L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-Livre quatrième
LIVRE QUATRIÈME
la cave pénale
I
la tentation de saint gwynplaine
Tel jet de flamme fait à peine une piqûre aux ténèbres ; tel autre met le feu à un volcan.
Il y a des étincelles énormes.
Gwynplaine lut la lettre, puis la relut. Il y avait bien ce mot : Je t’aime !
Les épouvantes se succédèrent dans son esprit.
La première, ce fut de se croire fou.
Il était fou. C’était certain. Ce qu’il venait de voir n’existait pas. Les simulacres crépusculaires jouaient de lui, misérable. Le petit homme écarlate était une lueur de vision. Quelquefois, la nuit, rien condensé en une flamme vient rire de vous. Après s’être moqué, l’être illusoire avait disparu, laissant derrière lui Gwynplaine fou. L’ombre fait de ces choses-là.
La seconde épouvante, ce fut de constater qu’il avait toute sa raison.
Une vision ? mais non. Eh bien ! et cette lettre ? Est-ce qu’il n’avait pas une lettre entre les mains ? Est-ce que ne voilà pas une enveloppe, un cachet, du papier, une écriture ? Est-ce qu’il ne sait pas de qui cela vient ? Rien d’obscur dans cette aventure. On a pris une plume et de l’encre, et l’on a écrit. On a allumé une bougie, et l’on a cacheté avec de la cire. Est-ce que son nom n’est pas écrit sur la lettre ? À Gwynplaine. Le papier sent bon. Tout est clair. Le petit homme, Gwynplaine le connaît. Ce nain est un groom. Cette lueur est une livrée. Ce groom a donné rendez-vous à Gwynplaine pour le lendemain à la même heure, à l’entrée du pont de Londres. Est-ce que le pont de Londres est une illusion ? Non, non, tout cela se tient. Il n’y a là dedans aucun délire. Tout est réalité. Gwynplaine est parfaitement lucide. Ce n’est pas une fantasmagorie tout de suite décomposée au-dessus de sa tête, et dissipée en évanouissement ; c’est une chose qui lui arrive. Non, Gwynplaine n’est pas fou. Gwynplaine ne rêve pas. Et il relisait la lettre.
Eh bien, oui. Mais alors ? Alors c’est formidable.
Il y a une femme qui veut de lui.
Une femme veut de lui ! En ce cas que personne ne prononce plus jamais ce mot : incroyable. Une femme veut de lui ! une femme qui a vu son visage ! une femme qui n’est pas aveugle ! Et qui est cette femme ? Une laide ? non. Une belle. Une bohémienne ? non. Une duchesse.
Qu’y avait-il là dedans, et qu’est-ce que cela voulait dire ? Quel péril qu’un tel triomphe ! mais comment ne pas s’y jeter à tête perdue ?
Quoi ! cette femme ! la sirène, l’apparition, la lady, la spectatrice de la loge visionnaire, la ténébreuse éclatante ! Car c’était elle. C’était bien elle.
Le pétillement de l’incendie commençant éclatait en lui de toutes parts. C’était cette étrange inconnue ! la même qui l’avait tant troublé ! Et ses premières pensées tumultueuses sur cette femme reparaissaient, comme chauffées à tout ce feu sombre. L’oubli n’est autre chose qu’un palimpseste. Qu’un incident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée. Gwynplaine croyait avoir retiré cette figure de son esprit, et il l’y retrouvait, et elle y était empreinte, et elle avait fait son creux dans ce cerveau inconscient, coupable d’un songe. À son insu, la profonde gravure de la rêverie avait mordu très avant. Maintenant un certain mal était fait. Et toute cette rêverie, désormais peut-être irréparable, il la reprenait avec emportement.
Quoi ! on voulait de lui ! Quoi ! la princesse descendait de son trône, l’idole de son autel, la statue de son piédestal, le fantôme de sa nuée ! Quoi ! du fond de l’impossible, la chimère arrivait ! Quoi, cette déité du plafond, quoi, cette irradiation, quoi, cette néréide toute mouillée de pierreries, quoi, cette beauté inabordable et suprême, du haut de son escarpement de rayons, elle se penchait vers Gwynplaine ! Quoi, son char d’aurore, attelé à la fois de tourterelles et de dragons, elle l’arrêtait au-dessus de Gwynplaine, et elle disait à Gwynplaine : Viens ! Quoi, lui Gwynplaine, il avait cette gloire terrifiante d’être l’objet d’un tel abaissement de l’empyrée ! Cette femme, si l’on peut donner ce nom à une forme sidérale et souveraine, cette femme se proposait, se donnait, se livrait ! Vertige ! L’olympe se prostituait ! à qui ? à lui, Gwynplaine ! Des bras de courtisane s’ouvraient dans un nimbe pour le serrer contre un sein de déesse ! Et cela sans souillure. Ces majestés-là ne noircissent pas. La lumière lave les dieux. Et cette déesse qui venait à lui savait ce qu’elle faisait. Elle n’était pas ignorante de l’horreur incarnée en Gwynplaine. Elle avait vu ce masque qui était le visage de Gwynplaine ! et ce masque ne la faisait pas reculer. Gwynplaine était aimé quoique !
Chose qui dépassait tous les songes, il était aimé parce que ! Loin de faire reculer la déesse, ce masque l’attirait ! Gwynplaine était plus qu’aimé, il était désiré. Il était mieux qu’accepté, il était choisi. Lui, choisi !
Quoi ! là où était cette femme, dans ce royal milieu du resplendissement irresponsable et de la puissance en plein libre arbitre, il y avait des princes, elle pouvait prendre un prince ; il y avait des lords, elle pouvait prendre un lord ; il y avait des hommes beaux, charmants, superbes, elle pouvait prendre Adonis. Et qui prenait-elle ? Gnafron ! Elle pouvait choisir au milieu des météores et des foudres l’immense séraphin à six ailes, et elle choisissait la larve rampant dans la vase. D’un côté, les altesses et les seigneuries, toute la grandeur, toute l’opulence, toute la gloire ; de l’autre, un saltimbanque. Le saltimbanque l’emportait ! Quelle balance y avait-il donc dans le cœur de cette femme ? à quel poids pesait-elle son amour ? Cette femme ôtait de son front le chapeau ducal et le jetait sur le tréteau du clown ! Cette femme ôtait de sa tête l’auréole olympienne et la posait sur le crâne hérissé du gnome ! On ne sait quel renversement du monde, le fourmillement d’insectes en haut, les constellations en bas, engloutissait Gwynplaine éperdu sous un écroulement de lumière, et lui faisait un nimbe dans le cloaque. Une toute-puissante, en révolte contre la beauté et la splendeur, se donnait au damné de la nuit, préférait Gwynplaine à Antinoüs, entrait en accès de curiosité devant les ténèbres, et y descendait, et, de cette abdication de la déesse, sortait, couronnée et prodigieuse, la royauté du misérable. « Tu es horrible. Je t’aime. » Ces mots atteignaient Gwynplaine à l’endroit hideux de l’orgueil. L’orgueil, c’est là le talon où tous les héros sont vulnérables. Gwynplaine était flatté dans sa vanité de monstre. C’était comme être difforme qu’il était aimé. Lui aussi, autant et plus peut-être que les Jupiters et les Apollons, il était l’exception. Il se sentait surhumain, et tellement monstre qu’il était dieu. Éblouissement épouvantable.
Maintenant, qu’était-ce que cette femme ? que savait-il d’elle ? Tout, et rien. C’était une duchesse, il le savait ; il savait qu’elle était belle, qu’elle était riche, qu’elle avait des livrées, des laquais, des pages, et des coureurs à flambeaux autour de son carrosse à couronne. Il savait qu’elle était amoureuse de lui, ou du moins qu’elle le lui disait. Le reste, il l’ignorait. Il savait son titre, et ne savait pas son nom. Il savait sa pensée, et ne savait pas sa vie. Était-elle mariée, veuve, fille ? était-elle libre ? était-elle sujette à des devoirs quelconques ? À quelle famille appartenait-elle ? Y avait-il autour d’elle des pièges, des embûches, des écueils ? Ce qu’est la galanterie dans les hautes régions oisives, qu’il y ait sur ces sommets des antres où rêvent des charmeuses féroces ayant pêle-mêle autour d’elles des ossements d’amour déjà dévorés, à quels essais tragiquement cyniques peut aboutir l’ennui d’une femme qui se croit au-dessus de l’homme, Gwynplaine ne soupçonnait rien de cela ; il n’avait pas même dans l’esprit de quoi échafauder une conjecture, on est mal renseigné dans le sous-sol social où il vivait ; pourtant il voyait de l’ombre. Il se rendait compte que toute cette clarté était obscure. Comprenait-il ? Non. Devinait-il ? Encore moins. Qu’y avait-il derrière cette lettre ? Une ouverture à deux battants ; et en même temps une fermeture inquiétante. D’un côté l’aveu. De l’autre l’énigme.
L’aveu et l’énigme, ces deux bouches, l’une provocante, l’autre menaçante, prononcent la même parole : Ose !
Jamais la perfidie du hasard n’avait mieux pris ses mesures, et n’avait fait arriver plus à point une tentation. Gwynplaine, remué par le printemps et par la montée de la sève universelle, était en train de faire le rêve de la chair. Le vieil homme insubmersible dont aucun de nous ne triomphe, s’éveillait en cet éphèbe attardé, resté adolescent à vingt-quatre ans. C’est à ce moment-là, c’est à la minute la plus trouble de cette crise, que l’offre lui était faite, et que se dressait devant lui, éblouissante, la gorge nue du sphinx. La jeunesse est un plan incliné. Gwynplaine penchait, on le poussait. Qui ? la saison. Qui ? la nuit. Qui ? cette femme. S’il n’y avait pas le mois d’avril, on serait bien plus vertueux. Les buissons en fleur, tas de complices ! l’amour est le voleur, le printemps est le receleur.
Gwynplaine était bouleversé.
Il y a une certaine fumée du mal qui précède la faute, et qui n’est pas respirable à la conscience. L’honnêteté tentée a la nausée obscure de l’enfer. Ce qui s’entr’ouvre dégage une exhalaison qui avertit les forts et étourdit les faibles. Gwynplaine avait ce mystérieux malaise.
Des dilemmes, à la fois fugaces et opiniâtres, flottaient devant lui. La faute, obstinée à s’offrir, prenait forme. Le lendemain, minuit, le pont de Londres, le page ? irait-il ? Oui ! criait la chair. Non ! criait l’âme.
