L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-8-VI

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 475-478).

VI

la haute et la basse

Tout à coup, il y eut dans la chambre une vive clarté. Quatre door-keepers apportèrent et placèrent des deux côtés du trône quatre hautes torchères-candélabres chargées de bougies. Le trône, ainsi éclairé, apparut dans une sorte de pourpre lumineuse. Vide, mais auguste. La reine dedans n’y eût pas ajouté grand’chose.

L’huissier de la verge noire entra, la baguette levée, et dit :

— Leurs seigneuries les commissaires de sa majesté.

Toutes les rumeurs tombèrent.

Un clerc en perruque et en simarre parut à la grande porte tenant un coussin fleurdelysé sur lequel on voyait des parchemins. Ces parchemins étaient des bills. À chacun pendait à une tresse de soie la bille ou bulle, d’or quelquefois, qui fait qu’on appelle les lois bills en Angleterre et bulles à Rome.

À la suite du clerc marchaient trois hommes en robes de pairs, le chapeau à plumes sur la tête.

Ces hommes étaient les commissaires royaux. Le premier était le lord haut-trésorier d’Angleterre, Godolphin, le second était le lord-président du conseil, Pembroke, le troisième était le lord du sceau privé, Newcastle.

Il marchaient l’un derrière l’autre, selon la préséance, non de leur titre, mais de leur charge, Godolphin en tête, Newcastle le dernier, quoique duc.

Ils vinrent au banc devant le trône, firent la révérence à la chaise royale, ôtèrent et remirent leurs chapeaux, et s’assirent sur le banc.

Le lord-chancelier regarda l’huissier de la verge noire, et dit : — Mandez à la barre les communes.

L’huissier de la verge noire sortit.

Le clerc, qui était un clerc de la chambre des lords, posa sur la table, dans le carré des sacs de laine, le coussin où étaient les bills.

Il y eut une interruption qui dura quelques minutes. Deux door-keepers posèrent devant la barre un escabeau de trois degrés. Cet escabeau était de velours incarnat sur lequel des clous dorés dessinaient des fleurs de lys.

La grande porte, qui s’était refermée, se rouvrit, et une voix cria :

— Les fidèles communes d’Angleterre.

C’était l’huissier de la verge noire qui annonçait l’autre moitié du parlement.

Les lords mirent leurs chapeaux.

Les membres des communes entrèrent, précédés du speaker, tous tête nue.

Ils s’arrêtèrent à la barre. Ils étaient en habit de ville, la plupart en noir, avec l’épée.

Le speaker, très honorable John Smyth, écuyer, membre pour le bourg d’Andover, monta sur l’escabeau qui était au milieu de la barre. L’orateur des communes avait une longue simarre de satin noir à larges manches et à fentes galonnées de brandebourgs d’or par derrière et par devant, et moins de perruque que le lord-chancelier. Il était majestueux, mais inférieur.

Tous ceux des communes, orateur et membres, demeurèrent en attente, debout et nu-tête, devant les pairs assis et couverts.

On remarquait dans les communes le chef-justice de Chester, Joseph Jekyll, plus trois sergents en loi de sa majesté, Hooper, Powys et Parker, et James Montagu, solliciteur général, et l’attorney général, Simon Harcourt. À part quelques baronnets et chevaliers, et neuf lords de courtoisie, Hartington, Windsor, Woodstock, Mordaunt, Gramby, Scudamore, Fitz-Harding, Hyde, et Burkeley, fils de pairs et héritiers de pairies, tout le reste était du peuple. Sorte de sombre foule silencieuse.

Quand le bruit de pas de toute cette entrée eut cessé, le crieur de la verge noire, à la porte, dit :

— Oyez !

Le clerc de la couronne se leva. Il prit, déploya et lut le premier des parchemins posés sur le coussin. C’était un message de la reine nommant, pour la représenter en son parlement, avec pouvoir de sanctionner les bills, trois commissaires, savoir : …

Ici le clerc haussa la voix.

— Sydney, comte de Godolphin.

Le clerc salua lord Godolphin, Lord Godolphin souleva son chapeau. Le clerc continua :

— … Thomas Herbert, comte de Pembroke et de Montgomery.

