselé, voilà tout. Dea ! Ursus ! nous sommes ensemble. Ce que vous étiez, je l’étais. Ce que je suis, vous l’êtes. Venez ! Non. J’y vais ! Tout de suite. Tout de suite ! J’ai déjà trop attendu. Que doivent-ils penser de ne pas me voir revenir ? Cet argent ! quand je pense que je leur ai envoyé de l’argent ! C’était moi qu’il fallait. Je me rappelle, cet homme, il m’a dit que je ne pouvais pas sortir d’ici. Nous allons voir. Allons, une voiture ! une voiture ! qu’on attelle. Je veux aller les chercher. Où sont les valets ? Il doit y avoir des valets, puisqu’il y a un seigneur. Je suis le maître ici. C’est ma maison. Et j’en tordrai les verrous, et j’en briserai les serrures, et J’en enfoncerai les portes à coups de pied. Quelqu’un qui me barre le passage, je lui passe mon épée au travers du corps, car j’ai une épée maintenant. Je voudrais bien voir qu’on me résistât. J’ai une femme, qui est Dea. J’ai un père, qui est Ursus. Ma maison est un palais et je le donne à Ursus. Mon nom est un diadème et je le donne à Dea. Vite ! Tout de suite ! Dea, me voici ! Ah ! j’aurai vite enjambé l’intervalle, va !

Et, levant la première portière venue, il sortit de la chambre impétueusement.

Il se trouva dans un corridor.

Il alla devant lui.

Un deuxième corridor se présenta.

Toutes les portes étaient ouvertes.

Il se mit à marcher au hasard, de chambre en chambre, de couloir en couloir, cherchant la sortie.