Pourtant, disons-le, si singulier que cela semble au premier abord, cette question : — Irait-il ? — il ne se l’adressa pas une seule fois tout à fait distinctement. Les actions reprochables ont des endroits réservés. Comme les eaux-de-vie trop fortes, on ne les boit pas tout d’un trait. On pose le verre, on verra plus tard, la première goutte est déjà bien étrange.
Ce qui est sûr, c’est qu’il se sentait poussé par derrière vers l’inconnu.
Et il frémissait. Et il entrevoyait un bord d’écroulement. Et il se rejetait en arrière, ressaisi de tous côtés par l’effroi. Il fermait les yeux. Il faisait effort pour se nier à lui-même cette aventure, et pour se remettre à douter de sa raison. Évidemment c’était le mieux. Ce qu’il avait de plus sage à faire, c’était de se croire fou.
Fièvre fatale. Tout homme surpris par l’imprévu a eu dans sa vie de ces pulsations tragiques. L’observateur écoute toujours avec anxiété le retentissement des sombres coups de bélier du destin contre une conscience.
Hélas ! Gwynplaine s’interrogeait. Là où le devoir est net, se poser des questions, c’est déjà la défaite.
Du reste, détail à noter, l’effronterie de l’aventure qui peut-être eût choqué un homme corrompu, ne lui apparaissait point. Ce que c’est que le cynisme, il l’ignorait. L’idée de prostitution, indiquée plus haut, ne l’approchait pas. Il n’était pas de force à la concevoir. Il était trop pur pour admettre les hypothèses compliquées. De cette femme, il ne voyait que la grandeur. Hélas ! il était flatté. Sa vanité ne constatait que sa victoire. Qu’il fût l’objet d’une impudeur plutôt que d’un amour, il lui eût fallu, pour conjecturer cela, beaucoup plus d’esprit que n’en a l’innocence. Près de : Je t’aime, il n’apercevait pas ce correctif effrayant : Je veux de toi.
Le côté bestial de la déesse lui échappait.
L’esprit peut subir des invasions. L’âme a ses vandales, les mauvaises pensées, qui viennent dévaster notre vertu. Mille idées en sens inverse se précipitaient sur Gwynplaine l’une après l’autre, quelquefois toutes ensemble. Puis il se faisait en lui des silences. Alors il prenait sa tête entre ses mains, dans une sorte d’attention lugubre, pareille à la contemplation d’un paysage de la nuit.
Tout à coup il s’aperçut d’une chose, c’est qu’il ne pensait plus. Sa rêverie était arrivée à ce moment noir où tout disparaît.
Il remarqua aussi qu’il n’était pas rentré. Il pouvait être deux heures du matin.
Il mit la lettre apportée par le page dans sa poche de côté, mais s’apercevant qu’elle était sur son cœur, il l’ôta de là, et la fourra toute froissée dans le premier gousset venu de son haut-de-chausses, puis il se dirigea vers l’hôtellerie, y pénétra silencieusement, ne réveilla pas le petit Govicum qui l’attendait tombé de sommeil sur une table avec ses deux bras pour oreiller, referma la porte, alluma une chandelle à la lanterne de l’auberge, tira les verrous, donna un tour de clef à la serrure, prit machinalement les précautions d’un homme qui rentre tard, remonta l’escalier de la Green-Box, se glissa dans l’ancienne cahute qui lui servait de chambre, regarda Ursus qui dormait, souffla sa chandelle et ne se coucha pas.
Une heure passa ainsi. Enfin, las, se figurant que le lit c’est le sommeil, il posa la tête sur son oreiller, sans se déshabiller, et il fit à l’obscurité la concession de fermer les yeux ; mais l’orage d’émotions qui l’assaillait n’avait pas discontinué un instant. L’insomnie est un sévice de la nuit sur l’homme. Gwynplaine souffrait beaucoup. Pour la première fois de sa vie, il n’était pas content de lui. Intime douleur mêlée à sa vanité satisfaite. Que faire ? Le jour vint. Il entendit Ursus se lever, et n’ouvrit pas les paupières. Aucune trêve cependant. Il songeait à cette lettre. Tous les mots lui revenaient dans une sorte de chaos. Sous de certains souffles violents du dedans de l’âme, la pensée est un liquide. Elle entre en convulsions, elle se soulève, et il en sort quelque chose de semblable au rugissement sourd de la vague. Flux, reflux, secousses, tournoiements, hésitations du flot devant l’écueil, grêles et pluies, nuages avec des trouées où sont des lueurs, arrachements misérables d’une écume inutile, folles ascensions tout de suite écroulées, immenses efforts perdus, apparition du naufrage de toutes parts, ombre et dispersion, tout cela, qui est dans l’abîme, est dans l’homme. Gwynplaine était en proie à cette tourmente.
Au plus fort de cette angoisse, les paupières toujours fermées, il entendit une voix exquise qui disait : — Est-ce que tu dors, Gwynplaine ? — Il ouvrit les yeux en sursaut et se leva sur son séant, la porte de la cahute vestiaire était entr’ouverte, Dea apparaissait dans l’entre-bâillement. Elle avait dans les yeux et sur les lèvres son ineffable sourire. Elle se dressait charmante, dans la sérénité inconsciente de son rayonnement. Il y eut une sorte de minute sacrée. Gwynplaine la contempla, tressaillant, ébloui, réveillé ; réveillé de quoi ? du sommeil ? non, de l’insomnie. C’était elle, c’était Dea ; et tout à coup il sentit au plus profond de son être l’indéfinissable évanouissement de la tempête et la sublime descente du bien sur le mal ; le prodige du regard d’en haut s’opéra, la douce aveugle lumineuse, sans autre effort que sa présence, dissipa toute l’ombre en lui, le rideau de nuages s’écarta de cet esprit comme tiré par une main invisible, et Gwynplaine, enchantement céleste, eut dans la conscience une rentrée d’azur. Il redevint subitement, par la vertu de cet ange, le bon et grand Gwynplaine innocent. L’âme, comme la création, a de ces confrontations mystérieuses ; tous deux se taisaient, elle la clarté, lui le gouffre, elle divine, lui apaisé ; et au-dessus du cœur orageux de Gwynplaine, Dea resplendissait avec on ne sait quel inexprimable effet d’étoile de la mer.
II
du plaisant au sévère
Comme c’est simple, un miracle ! C’était dans la Green-Box l’heure du déjeuner, et Dea venait tout bonnement savoir pourquoi Gwynplaine n’arrivait pas à leur petite table du matin.
— Toi ! cria Gwynplaine, et tout fut dit. Il n’eut plus d’autre horizon et d’autre vision que ce ciel où était Dea.
Qui n’a pas vu, après l’ouragan, le sourire immédiat de la mer, ne peut se rendre compte de ces apaisements-là. Rien ne se calme plus vite que les gouffres. Cela tient à leur facilité d’engloutissement. Ainsi est le cœur humain. Pas toujours, pourtant.
Dea n’avait qu’à se montrer, toute la lumière qui était en Gwynplaine sortait et allait à elle, et il n’y avait plus derrière Gwynplaine ébloui qu’une fuite de fantômes. Quelle pacificatrice que l’adoration !
Quelques instants après, tous deux étaient assis l’un devant l’autre, Ursus entre eux, Homo à leurs pieds. La théière, sous laquelle flambait une petite lampe, était sur la table. Fibi et Vinos étaient dehors et vaquaient au service.
Le déjeuner, comme le souper, se faisait dans le compartiment du centre. De la façon dont la table très étroite était placée, Dea tournait le dos à la baie de la cloison qui répondait à la porte d’entrée de la Green-Box.
Leurs genoux se touchaient. Gwynplaine versait le thé à Dea.
Dea soufflait gracieusement sur sa tasse. Tout à coup, elle éternua. Il y avait en ce moment-là, au-dessus de la flamme de la lampe, une fumée qui se dissipait, et quelque chose comme du papier qui tombait en cendre.
Cette fumée avait fait éternuer Dea.
Et il se mit à sourire.
Il venait de brûler la lettre de la duchesse.
L’ange gardien de la femme aimée, c’est la conscience de l’homme qui aime.
Cette lettre de moins sur lui le soulagea étrangement, et Gwynplaine sentit son honnêteté comme l’aigle sent ses ailes.
Il lui sembla qu’avec cette fumée la tentation s’en allait, et qu’en même temps que ce papier, la duchesse tombait en cendre. Tout en mêlant leurs tasses, buvant l’un après l’autre dans la même, ils parlaient. Babil d’amoureux, caquetage de moineaux. Enfantillages dignes de la Mère l’Oie et d’Homère. Deux cœurs qui s’aiment, n’allez pas chercher plus loin la poésie ; et deux baisers qui dialoguent, n’allez pas chercher plus loin la musique.
La causerie continuait.
Et Ursus faisait cet aparté :
Quand on s’aime, ce qui est exquis, ce sont les silences. Il se fait comme des amas d’amour, qui éclatent ensuite doucement.
Il y eut une pause après laquelle Dea s’écria :
Dea répondit :
— Ah ! vous êtes heureux. C’est une contravention. Je vous ai déjà avertis. Ah ! vous êtes heureux ! Alors, tâchez qu’on ne vous voie pas. Tenez le moins de place possible. Ça doit se fourrer dans des trous, le bonheur. Faites-vous encore plus petits que vous n’êtes, si vous pouvez. Dieu mesure la grandeur du bonheur à la petitesse des heureux. Les gens contents doivent se cacher comme des malfaiteurs. Ah ! vous rayonnez, méchants vers luisants que vous êtes, morbleu, on vous marchera dessus, et l’on fera bien. Qu’est-ce que c’est que toutes ces mamours-là ? Je ne suis pas une duègne, moi, dont l’état est de regarder les amoureux se becqueter. Vous me fatiguez, à la fin ! Allez au diable !
Et sentant que son accent revêche mollissait jusqu’à l’attendrissement, il noya cette émotion dans un fort souffle de bougonnement.
Ici Homo fit écho à Ursus. On entendit un grondement sous les pieds des amoureux.
Ursus se pencha et mit la main sur le crâne d’Homo.
— C’est cela, toi aussi, tu es de mauvaise humeur. Tu grognes. Tu hérisses ta mèche sur ta caboche de loup. Tu n’aimes pas les amourettes. C’est que tu es sage. C’est égal, tais-toi. Tu as parlé, tu as dit ton avis, soit ; maintenant silence.