Le clerc salua lord Pembroke. Lord Pembroke toucha son chapeau. Le clerc reprit :

— … John Hollis, duc de Newcastle.

Le clerc salua lord Newcastle. Lord Newcastle fit un signe de tête.

Le clerc de la couronne se rassit. Le clerc du parlement se leva. Son sous-clerc, qui était à genoux, se leva en arrière de lui. Tous deux faisant face au trône, et tournant le dos aux communes.

Il y avait sur le coussin cinq bills. Ces cinq bills, votés par les communes et consentis par les lords, attendaient la sanction royale. Le clerc du parlement lut le premier bill.

C’était un acte des communes, qui mettait à la charge de l’état les embellissements faits par la reine à sa résidence de Hampton-Court, se montant à un million sterling.

Lecture faite, le clerc salua profondément le trône. Le sous-clerc répéta le salut plus profondément encore, puis tournant à demi la tête vers les communes, dit :

— La reine accepte vos bénévolences et ainsi le veut.

Le clerc lut le deuxième bill.

C’était une loi condamnant à la prison et à l’amende quiconque se soustrairait au service des trainbands. Les trainbands (troupe qu’on traîne où l’on veut) sont cette milice bourgeoise qui sert gratis et qui, sous Élisabeth, à l’approche de l’armada, avait donné cent quatrevingt-cinq mille fantassins et quarante mille cavaliers.

Les deux clercs firent à la chaise royale une nouvelle révérence ; après quoi le sous-clerc, de profil, dit à la chambre des communes :

— La reine le veut.

Le troisième bill accroissait les dîmes et prébendes de l’évêché de Lichfield et de Coventry, qui est une des plus riches prélatures d’Angleterre, faisait une rente à la cathédrale, augmentait le nombre des chanoines et grossissait le doyenné et les bénéfices, « afin de pourvoir, disait le préambule, aux nécessités de notre sainte religion ». Le quatrième bill ajoutait au budget de nouveaux impôts, un sur le papier marbré, un sur les carrosses de louage fixés au nombre de huit cents dans Londres et taxés cinquante-deux livres par an chaque, un sur les avocats, procureurs et solliciteurs, de quarante-huit livres par tête par an, un sur les peaux tannées, « nonobstant, disait le préambule, les doléances des artisans en cuir », un sur le savon, « nonobstant les réclamations de la ville d’Exeter et du Devonshire où l’on fabrique quantité de serge et de drap », un sur le vin, de quatre shellings par barrique, un sur la farine, un sur l’orge et le houblon, et renouvelait pour quatre ans, les besoins de l’état, disait le préambule, devant paßer avant les remontrances du commerce, l’impôt du tonnage, variant de six livres tournois par tonneau pour les vaisseaux venant d’occident à dix-huit livres pour ceux venant d’orient. Enfin le bill, déclarant insuffisante la capitation ordinaire déjà levée pour l’année courante, s’achevait par une surtaxe générale sur tout le royaume de quatre shellings ou quarante-huit sous tournois par tête de sujet, avec mention que ceux qui refuseraient de prêter les nouveaux serments au gouvernement paieraient le double de la taxe. Le cinquième bill faisait défense d’admettre à l’hôpital aucun malade s’il ne déposait en entrant une livre sterling pour payer, en cas de mort, son enterrement. Les trois derniers bills, comme les deux premiers, furent, l’un après l’autre, sanctionnés et faits lois par une salutation au trône et par les quatre mots du sous-clerc « la reine le veut » dits, par-dessus l’épaule, aux communes.

Puis le sous-clerc se remit à genoux devant le quatrième sac de laine, et le lord-chancelier dit :

— Soit fait comme il est désiré.

Ceci terminait la séance royale.

Le speaker, courbé en deux devant le chancelier, descendit à reculons de l’escabeau, en rangeant sa robe derrière lui ; ceux des communes s’inclinèrent jusqu’à terre, et pendant que la chambre haute reprenait, sans faire attention à toutes ces révérences, son ordre du jour interrompu, la chambre basse s’en alla.