Le loup gronda de nouveau.
Ursus le regarda sous la table.
— Paix donc, Homo ! Allons, n’insiste pas, philosophe !
Mais le loup se dressa et montra les dents du côté de la porte.
— Qu’est-ce que tu as donc ? dit Ursus.
Et il empoigna Homo par la peau du cou.
Dea, inattentive aux grincements du loup, toute à sa pensée, et savourant en elle-même le son de voix de Gwynplaine, se taisait, dans cette sorte d’extase propre aux aveugles, qui semble parfois leur donner intérieurement un chant à écouter et leur remplacer par on ne sait quelle musique idéale la lumière qui leur manque. La cécité est un souterrain d’où l’on entend la profonde harmonie éternelle.
Pendant qu’Ursus, apostrophant Homo, baissait le front, Gwynplaine avait levé les yeux.
Il allait boire une tasse de thé, et ne la but pas ; il la posa sur la table avec la lenteur d’un ressort qui se détend, ses doigts restèrent ouverts, et il demeura immobile, l’œil fixe, ne respirant plus.
Un homme était debout derrière Dea, dans l’encadrement de la porte. Cet homme était vêtu de noir avec une cape de justice. Il avait une perruque jusqu’aux sourcils, et il tenait à la main un bâton de fer sculpté en couronne aux deux bouts.
Ce bâton était court et massif.
Qu’on se figure Méduse passant sa tête entre deux branches du paradis.
Ursus, qui avait senti la commotion d’un nouveau venu et qui avait dressé la tête sans lâcher Homo, reconnut ce personnage redoutable.
Il eut un tremblement de la tête aux pieds.
Il dit bas à l’oreille de Gwynplaine :
— C’est le wapentake.
Gwynplaine se souvint.
Une parole de surprise allait lui échapper. Il la retint.
Le bâton de fer terminé en couronne aux deux extrémités était l’iron-weapon.
C’était de l’iron-weapon, sur lequel les officiers de justice urbaine prêtaient serment en entrant en charge, que les anciens wapentakes de la police anglaise tiraient leur qualification.
Au delà de l’homme à la perruque, dans la pénombre, on entrevoyait l’hôtelier consterné.
L’homme, sans dire une parole, et personnifiant cette muta Themis des vieilles chartes, abaissa son bras droit par-dessus Dea rayonnante, et toucha du bâton de fer l’épaule de Gwynplaine, pendant que, du pouce de sa main gauche, il montrait derrière lui la porte de la Green-Box. Ce double geste, d’autant plus impérieux qu’il était silencieux, voulait dire : Suivez-moi.
Pro signo exeundi, sursum trahe, dit le cartulaire normand.
L’individu sur lequel venait se poser l’iron-weapon n’avait d’autre droit que le droit d’obéir. Nulle réplique à cet ordre muet. Les rudes pénalités anglaises menaçaient le réfractaire.
Sous ce rigide attouchement de la loi, Gwynplaine eut une secousse, puis fut comme pétrifié.
Au lieu d’être simplement effleuré du bâton de fer sur l’épaule, il en eût été violemment frappé sur la tête, qu’il n’eût pas été plus étourdi. Il se voyait sommé de suivre l’officier de police. Mais pourquoi ? Il ne comprenait pas.
Ursus, jeté lui aussi de son côté dans un trouble poignant, entrevoyait quelque chose d’assez distinct. Il songeait aux bateleurs et aux prédicateurs, ses concurrents, à la Green-Box dénoncée, au loup, ce délinquant, à son propre démêlé avec les trois inquisiteurs de Bishopsgate ; et qui sait ? peut-être, mais ceci était effrayant, aux bavardages malséants et factieux de Gwynplaine touchant l’autorité royale. Il tremblait profondément.
Dea souriait.
Ni Gwynplaine, ni Ursus ne prononcèrent une parole. Tous deux eurent la même pensée : ne pas inquiéter Dea. Le loup l’eut peut-être aussi, car il cessa de gronder. Il est vrai qu’Ursus ne le lâchait point.
D’ailleurs Homo, dans l’occasion, avait ses prudences. Qui n’a remarqué certaines anxiétés intelligentes des animaux ?
Peut-être, dans la mesure de ce qu’un loup peut comprendre des hommes, se sentait-il proscrit.
Gwynplaine se leva.
Aucune résistance n’était possible, Gwynplaine le savait, il se rappelait les paroles d’Ursus, et aucune question n’était faisable.
Il demeura debout devant le wapentake.
Le wapentake lui retira le weapon de dessus l’épaule, et ramena à lui le bâton de fer qu’il tint droit dans la posture du commandement, attitude de police comprise alors de tout le peuple, et qui intimait l’ordre que voici :
— Que cet homme me suive, et personne autre. Restez tous où vous êtes. Silence.
Pas de curieux. La police a, de tout temps, eu le goût de ces clôtures-là.
Ce genre de saisie était qualifié « séquestre de la personne ».
Le wapentake, d’un seul mouvement, et comme une pièce mécanique qui pivote sur elle-même, tourna le dos, et se dirigea d’un pas magistral et grave vers l’issue de la Green-Box.
Gwynplaine regarda Ursus.
Ursus eut cette pantomime composée d’un haussement d’épaules, des deux coudes aux hanches avec les mains écartées, et des sourcils froncés en chevrons, laquelle signifie : soumission à l’inconnu.
Gwynplaine regarda Dea. Elle songeait. Elle continuait de sourire. Il posa l’extrémité de ses doigts sur ses lèvres, et lui envoya un inexprimable baiser.
Ursus, soulagé d’une certaine quantité de terreur par le dos tourné du wapentake, saisit ce moment pour glisser dans l’oreille de Gwynplaine ce murmure :
— Sur ta vie, ne parle pas avant qu’on t’interroge !
Gwynplaine, avec ce soin de ne pas faire de bruit qu’on a dans la chambre d’un malade, décrocha de la cloison son chapeau et son manteau, s’enveloppa du manteau jusqu’aux yeux, et se rabattit le chapeau sur le front ; ne s’étant pas couché, il avait encore ses vêtements de travail et au cou son esclavine de cuir ; il regarda encore une fois Dea ; le wapentake, arrivé à la porte extérieure de la Green-Box, éleva son bâton et commença à descendre le petit escalier de sortie ; alors Gwynplaine se mit en marche comme si cet homme le tirait avec une chaîne invisible ; Ursus regarda Gwynplaine sortir de la Green-Box ; le loup, à ce moment-là, ébaucha un grondement plaintif, mais Ursus le tint en respect, et lui dit tout bas : « Il va revenir. »
Dans la cour, maître Nicless, d’un geste servile et impérieux, refoulait les cris d’effarement dans les bouches de Vinos et de Fibi qui considéraient avec détresse Gwynplaine emmené, et les vêtements couleur deuil et le bâton de fer du wapentake.
Deux pétrifications, c’étaient ces deux filles. Elles avaient des attitudes de stalactites.
Govicum, abasourdi, écarquillait sa face dans une fenêtre entre-bâillée.
Le wapentake précédait Gwynplaine de quelques pas sans se retourner et sans le regarder, avec cette tranquillité glaciale que donne la certitude d’être la loi.
Tous deux, dans un silence de sépulcre, franchirent la cour, traversèrent la salle obscure du cabaret et débouchèrent sur la place. Il y avait là quelques passants groupés devant la porte de l’auberge, et le justicier-quorum à la tête d’une escouade de police. Ces curieux, stupéfaits, et sans souffler mot, s’écartèrent et se rangèrent avec la discipline anglaise devant le bâton du constable ; le wapentake prit la direction des petites rues, dites alors Little Strand, qui longeaient la Tamise ; et Gwynplaine, ayant à sa droite et à sa gauche les gens du justicier-quorum alignés en double haie, pâle, sans un geste, sans autre mouvement que les pas qu’il faisait, couvert de son manteau ainsi que d’un suaire, s’éloigna lentement de l’inn, marchant muet derrière l’homme taciturne, comme une statue qui suit un spectre.
III
lex, rex, fex.
L’arrestation sans explication, qui étonnerait fort un anglais d’aujourd’hui, était un procédé de police fort usité alors dans la Grande-Bretagne. On y eut recours, particulièrement pour les choses délicates auxquelles pourvoyaient en France les lettres de cachet, et en dépit de l’habeas corpus, jusque sous Georges II, et une des accusations dont Walpole eut à se défendre, ce fut d’avoir fait ou laissé arrêter Neuhoff de cette façon. L’accusation était probablement peu fondée, car Neuhoff, roi de Corse, fut incarcéré par ses créanciers.
Les prises de corps silencieuses, dont la Sainte-Vœhme en Allemagne avait fort usé, étaient admises par la coutume germanique qui régit une moitié des vieilles lois anglaises, et recommandées, en certain cas, par la coutume normande qui régit l’autre moitié. Le maître de police du palais de Justinien s’appelait « le silentiaire impérial », silentiarius imperialis. Les magistrats anglais qui pratiquaient cette sorte de prise de corps, s’appuyaient sur de nombreux textes normands : — Canes latrant, sergentes silent. — Sergenter agere, id est tacere. — Ils citaient Lundulphus Sagax, paragraphe 16 : — Facit imperator silentium. — Ils citaient la charte du roi Philippe, de 1307 : — Multos tenebimus bastonerios qui, obmutescentes, sergentare valeant. — Ils citaient les statuts de Henri Ier d’Angleterre, chapitre liii : — Surge signo jußus. Taciturinior esto. Hoc est eße in captione regis. — Ils se prévalaient spécialement de cette prescription considérée comme faisant partie des antiques franchises féodales de l’Angleterre : — « Sous les viscomtes sont les serjans de l’espée, lesquels doivent justicier vertueusement à l’espée tous ceux qui suient malveses compagnies, gens diffamez d’aucuns crimes, et gens fuitis et forbannis,… et les doivent si vigoureusement et discrètement appréhender, que la bonne gent qui sont paisibles soient gardez paisiblement, et que les malfeteurs soient espoantés. » Être arrêté de la sorte, c’était être saisi « ô le glaive de l’espée » (Vetus Consuetudo Normanniæ, MS. I. part. Sect. I, cap. ii). Les jurisconsultes invoquaient en outre, in Charta Ludovici Hutini pro normannis, le chapitre servientes spathæ. Les servientes spathæ, dans l’approche graduelle de la basse latinité jusqu’à nos idiomes, sont devenus sergentes spadæ.
Les arrestations silencieuses étaient le contraire de la clameur de haro, et indiquaient qu’il convenait de se taire jusqu’à ce que de certaines obscurités fussent éclaircies.
Elles signifiaient : Questions réservées. Elles indiquaient, dans l’opération de police, une certaine quantité de raison d’état.
Le terme de droit private, qui veut dire à huis clos, s’appliquait à ce genre d’arrestations.
C’est de cette manière qu’Édouard III avait, selon quelques annalistes, fait saisir Mortimer dans le lit de sa mère Isabelle de France. Ici encore on peut douter, car Mortimer soutint un siège dans sa ville avant d’être pris. Warwick, le Faiseur de rois, pratiquait volontiers ce mode « d’attraire les gens ».
Cromwell l’employait, surtout dans le Connaught : et ce fut avec cette précaution du silence que Trailie-Arcklo, parent du comte d’Ormond, fut arrêté dans Kilmacaugh.
Ces prises de corps par le simple geste de justice représentaient plutôt le mandat de comparution que le mandat d’arrêt.
Elles n’étaient parfois qu’un procédé d’information, et impliquaient même, par le silence imposé à tous, un certain ménagement pour la personne saisie. Pour le peuple, peu au fait de ces nuances, elles étaient particulièrement terrifiantes.
L’Angleterre, qu’on ne l’oublie pas, n’était pas en 1705, ni même beaucoup plus tard, ce qu’elle est de nos jours. L’ensemble était très confus et parfois très oppressif ; Daniel de Foë, qui avait tâté du pilori, caractérise quelque part l’ordre social anglais par ces mots : « les mains de fer de la loi ». Il n’y avait pas seulement la loi, il y avait l’arbitraire. Qu’on se rappelle Steele chassé du parlement, Locke chassé de sa chaire ; Hobbes et Gibbon, forcés de fuir ; Charles Churchill, Hume, Pricstley persécutés ; John Wilkes mis à la Tour. Qu’on énumère, le compte sera long, les victimes du statut seditions libel. L’inquisition avait un peu fusé par toute l’Europe ; ses pratiques de police faisaient école. Un attentat monstrueux à tous les droits était possible en Angleterre ; qu’on se souvienne du Gazetier cuiraßé. En plein dix-huitième siècle, Louis XV faisait enlever dans Piccadilly les écrivains qui lui déplaisaient. Il est vrai que Georges II empoignait en France le prétendant au beau milieu de la salle de l’Opéra. C’étaient deux bras très longs ; celui du roi de France allait jusque dans Londres, et celui du roi d’Angleterre jusque dans Paris. Telles étaient les libertés.
Ajoutons qu’on exécutait volontiers les gens dans l’intérieur des prisons ; escamotage mêlé au supplice ; expédient hideux, auquel l’Angleterre revient en ce moment ; donnant ainsi au monde le singulier spectacle d’un grand peuple qui, voulant améliorer, choisit le pire, et qui, ayant devant lui, d’un côté le passé, de l’autre le progrès, se trompe de visage, et prend la nuit pour le jour.
IV
ursus espionne la police.
Ainsi que nous l’avons dit, selon les très rigides lois de la police d’alors, la sommation de suivre le wapentake, adressée à un individu, impliquait pour toute autre personne présente le commandement de ne point bouger.
Quelques curieux pourtant s’obstinèrent, et accompagnèrent de loin le cortège qui emmenait Gwynplaine.
Ursus fut du nombre.
Ursus avait été pétrifié autant qu’on a le droit de l’être. Mais Ursus, tant de fois assailli par les surprises de la vie errante et par les méchancetés de l’inattendu, avait, comme un navire de guerre, son branle-bas de combat qui appelle au poste de bataille tout l’équipage, c’est-à-dire toute l’intelligence.
Il se dépêcha de n’être plus pétrifié, et se mit à réfléchir. Il ne s’agit pas d’être ému, il s’agit de faire face.
Faire face à l’incident, c’est le devoir de quiconque n’est pas imbécile.
Ne pas chercher à comprendre, mais agir. Tout de suite. Ursus s’interrogea.
Qu’y avait-il à faire ?
Gwynplaine parti, Ursus se trouvait placé entre deux craintes : la crainte pour Gwynplaine, qui lui disait de suivre ; la crainte pour lui-même, qui lui disait de rester.
Ursus avait l’intrépidité d’une mouche et l’impassibilité d’une sensitive. Son tremblement fut indescriptible. Pourtant il prit héroïquement son parti, et se décida à braver la loi et à suivre le wapentake, tant il était inquiet de ce qui pouvait arriver à Gwynplaine.
Il fallait qu’il eût bien peur pour avoir tant de courage.
À quels actes de vaillance l’épouvante peut pousser un lièvre !
Le chamois éperdu saute les précipices. Être effrayé jusqu’à l’imprudence, c’est une des formes de l’effroi.
Gwynplaine avait été enlevé plutôt qu’arrêté. L’opération de police s’était exécutée si rapidement que le champ de foire, d’ailleurs peu fréquenté à cette heure matinale, avait été à peine ému. Presque personne ne se doutait dans les baraques du Tarrinzeau-field que le wapentake était venu chercher l’Homme qui Rit. De là le peu de foule.
Gwynplaine, grâce à son manteau et à son feutre, qui se rejoignaient presque sur son visage, ne pouvait être reconnu des passants.
Avant de sortir à la suite de Gwynplaine, Ursus eut une précaution. Il prit à part maître Nicless, le boy Govicum, Fibi et Vinos, et leur prescrivit le plus absolu silence vis-à-vis de Dea, ignorante de tout ; qu’on eût soin de ne pas souffler un mot qui pût lui faire soupçonner ce qui s’était passé ; qu’on lui expliquât par les soins de ménage de la Green-Box l’absence de Gwynplaine et d’Ursus ; que d’ailleurs c’était bientôt l’heure de son sommeil au milieu du jour, et qu’avant que Dea fût éveillée, il serait de retour, lui Ursus, avec Gwynplaine, tout cela n’étant qu’un malentendu, une mistake, comme on dit en Angleterre ; qu’il leur serait bien facile à Gwynplaine et à lui d’éclairer les magistrats et la police ; qu’ils feraient toucher du doigt la méprise, et que tout à l’heure ils allaient revenir tous deux. Surtout que personne ne dît rien à Dea. Ces recommandations faites, il partit.
Ursus put, sans être remarqué, suivre Gwynplaine. Quoiqu’il se tînt à la plus grande distance possible, il s’arrangea de façon à ne pas le perdre de vue. La hardiesse dans le guet, c’est la bravoure des timides.
Après tout, et si solennel que fût l’appareil, Gwynplaine n’était peut-être que cité à comparaître devant le magistrat de simple police pour quelque infraction sans gravité.
Ursus se disait que cette question allait être tout de suite résolue. L’éclaircissement se ferait, sous ses yeux mêmes, par la direction que prendrait l’escouade emmenant Gwynplaine au moment où, parvenue aux limites du Tarrinzeau-field, elle atteindrait l’entrée des ruelles du Little Strand.
Si elle tournait à gauche, c’était qu’elle conduisait Gwynplaine à la maison de ville de Southwark. Peu de chose à craindre alors : quelque méchant délit municipal, une admonition du magistrat, deux ou trois shellings d’amende, puis Gwynplaine serait lâché, et la représentation de Chaos vaincu aurait lieu le soir même comme à l’ordinaire. Personne ne se serait aperçu de rien.
Si l’escouade tournait à droite, c’était sérieux.
Il y avait de ce côté là des lieux sévères.
À l’instant où le wapentake, menant les deux files d’argousins entre lesquelles marchaient Gwynplaine, arriva aux petites rues, Ursus, haletant, regarda. Il existe des moments où tout l’homme passe dans les yeux.
De quel côté allait-on tourner ?
On tourna à droite.
Ursus, chancelant d’effroi, s’appuya contre un mur pour ne point tomber. Rien d’hypocrite comme ce mot qu’on se dit à soi-même Je veux savoir à quoi m’en tenir. Au fond, on ne le veut pas du tout. On a une peur profonde. L’angoisse se complique d’un effort obscur pour ne point conclure. On ne se l’avoue pas, mais on reculerait volontiers, et quand on a avancé, on se le reproche.
C’est ce que fit Ursus. Il pensa avec frisson :
— Voilà qui tourne mal. J’aurais toujours su cela assez tôt. Qu’est-ce que je fais là à suivre Gwynplaine ?
Cette réflexion faite, comme l’homme n’est que contradiction, il doubla le pas, et, maîtrisant son anxiété, il se hâta, afin de se rapprocher de l’escouade et de ne pas laisser se rompre dans le dédale des rues de Southwark le fil entre Gwynplaine et lui Ursus.
Le cortège de police ne pouvait aller vite, à cause de sa solennité.
Le wapentake l’ouvrait.
Le justicier-quorum le fermait.
Cet ordre impliquait une certaine lenteur.
Toute la majesté possible au recors éclatait dans le justicier-quorum. Son costume tenait le milieu entre le splendide accoutrement du docteur en musique d’Oxford et l’ajustement sobre et noir du docteur en divinité de Cambridge. Il avait des habits de gentilhomme sous un long godebert qui est une mante fourrée de dos de lièvre de Norvège. Il était mi-parti gothique et moderne, ayant une perruque comme Lamoignon et des manches mahoîtres comme Tristan l’Hermite. Son gros œil rond couvait Gwynplaine avec une fixité de hibou. Il marchait en cadence. Impossible de voir un bonhomme plus farouche.
Ursus, un moment dérouté dans l’écheveau brouillé des ruelles, parvint à rejoindre près de Sainte-Marie Over-Ry le cortège qui, heureusement, avait été retardé dans le préau de l’église par une batterie d’enfants et de chiens, incident habituel des rues de Londres, dogs and boys, disent les vieux registres de police, lesquels font passer les chiens avant les enfants.
Un homme conduit au magistrat par les gens de police étant, après tout, un événement fort vulgaire, et chacun ayant ses affaires, les curieux s’étaient dispersés. Il n’était resté, sur la piste de Gwynplaine, qu’Ursus.
On passa devant les deux chapelles, qui se faisaient face, des Récréative Religionists et de la Ligue Halleluiah, deux sectes d’alors qui subsistent encore aujourd’hui.
Puis le cortège serpenta de ruelle en ruelle, choisissant de préférence les roads non encore bâtis, les rows où poussait l’herbe et les lanes déserts, et fit force zigzags.
Enfin il s’arrêta.
On était dans une ruette exiguë. Pas de maisons, si ce n’est à l’entrée deux ou trois masures. Cette ruette était composée de deux murs, l’un à gauche, bas ; l’autre à droite, haut. La muraille haute était noire et maçonnée à la saxonne, avec des créneaux, des scorpions et des carrés de grosses grilles sur des soupiraux étroits. Aucune fenêtre ; çà et là seulement des fentes, qui étaient d’anciennes embrasures de pierriers et d’archegayes. On voyait, au pied de ce grand mur, comme le trou au bas de la ratière, un tout petit guichet, très surbaissé.
Ce guichet, emboîté dans un lourd plein-cintre de pierre, avait un judas grillé, un marteau massif, une large serrure, des gonds noueux et robustes, un enchevêtrement de clous, une cuirasse de plaques et de peintures, et était fait de fer plus que de bois.
Personne dans la ruette. Pas de boutiques, pas de passants. Mais on entendait tout près un bruit continu comme si la ruette eût été parallèle à un torrent. C’était un vacarme de voix et de voitures. Il était probable qu’il y avait de l’autre côté de l’édifice noir une grande rue, sans doute la rue principale de Southwark, laquelle se reliait d’un bout à la route de Cantorbéry et de l’autre bout au pont de Londres.
Dans toute la longueur de la ruette un guetteur, en dehors du cortège enveloppant Gwynplaine, n’eût vu d’autre face humaine que le blême profil d’Ursus, risqué et à demi avancé dans la pénombre d’un coin de mur, regardant et ayant peur de voir. Il s’était posté dans le repli que faisait un zigzag de la rue.
L’escouade se groupa devant le guichet.
Gwynplaine était au centre, mais avait maintenant derrière lui le wapentake et son bâton de fer.
Le justicier-quorum leva le marteau et frappa trois coups.
Le judas s’ouvrit.
Le justicier-quorum dit :
— De par sa majesté.
La pesante porte de chêne et de fer tourna sur ses gonds, et une ouverture livide et froide s’offrit, pareille à une bouche d’antre. Une voûte hideuse se prolongeait dans l’ombre.
Ursus vit Gwynplaine disparaître là-dessous.
V
mauvais lieu
Le wapentake entra après Gwynplaine.
Puis le justicier-quorum.
Puis toute l’escouade.
Le guichet se referma.
La pesante porte revint s’appliquer hermétiquement sur ses chambranles de pierre sans qu’on vît qui l’avait ouverte ni qui la refermait. Il semblait que les verrous rentrassent d’eux-mêmes dans leurs alvéoles. Quelques-uns de ces mécanismes inventés par l’antique intimidation existent encore dans les très vieilles maisons de force. Porte dont on ne voyait pas le portier. Cela faisait ressembler le seuil de la prison au seuil de la tombe.
Ce guichet était la porte basse de la geôle de Southwark.
Rien dans cet édifice vermoulu et revêche ne démentait la mine discourtoise propre à une prison.
Un temple païen, construit par les vieux cattieuchlans pour les Mogons qui sont d’anciens dieux anglais, devenu palais pour Ethelulfe et forteresse pour saint Édouard, puis élevé à la dignité de prison en 1199 par Jean sans Terre, c’était là la geôle de Southwark. Cette geôle, d’abord traversée par une rue, comme Chenonceaux l’est par une rivière, avait été pendant un siècle ou deux une gate, c’est-à-dire une porte de faubourg ; puis on avait muré le passage. Il reste en Angleterre quelques prisons de ce genre : ainsi, à Londres, Newgate ; à Cantorbéry, Westgate ; à Édimbourg, Canongate. En France la Bastille a d’abord été une porte.
Presque toutes les geôles d’Angleterre offraient le même aspect, grand mur au dehors, au dedans une ruche de cachots. Rien de funèbre comme ces gothiques prisons où l’araignée et la justice tendaient leurs toiles, et où John Howard, ce rayon, n’avait pas encore pénétré. Toutes, comme l’antique géhenne de Bruxelles, eussent pu être appelées Treurenberg, maison des pleurs.
On éprouvait, en présence de ces constructions inclémentes et sauvages, la même angoisse que ressentaient les navigateurs antiques devant les enfers d’esclaves dont parle Plaute, îles ferricrépitantes, ferricrepidita insulæ, lorsqu’ils passaient assez près pour entendre le bruit des chaînes.
La geôle de Southwark, ancien lieu d’exorcismes et de tourments, avait d’abord eu pour spécialité les sorciers, ainsi que l’indiquaient ces deux vers gravés sur une pierre fruste au-dessus du guichet :
Est energumenus quem dæmon possidet unus[1].
Vers qui fixent la nuance délicate entre le démoniaque et l’énergumène. Au-dessus de cette inscription était clouée à plat contre le mur, signe de haute justice, une échelle de pierre, laquelle avait été de bois jadis, mais changée en pierre par l’enfouissement dans la terre pétrifiante du lieu nommé Aspley-Gowis, près l’abbaye de Woburn.
La prison de Southwark, aujourd’hui démolie, donnait sur deux rues, auxquelles, comme gate, elle avait autrefois servi de communication, et avait deux portes ; sur la grande rue, la porte d’apparat, destinée aux autorités, et, sur la ruette, la porte de souffrance, destinée au reste des vivants. Et aux trépassés aussi ; car lorsqu’il mourait un prisonnier dans la geôle, c’était par là que le cadavre sortait. Une libération comme une autre.
La mort, c’est l’élargissement dans l’infini.
C’est par l’entrée de souffrance que Gwynplaine venait d’être introduit dans la prison.
La ruette, nous l’avons dit, n’était autre chose qu’un petit chemin caillouté, serré entre deux murs se faisant face. Il y a en ce genre à Bruxelles le passage dit : Rue d’une personne. Les deux murs étaient inégaux ; le haut mur était la prison, le mur bas était le cimetière. Ce mur bas, clôture du pourrissoir mortuaire de la geôle, ne dépassait guère la stature d’un homme. Il était percé d’une porte presque vis-à-vis le guichet de la geôle. Les morts n’avaient que la peine de traverser la rue. Il suffisait de longer le mur une vingtaine de pas pour entrer au cimetière. Sur la muraille haute était appliquée une échelle patibulaire ; en face, sur la muraille basse était sculptée une tête de mort. L’un de ces murs n’égayait pas l’autre.
VI
quelles magistratures il y avait
sous les perruques d’autrefois
Quelqu’un qui, en ce moment-là, eût regardé de l’autre côté de la prison, du côté de la façade, eût aperçu la grande rue de Southwark, et eût pu remarquer, en station devant la porte monumentale et officielle de la geôle, une voiture de voyage, reconnaissable à sa « loge de carrosse » qu’on appellerait aujourd’hui cabriolet. Un cercle de curieux entourait cette voiture. Elle était armoriée, et l’on en avait vu descendre un personnage qui était entré dans la prison ; probablement un magistrat, conjecturait la foule ; les magistrats en Angleterre étant souvent nobles et ayant presque toujours « droit d’écuage ». En France, blason et robe s’excluaient presque ; le duc de Saint-Simon dit en parlant des magistrats : « Les gens de cet état. » En Angleterre un gentilhomme n’était point déshonoré parce qu’il était juge.
Le magistrat ambulant existe en Angleterre ; il s’appelle juge de circuit, et rien n’était plus simple que de voir dans ce carrosse le véhicule d’un magistrat en tournée. Ce qui était moins simple, c’est que le personnage supposé magistrat était descendu, non de la voiture même, mais de la loge de devant, place qui n’est pas habituellement celle du maître. Autre particularité : on voyageait à cette époque, en Angleterre, de deux façons, par « le carrosse de diligence » à raison d’un shelling tous les cinq milles, et en poste à franc étrier moyennant trois sous par mille et quatre sous au postillon après chaque poste, une voiture de maître, qui se passait la fantaisie de voyager par relais, payait par cheval et par mille autant de shellings que le cavalier courant la poste payait de sous ; or, la voiture arrêtée devant la geôle de Southwark était attelée de quatre chevaux et avait deux postillons, luxe de prince. Enfin, ce qui achevait d’exciter et de déconcerter les conjectures, cette voiture était minutieusement fermée. Les panneaux pleins étaient levés. Les vitres étaient bouchées avec des volets ; toutes les ouvertures par où l’œil eût pu pénétrer étaient masquées ; du dehors on ne pouvait rien voir dedans, et il était probable que, du dedans, on ne pouvait rien voir dehors. Du reste , il ne semblait pas qu’il y eût quelqu’un dans cette voiture.
Southwark étant dans le Surrey, c’était au shériff du comté de Surrey que ressortissait la prison de Southwark. Ces juridictions distinctes étaient très fréquentes en Angleterre. Ainsi, par exemple, la Tour de Londres n’était supposée située dans aucun comté ; c’est-à-dire que, légalement, elle était en quelque sorte en l’air. La Tour ne reconnaissait d’autre autorité juridique que son constable, qualifié custos turris. La Tour avait sa juridiction, son église, sa cour de justice et son gouvernement à part. L’autorité du custos, ou constable, s’étendait hors de Londres sur vingt et un hamlets, traduisez : hameaux. Comme en Grande-Bretagne les singularités légales se greffent les unes sur les autres, l’office de maître canonnier d’Angleterre relevait de la Tour de Londres.
D’autres habitudes légales semblent plus bizarres encore. Ainsi la cour de l’amirauté anglaise consulte et applique les lois de Rhodes et d’Oléron (île française qui a été anglaise).
Le shériff d’une province était très considérable. Il était toujours écuyer, et quelquefois chevalier. Il était qualifié spectabilis dans les vieilles chartes ; « homme à regarder ». Titre intermédiaire entre illustris et clarißimus, moins que le premier, plus que le second. Les shériffs des comtés étaient jadis choisis par le peuple ; mais Édouard II, et après lui Henri VI, ayant repris cette nomination pour la couronne, les shériffs étaient devenus une émanation royale. Tous recevaient leur commission de sa majesté, excepté le shériff du Westmoreland qui était héréditaire, et les shériffs de Londres et de Middlesex qui étaient élus par la livery dans le Commonhall. Les shériffs de Galles et de Chester possédaient de certaines prérogatives fiscales. Toutes ces charges subsistent encore en Angleterre, mais, usées peu à peu au frottement des mœurs et des idées, elles n’ont plus la même physionomie qu’autrefois. Le shériff du comté avait la fonction d’escorter et de protéger les « juges itinérants ». Comme on a deux bras, il avait deux officiers, son bras droit, le sous-shériff, et son bras gauche, le justicier-quorum. Le justicier-quorum, assisté du bailli de la centaine, qualifié wapentake, appréhendait, interrogeait, et, sous la responsabilité du shériff, emprisonnait, pour être jugés par les juges de circuit, les voleurs, meurtriers, séditieux, vagabonds, et tous gens de félonie. La nuance entre le sous-shériff et le justicier-quorum, dans leur service hiérarchique vis-à-vis du shériff, c’est que le sous-shériff accompagnait, et que le justicier-quorum assistait. Le shériff tenait deux cours, une cour sédentaire et centrale, la County-court, et une cour voyageante, la Shériff-turn. Il représentait ainsi l’unité et l’ubiquité. Il pouvait comme juge se faire aider et renseigner, dans les questions litigieuses, par un sergent de la coiffe, dit sergens coifæ, qui est un sergent en droit et qui porte, sous sa calotte noire, une coiffe de toile blanche de Cambrai. Le shériff désencombrait les maisons de justice ; quand il arrivait dans une ville de sa province, il avait le droit d’expédier sommairement les prisonniers, ce qui aboutissait soit à leur renvoi, soit à leur pendaison, et ce qui s’appelait « délivrer la geôle », goal deliver. Le shériff présentait le bill de mise en cause aux vingt-quatre jurés d’accusation ; s’ils l’approuvaient, ils écrivaient dessus ; billa vera ; s’ils le désapprouvaient, ils écrivaient : ignoramus ; alors l’accusation était annulée et le shériff avait le privilège de déchirer le bill. Si, pendant la délibération, un juré mourait, ce qui, de droit, acquittait l’accusé et le faisait innocent, le shériff, qui avait eu le privilège d’arrêter l’accusé, avait le privilège de le mettre en liberté. Ce qui faisait singulièrement estimer et craindre le shériff, c’est qu’il avait pour charge d’exécuter tous les ordres de sa majesté ; latitude redoutable. L’arbitraire se loge dans ces rédactions-là. Les officiers qualifiés verdeors, et les coroners, faisaient cortège au shériff, et les clercs du marché lui prêtaient main-forte, et il avait une très belle suite de gens à cheval et de livrées. Le shériff, dit Chamberlayne, est « la vie de la Justice, de la Loi et de la Comté ».
En Angleterre, une démolition insensible pulvérise et désagrège perpétuellement les lois et les coutumes. De nos jours, insistons-y, ni le shériff, ni le wapentake, ni le justicier-quorum, ne pratiqueraient leurs charges comme ils les pratiquaient en ce temps-là. Il y avait dans l’ancienne Angleterre une certaine confusion de pouvoirs, et les attributions mal définies se résolvaient en empiétements, qui seraient impossibles aujourd’hui. La promiscuité de la police et de la justice a cessé. Les noms sont restés, les fonctions se sont modifiées. Nous croyons même que le mot wapentake a changé de sens. Il signifiait une magistrature, maintenant il signifie une division territoriale ; il spécifiait le centenier, il spécifie le canton (centum).
Du reste, à cette époque, le shériff de comté combinait, avec quelque chose de plus et quelque chose de moins, et condensait dans son autorité, à la fois royale et municipale, les deux magistrats qu’on appelait jadis en France Lieutenant civil et Lieutenant de police. Le lieutenant civil de Paris est assez bien qualifié par cette vieille note de police : « M. le lieutenant civil ne hait pas les querelles domestiques, parce que le pillage est toujours pour lui. » (22 juillet 1704.) Quant au lieutenant de police, personnage inquiétant, multiple et vague, il se résume en l’un de ses meilleurs types, René d’Argenson, qui, au dire de Saint-Simon, avait sur son visage les trois juges d’enfer mêlés.
Ces trois juges d’enfer étaient, on l’a vu, à la Bishopsgate de Londres.
VII
frémissement
Quand Gwynplaine entendit le guichet, grinçant de tous ses verrous, se refermer, il tressaillit, il lui sembla que cette porte, qui venait de se clore, était la porte de communication de la lumière avec les ténèbres, donnant d’un côté sur le fourmillement terrestre, et de l’autre sur le monde mort, et que maintenant toutes les choses qu’éclaire le soleil étaient derrière lui, qu’il avait franchi la frontière de ce qui est la vie, et qu’il était dehors. Ce fut un profond serrement de cœur. Qu’allait-on faire de lui ? Qu’est ce que tout cela voulait dire ?
Où était-il ?
Il ne voyait rien autour de lui ; il se trouvait dans du noir. La porte en se fermant l’avait fait momentanément aveugle. Le vasistas était fermé comme la porte. Pas de soupirail, pas de lanterne. C’était une précaution des vieux temps. Il était défendu d’éclairer l’abord intérieur des geôles, afin que les nouveaux venus ne pussent faire aucune remarque.
Gwynplaine étendit les mains et toucha le mur à sa droite et à sa gauche ; il était dans un couloir. Peu à peu, ce jour de cave qui suinte on ne sait d’où et qui flotte dans les lieux obscurs, et auquel s’ajuste la dilatation des pupilles, lui fit distinguer çà et là un linéament, et le couloir s’ébaucha vaguement devant lui.
Gwynplaine, qui n’avait jamais entrevu les sévérités pénales qu’à travers les grossissements d’Ursus, se sentait saisi par une sorte de main énorme et obscure. Être manié par l’inconnu de la loi, c’est effrayant. On est brave en présence de tout, et l’on se déconcerte en présence de la justice. Pourquoi ? c’est que la justice de l’homme n’est que crépusculaire, et que le juge s’y meut à tâtons. Gwynplaine se rappelait ce qu’Ursus lui avait dit de la nécessité du silence ; il voulait revoir Dea ; il y avait dans sa situation on ne sait quoi de discrétionnaire qu’il ne voulait pas irriter. Parfois, vouloir éclaircir, c’est empirer. Pourtant, d’un autre côté, la pesée de cette aventure était si forte qu’il finit par y céder, et qu’il ne put retenir une question.
— Messieurs, demanda-t-il, où me conduisez-vous ?
On ne lui répondit pas.
C’était la loi des prises de corps silencieuses, et le texte normand est formel : A silentiariis ostio præpositis introducti sunt.
Ce silence glaça Gwynplaine. Jusque-là il s’était cru fort ; il se suffisait ; se suffire, c’est être puissant. Il avait vécu isolé s’imaginant qu’être isolé, c’est être inexpugnable. Et voilà que tout à coup il se sentait sous la pression de la hideuse force collective. De quelle façon se débattre avec cet anonyme horrible, la loi ? Il défaillait sous l’énigme. Une peur d’une espèce inconnue avait trouvé le défaut de son armure. Et puis il n’avait pas dormi, il n’avait pas mangé ; à peine avait-il trempé ses lèvres dans une tasse de thé. Il avait eu toute la nuit une sorte de délire, et il lui restait de la fièvre. Il avait soif, il avait faim peut-être. L’estomac mécontent dérange tout. Depuis la veille, il était assailli d’incidents. Les émotions qui le tourmentaient le soutenaient ; sans l’ouragan, la voile serait chiffon. Mais cette faiblesse profonde du haillon que le vent gonfle jusqu’à ce qu’il le déchire, il la sentait en lui. Il sentait venir l’affaissement. Allait-il tomber sans connaissance sur le pavé ? Se trouver mal, c’est la ressource de la femme et l’humiliation de l’homme. Il se roidissait, mais il tremblait.
Il avait la sensation de quelqu’un qui perd pied.
VIII
gémissement
On se mit en marche.
On avança dans le couloir.
Aucun greffe préalable. Aucun bureau avec registres. Les prisons de ce temps-là n’étaient point paperassières. Elles se contentaient de se fermer sur vous, souvent sans savoir pourquoi. Être une prison, et avoir des prisonniers, cela leur suffisait.
Le cortège avait dû s’allonger et prendre la forme du corridor. On marchait presque un à un ; d’abord le wapentake, ensuite Gwynplaine, ensuite le justicier-quorum ; puis les gens de police, avançant en bloc et bouchant le corridor derrière Gwynplaine comme un tampon. Le couloir se resserrait ; maintenant Gwynplaine touchait le mur de ses deux coudes ; la voûte en caillou noyé de ciment avait d’intervalle en intervalle des voussures de granit en saillie faisant étranglement ; il fallait baisser le front pour passer ; pas de course possible dans ce corridor ; la fuite eût été forcée de marcher lentement ; ce boyau faisait des détours ; toutes les entrailles sont tortueuses, celles d’une prison comme celles d’un homme ; çà et là, tantôt à droite, tantôt à gauche, des coupures dans le mur, carrées et closes de grosses grilles, laissaient apercevoir des escaliers, ceux-ci montant, ceux-là plongeant. On arriva à une porte fermée, elle s’ouvrit, on passa, elle se referma. Puis on rencontra une deuxième porte, qui livra passage, puis une troisième, qui tourna de même sur ses gonds. Ces portes s’ouvraient et se refermaient comme toutes seules. On ne voyait personne. En même temps que le couloir se rétrécissait. La voûte s’abaissait, et l’on en était venu à ne plus pouvoir marcher que la tête courbée. Le mur suintait ; il tombait de la voûte des gouttes d’eau ; le dallage qui pavait le corridor avait la viscosité d’un intestin. L’espèce de pâleur diffuse qui tenait lieu de clarté devenait de plus en plus opaque ; l’air manquait. Ce qu’il y avait de singulièrement lugubre, c’est que cela descendait.
Il fallait y faire attention pour s’apercevoir qu’on descendait. Dans les ténèbres, une pente douce, c’est sinistre. Rien n’est redoutable comme les choses obscures auxquelles on arrive par des pentes insensibles.
Descendre, c’est l’entrée dans l’ignoré terrible.
Combien de temps marcha-t-on ainsi ? Gwynplaine n’eût pu le dire.
Passées à ce laminoir, l’angoisse, les minutes s’allongent démesurément.
Subitement on fit halte.
L’obscurité était épaisse. Il y avait un certain élargissement du corridor.
Gwynplaine entendit tout près de lui un bruit dont le gong chinois pourrait seul donner une idée ; quelque chose comme un coup frappé sur le diaphragme de l’abîme.
C’était le wapentake qui venait de heurter de son bâton une lame de fer.
Cette lame était une porte.
Non une porte qui tourne, mais une porte qui se lève et s’abat. À peu près comme une herse.
Il y eut un froissement strident dans une rainure, et Gwynplaine eut subitement devant les yeux un morceau de jour carré.
C’était la lame qui venait de se hisser dans une fente de la voûte de la façon dont se lève le panneau d’une souricière.
Une ouverture s’était faite.
Ce jour n’était pas du jour ; c’était de la lueur. Mais pour la prunelle très dilatée de Gwynplaine, cette clarté pâle et brusque fut d’abord comme le choc d’un éclair.
Il fut quelque temps avant de rien voir. Discerner dans l’éblouissement est aussi difficile que dans la nuit.
Puis, par degrés, sa pupille se proportionna à la lumière comme elle s’était proportionnée à l’obscurité ; il finit par distinguer ; la clarté, qui lui avait d’abord paru trop vive, s’apaisa dans sa prunelle et se refit livide ; il hasarda son regard dans l’ouverture béante devant lui, et ce qu’il aperçut était effroyable.
À ses pieds, une vingtaine de marches, hautes, étroites, frustes, presque à pic, sans rampe à droite ni à gauche, sorte de crête de pierre pareille à un pan de mur biseauté en escalier, entraient et s’enfonçaient dans une cave très creuse. Elles allaient jusqu’en bas.
Cette cave était ronde, à voûte ogive en arc rampant, à cause du défaut de niveau des impostes, dislocation propre à tous les souterrains sur lesquels se sont tassés de très lourds édifices.
L’espèce de coupure tenant lieu de porte que la lame de fer venait de démasquer et à laquelle aboutissait l’escalier était entaillée dans la voûte, de sorte que de cette hauteur l’œil plongeait dans la cave comme dans un puits.
La cave était vaste, et, si c’était le fond d’un puits, c’était le fond d’un puits cyclopéen. L’idée qu’éveille l’ancien mot « cul de basse-fosse » ne pouvait s’appliquer à cette cave qu’à la condition de se figurer une fosse à lions ou à tigres.
La cave n’était pas dallée ni pavée. Elle avait pour sol la terre mouillée et froide des lieux profonds.
Au milieu de la cave, quatre colonnes basses et difformes soutenaient un porche lourdement ogival dont les quatre nervures en se rejoignant à l’intérieur du porche dessinaient à peu près le dedans d’une mitre. Ce porche, pareil aux pinacles sous lesquels jadis on mettait des sarcophages, montait jusqu’à la voûte et faisait dans la cave une sorte de chambre centrale, si l’on peut appeler du nom de chambre un compartiment ouvert de tous les côtés, ayant, au lieu de quatre murs, quatre piliers.
À la clef de voûte du porche pendait une lanterne de cuivre, ronde et grillée comme une fenêtre de prison. Cette lanterne jetait autour d’elle, sur les piliers, sur les voûtes, et sur le mur circulaire entrevu vaguement en arrière des piliers, une clarté blafarde, coupée de barres d’ombre.
C’était cette clarté qui avait d’abord ébloui Gwynplaine. Maintenant ce n’était plus pour lui qu’une rougeur presque confuse.
Pas d’autre jour dans cette cave. Ni fenêtre, ni porte, ni soupirail.
Entre les quatre piliers, précisément au-dessous de la lanterne, à l’endroit où il y avait le plus de lumière, était appliquée à plat sur le sol une silhouette blanche et terrible.
C’était couché sur le dos. On voyait une tête dont les yeux étaient fermés, un corps dont le torse disparaissait sous on ne sait quel monceau informe, quatre membres se rattachant au torse en croix de Saint-André et tirés vers les quatre piliers par quatre chaînes liées aux pieds et aux mains. Ces chaînes aboutissaient à un anneau de fer au bas de chaque colonne. Cette forme, immobilisée dans l’atroce posture de l’écartèlement, avait la lividité glacée du cadavre. C’était nu ; c’était un homme.
Gwynplaine, pétrifié, debout en haut de l’escalier, regardait.
Tout à coup il entendit un râle.
Ce cadavre était vivant.
Tout près de ce spectre, dans une des ogives du porche, des deux côtés d’un grand fauteuil à bras exhaussé par une large pierre plate, se tenaient droits deux hommes vêtus de longs suaires noirs, et dans le fauteuil un vieillard enveloppé d’une robe rouge était assis, blême, immobile, sinistre, un bouquet de roses à la main.
Ce bouquet de roses eût renseigné un moins ignorant que Gwynplaine. Le droit de juger en tenant une touffe de fleurs caractérisait le magistrat à la fois royal et municipal. Le lord-maire de Londres juge encore ainsi. Aider les juges à juger, c’était la fonction des premières roses de la saison.
Le vieillard assis dans le fauteuil était le shériff du comté de Surrey.
Il avait la rigidité majestueuse d’un romain revêtu de l’augustat.
Le fauteuil était le seul siège qu’il y eût dans la cave.
À côté du fauteuil, on voyait une table couverte de papiers et de livres et sur laquelle était posée la longue baguette blanche du shériff. Les hommes debout à droite et à gauche du shériff étaient deux docteurs, l’un en médecine, l’autre en lois ; celui-ci reconnaissable à sa coiffe de sergent en droit sur sa perruque. Tous deux avaient la robe noire, l’un de juge, l’autre de médecin. Ces deux sortes d’hommes portent le deuil des morts qu’ils font.
Derrière le shériff, au rebord de la marche que faisait la pierre plate, se tenait accroupi, avec une écritoire près de lui sur la dalle, un dossier de carton sur ses genoux, et une feuille de parchemin sur le dossier, un greffier en perruque ronde, la plume à la main, dans l’attitude d’un homme prêt à écrire.
Ce greffier était de l’espèce dite greffier garde-sacs ; ce qu’indiquait une sacoche qui était devant lui à ses pieds. Ces sacoches, jadis employées dans les procès, étaient qualifiées « sacs de justice ».
À l’un des piliers était adossé, croisant les bras, un homme tout vêtu de cuir. C’était un valet de bourreau.
Ces hommes semblaient enchantés dans leur posture funèbre autour de l’homme enchaîné. Pas un ne remuait ni ne parlait.
Il y avait sur tout cela un calme monstrueux.
Ce que Gwynplaine voyait là, c’était une cave pénale. Ces caves abondaient en Angleterre. La crypte de la Beauchamp Tower a longtemps servi à cet usage, de même que le souterrain de la Lollard’s Prison. Il y avait, et l’on peut voir encore à Londres, en ce genre, le lieu bas dit « les vaults de Lady Place ». Dans cette dernière chambre, il y a une cheminée en-cas pour la chauffe des fers.
Toutes les prisons du temps du King-John, et la geôle de Southwark en était une, avaient leur cave pénale.
Ce qui va suivre se pratiquait alors fréquemment en Angleterre, et pourrait, à la rigueur, en procédure criminelle, s’y exécuter même aujourd’hui ; car toutes ces lois-là existent toujours. L’Angleterre offre ce curieux spectacle d’un code barbare vivant en bonne intelligence avec la liberté. Le ménage, disons-le, est excellent.
Quelque défiance pourtant ne serait pas hors de propos. Si une crise survenait, un réveil pénal n’est pas impossible. La législation anglaise est un tigre apprivoisé. Elle fait patte de velours, mais elle a toujours ses griffes.
Couper les ongles aux lois, cela est sage.
La loi ignore presque le droit. Il y a d’un côté la pénalité, de l’autre l’humanité. Les philosophes protestent ; mais il se passera du temps encore avant que la justice des hommes ait fait sa jonction avec la justice.
Respect de la Loi ; c’est le mot Anglais. En Angleterre on vénère tant les lois qu’on ne les abroge jamais. On se tire de cette vénération en ne les exécutant point. Une vieille loi tombe en désuétude comme une vieille femme ; mais on ne tue pas plus l’une de ces vieilles que l’autre. On cesse de les pratiquer, voilà tout. Libre à elles de se croire toujours belles et jeunes. On les laisse rêver qu’elles existent. Cette politesse s’appelle respect.
La coutume normande est bien ridée ; cela n’empêche pas plus d’un juge anglais de lui faire encore les yeux doux. On conserve amoureusement une antiquaille atroce, si elle est normande. Quoi de plus féroce que la potence ? En 1867 on a condamné un homme[2] à être coupé en quatre quartiers qui seraient offerts à une femme, la reine.
Du reste, la torture n’a jamais existé en Angleterre. C’est l’histoire qui le dit. L’aplomb de l’histoire est beau.
Mathieu de Westminster prend acte de ce que « la loi saxonne, fort clémente et débonnaire », ne punissait pas de mort les criminels, et il ajoute : « On se bornait à leur couper le nez, à leur crever les yeux, et à leur arracher les parties qui distinguent le sexe. » Seulement !
Gwynplaine, hagard au haut de l’escalier, commençait à trembler de tous ses membres. Il avait toutes sortes de frissons. Il cherchait à se rappeler quel crime il pouvait avoir commis. Au silence du wapentake venait de succéder la vision d’un supplice. C’était un pas de fait, mais un pas tragique.
Il voyait s’obscurcir de plus en plus la sombre énigme légale sous laquelle il se sentait pris.
La forme humaine couchée à terre râla une deuxième fois.
Gwynplaine eut l’impression qu’on lui poussait doucement l’épaule.
Cela venait du wapentake.
Gwynplaine comprit qu’il fallait descendre.
Il obéit.
Il s’enfonça de marche en marche dans l’escalier. Les degrés avaient un plat-bord très mince, et huit ou neuf pouces de haut. Avec cela pas de rampe. On ne pouvait descendre qu’avec précaution. Derrière Gwynplaine descendait, le suivant à la distance de deux degrés, le wapentake, tenant droit l’iron-weapon, et derrière le wapentake descendait, à la même distance, le justicier-quorum.
Gwynplaine en descendant ces marches sentait on ne sait quel engloutissement de l’espérance. C’était une sorte de mort pas à pas. Chaque degré franchi éteignait en lui de la lumière. Il arriva, de plus en plus pâlissant, au bas de l’escalier.
L’espèce de larve terrassée et enchaînée aux quatre piliers continuait de râler. Une voix dans la pénombre dit :
— Approchez.
C’était le shériff qui s’adressait à Gwynplaine.
Gwynplaine fit un pas.
— Plus près, dit la voix.
Gwynplaine fit encore un pas.
— Tout près, reprit le shériff.
Le justicier-quorum murmura à l’oreille de Gwynplaine, si gravement que ce chuchotement était solennel :
— Vous êtes devant le shériff du comté de Surrey.
Gwynplaine avança jusqu’au supplicié qu’il voyait étendu au centre de la cave. Le wapentake et le justicier-quorum restèrent où ils étaient et laissèrent Gwynplaine avancer seul.
Quand Gwynplaine, parvenu jusque sous le porche, vit de près cette chose misérable qu’il n’avait encore aperçue qu’à distance, et qui était un homme vivant, son effroi devint épouvante.
L’homme lié sur le sol était absolument nu, à cela près de ce haillon hideusement pudique qu’on pourrait nommer la feuille de vigne du supplice, et qui était le succingulum des romains et le christipannus des gothiques, duquel notre vieux jargon gaulois a fait le cripagne. Jésus, nu sur la croix, n’avait que ce lambeau.
L’effrayant patient que considérait Gwynplaine semblait un homme de cinquante à soixante ans. Il était chauve. Des poils blancs de barbe lui hérissaient le menton. Il fermait les yeux et ouvrait la bouche. On voyait toutes ses dents. Sa face maigre et osseuse était voisine de la tête de mort. Ses bras et ses jambes, assujettis par les chaînes aux quatre poteaux de pierre, faisaient un X. Il avait sur la poitrine et le ventre une plaque de fer, et sur cette plaque étaient posées en tas cinq ou six grosses pierres. Son râle était tantôt un souffle, tantôt un rugissement.
Le shériff, sans quitter son bouquet de roses, prit sur la table, de la main qu’il avait libre, sa verge blanche et la dressa en disant :
— Obédience à sa majesté.
Puis il reposa la verge sur la table.
Ensuite, avec la lenteur d’un glas, sans un geste, aussi immobile que le patient, le shériff éleva la voix.
Il dit :
— Homme qui êtes ici lié de chaînes, écoutez pour la dernière fois la voix de justice. Vous avez été extrait de votre cachot et amené dans cette geôle. Dûment interpellé et dans les formes voulues, formaliis verbis preßus, sans égard aux lectures et communications qui vous ont été faites et qui vous vont être renouvelées, inspiré par un esprit de ténacité mauvaise et perverse, vous vous êtes enfermé dans le silence, et vous avez refusé de répondre au juge. Ce qui est un libertinage détestable, et ce qui constitue, parmi les faits punissables du cashlit, le crime et délit d’oversenesse.
Le sergent de la coiffe debout à droite du shériff interrompit et dit avec une indifférence qui avait on ne sait quoi de funèbre :
Le shériff reprit :
Comme une cloche après une cloche, le sergent dit :
Le sergent intervint :
Le shériff dit :
Et, toujours avec la même gravité mécanique, le sergent ajouta :
Le shériff continua :
Le shériff poursuivit :
Il y eut un silence. On entendait l’affreuse respiration sifflante de l’homme sous le tas de pierres.
Le sergent en droit compléta son interruption :
Ces deux hommes, le shériff et le sergent, alternaient ; rien de plus sombre que cette monotonie imperturbable ; la voix lugubre répondait à la voix sinistre ; on eût dit le prêtre et le diacre du supplice, célébrant la messe féroce de la loi.
Le shériff recommença :
Le sergent, toujours à sa réplique, approuva :
Le shériff continua :
Le shériff se tut et attendit. Le patient demeura sans mouvement.
Le shériff reprit :
Le patient râla.
Le shériff repartit :
Le sergent en droit reprit :
Il y eut un instant d’attente, puis le shériff inclina vers le patient sa face sévère.
Et il fit une pause.
L’homme ne bougea pas.
Les paupières de l’homme restèrent closes.
Le shériff se tourna vers le médecin debout à sa gauche.
Le médecin descendit de la dalle avec la raideur magistrale, s’approcha de l’homme, se pencha, mit son oreille près de la bouche du patient, lui tâta le pouls au poignet, à l’aisselle et à la cuisse, et se redressa.
Le médecin répondit :
Sur un signe du shériff, le justicier-quorum et le wapentake s’avancèrent.
Le wapentake se plaça près de la tête du patient ; le justicier-quorum s’arrêta derrière Gwynplaine.
Le médecin recula d’un pas entre les piliers.
Alors le shériff, élevant le bouquet de roses comme un prêtre son goupillon, interpella le patient d’une voix haute, et devint formidable :
— Ô misérable, parle ! la loi te supplie avant de t’exterminer. Tu veux sembler muet, songe à la tombe qui est muette ; tu veux paraître sourd, songe à la damnation qui est sourde. Pense à la mort, qui est pire que toi. Réfléchis, tu vas être abandonné dans ce cachot. Écoute, mon semblable, car je suis un homme ! Écoute, mon frère, car je suis un chrétien ! Écoute, mon fils, car je suis un vieillard ! Prends garde à moi, car je suis le maître de ta souffrance, et je vais tout à l’heure être horrible. L’horreur de la loi fait la majesté du juge. Songe que moi-même je tremble devant moi. Mon propre pouvoir me consterne. Ne me pousse pas à bout. Je me sens plein de la sainte méchanceté du châtiment. Aie donc, ô infortuné, la salutaire et honnête crainte de la justice, et obéis-moi. L’heure de la confrontation est venue et tu dois répondre. Ne t’obstine point dans la résistance. N’entre pas dans l’irrévocable. Pense que l’achèvement est mon droit. Cadavre commencé, écoute ! À moins qu’il ne te plaise expirer ici pendant des heures, des jours et des semaines, et agoniser longtemps d’une épouvantable agonie affamée et fécale, sous le poids de ces pierres, seul dans ce souterrain, délaissé, oublié, aboli, donné à manger aux rats et aux belettes, mordu par les bêtes des ténèbres, tandis qu’on ira et viendra, et qu’on achètera et qu’on vendra, et que les voitures rouleront dans la rue au-dessus de ta tête ; à moins qu’il ne te convienne de râler sans rémission au fond de ce désespoir, grinçant, pleurant, blasphémant, sans un médecin pour apaiser tes plaies, sans un prêtre pour offrir le verre d’eau divin à ton âme ; oh ! à moins que tu ne veuilles sentir lentement éclore à tes lèvres l’écume affreuse du sépulcre, oh ! je t’adjure et te conjure, entends-moi ! je t’appelle à ton propre secours, aie pitié de toi-même, fais ce qui t’est demandé, cède à la justice, obéis, tourne la tête, ouvre les yeux, et dis si tu reconnais cet homme !
Le patient ne tourna pas la tête et n’ouvrit pas les yeux.
Le shériff jeta un coup d’œil tour à tour au justicier-quorum et au wapentakc.
Le justicier-quorum ôta à Gwynplaine son chapeau et son manteau, le prit par les épaules et lui fit faire face à la lumière du côté de l’homme enchaîné. Le visage de Gwynplaine se détacha dans toute cette ombre, avec son relief étrange, pleinement éclairé.
En même temps le wapentake se courba, saisit par les tempes entre ses deux mains la tête du patient, tourna cette tête inerte vers Gwynplaine, et de ses deux pouces et de ses deux index écarta les paupières fermées. Les yeux farouches de l’homme apparurent.
Le patient vit Gwynplaine.
Alors, soulevant lui-même sa tête et ouvrant ses paupières toutes grandes, il le regarda.
Il tressaillit autant qu’on peut tressaillir quand on a une montagne sur la poitrine, et il cria :
— C’est lui ! oui ! c’est lui !
Et, terrible, il éclata de rire.
— C’est lui ! répéta-t-il.
Puis il laissa retomber sa tête sur le sol, et il referma les yeux.
— Greffier, écrivez, dit le shériff.
Gwynplaine, quoique terrifié, avait fait jusqu’à ce moment-là à peu près bonne contenance. Le cri du patient : C’est lui ! le bouleversa. Ce : Greffier, écrivez, le glaça. Il lui sembla comprendre qu’un scélérat l’entraînait dans sa destinée, sans que lui, Gwynplaine, pût deviner pourquoi, et que l’inintelligible aveu de cet homme se fermait sur lui comme la charnière d’un carcan. Il se figura cet homme et lui attachés au même pilori à deux poteaux jumeaux. Gwynplaine perdit pied dans cette épouvante, et se débattit. Il se mit à balbutier des bégaiements incohérents, avec le trouble profond de l’innocence, et, frémissant, effaré, éperdu, il jeta au hasard les premiers cris qui lui vinrent et toutes ces paroles de l’angoisse qui ont l’air de projectiles insensés.
— Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas moi. Je ne connais pas cet homme. Il ne peut pas me connaître puisque je ne le connais pas. J’ai ma représentation de ce soir qui m’attend. Qu’est-ce qu’on me veut ? Je demande ma liberté. Ce n’est pas tout ça. Pourquoi m’a-t-on amené dans cette cave ? Alors il n’y a plus de lois. Monsieur le juge, je répète que ce n’est pas moi. Je suis innocent de tout ce qu’on peut dire. Je le sais bien, moi. Je veux m’en aller. Cela n’est pas juste. Il n’y a rien entre cet homme et moi. On peut s’informer. Ma vie n’est pas une chose cachée. On est venu me prendre comme un voleur. Pourquoi est-on venu comme cela ? Cet homme-là, est-ce que je sais ce que c’est ? Je suis un garçon ambulant qui joue des farces dans les foires et les marchés. Je suis l’Homme qui Rit. Il y a assez de monde qui sont venus me voir. Nous sommes dans le Tarrinzeau-field. Voilà quinze ans que je fais mon état honnêtement. J’ai vingt-cinq ans. Je loge à l’inn Tadcaster. Je m’appelle Gwynplaine. Faites-moi la grâce de me faire mettre hors d’ici, monsieur le juge. Il ne faut pas abuser de la petitesse des malheureux. Ayez compassion d’un homme qui n’a rien fait, et qui est sans protection et sans défense. Vous avez devant vous un pauvre saltimbanque.
— J’ai devant moi, dit le shériff, lord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, pair d’Angleterre.
Et se levant, et montrant son fauteuil à Gwynplaine, le shériff ajouta :
— Mylord, que votre seigneurie daigne s’asseoir.