L’Homme roux/L’Homme roux/05

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La Librairie illustrée (p. 64-74).
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V

Il était nuit : un vent âpre soufflait et rabattait sur le cottage la fumée du haut-fourneau. Les arbres, dans la campagne, s’étaient dépouillés de leurs feuilles ; tous ces squelettes agitaient leurs membres décharnés sous les tourbillons de grésil qui cliquetait aux croisées avec un bruit sinistre. Parfois, la lune apparaissait toute sanglante dans les nuages sombres qui cachaient le ciel.

Mon mari s’était assoupi. Un bon feu brûlait dans sa chambre, les rideaux étaient bien tirés, il y faisait chaud. Je sortis de cette chambre doucement pour ne pas l’éveiller et j’entrai dans la mienne. Juliette vint pour me déshabiller.

— Non, lui dis-je, au contraire, donnez-moi une robe plus chaude ; je vais écrire quelques lettres qui sont en retard pour les affaires. Ne m’allumez pas de feu ; allez vous coucher ; moi, je dois veiller à cause de mon mari.

Juliette me mit une robe de velours, garnie de bandes de fourrure, qui était toute ouatée ; je glissai mes pieds dans une chancelière. Je commençai à écrire après avoir recommandé à ma femme de chambre de laisser la porte ouverte pour que je pusse entendre mon mari. Juliette se retira en murmurant :

— Mistress prendra du mal à un régime pareil.

J’avais à peine terminé une lettre, lorsqu’il me sembla qu’au sein des rafales, immense sanglot de l’hiver, un autre sanglot, plus faible mais plus humain, s’était élevé. Je posai la plume, j’écoutai : ces pleurs ne venaient pas de la chambre de mon mari. Une voix étouffée parvint à mon oreille ; on murmurait : « Dieu bon, aie pitié de moi ! » j’entendis encore :

« Je voudrais mourir !… je suis trop malheureuse !…

Je me levai. Était-ce une hallucination ? Mais cette voix semblait sortir de la chambre de ma sœur. Ce n’était pas la sienne, certainement. Je courus à la porte, je l’ouvris. Contre son habitude, Madge avait fermé les portières. Je les écartai et demeurai pétrifiée sur le seuil.

Madge était à genoux devant son lit ; il n’était pas défait. Madge avait le visage enfoui dans la courtine de satin bleu. Je voyais ses boucles émerger de ce satin ; sa robe de soie était fripée ; on eût dit qu’elle s’était couchée avec cette robe.

En deux bonds, je fus près d’elle ; je l’enlevai dans mes bras.

Elle poussa un cri déchirant, et, pour s’en arracher, se tordit en convulsions. J’employai la violence pour la retenir ; enfin, elle s’attacha à mon cou et me dit d’un accent navré :

— Je ne suis plus digne de tes caresses, ma sœur Ellen, repousse-moi !

Je la fis asseoir sur son lit ; je lui fis respirer son flacon et j’appuyai contre mon cœur, son cœur qui battait horriblement.

— Parle ! dis ce qui t’est arrivé, Madge, je t’en conjure !… Pourquoi veux-tu mourir ?

Elle écarta ses cheveux, se prit les tempes à deux mains et murmura un nom qui me fit redresser, l’œil en feu.

Elle avait dit : « James ! »

— Quoi ! m’écriai-je, James, tu as dit James ! ! Il t’a frappée ; il est venu… Au nom du ciel ! parle donc !

Elle se remit à genoux, m’étreignant la taille de ses bras :

— Ellen, bégaya-t-elle, aujourd’hui, j’ai passé mon temps à me rouler sur le tapis de ma chambre. Tu n’es pas venue ; tu es restée toujours auprès de ton mari ! Quand j’ai déjeuné avec mon père et que tu es descendue, je suis sortie pour te cacher mon visage ; mais cela ne peut durer, la honte m’accable ; il faut tout te dire maintenant, car je vais étouffer… Tu me tueras, si tu veux, après !…

Elle s’arrêta, suffoquée, puis elle reprit :

— Écoute. Avant-hier soir, James me dit : « J’ai joué à Londres, j’ai perdu. Ma dette est de six livres sterling ; pour la payer, je n’ai pas le premier sou ! On va peut-être me poursuivre, on me mènera chez l’attorney ! Je vins ici, je pris une livre sterling ; c’était tout ce que j’avais. Je courus la lui porter ; il n’était pas chez lui. Comme nous ne nous voyons que le soir près de la barrière, il fallait que j’attendisse encore un jour. Avec cet argent, on pouvait amortir un peu sa dette.

Je l’interrompis, à demi-folle.

— Et depuis quand, Madge, miss Veedil paye-t-elle les dettes du contremaître James ?

Ma sœur pencha sa tête en arrière :

— Depuis que je l’aime ! Car je l’aime, vois-tu ; quand tu me tuerais, je te le dirais encore !… Il m’aime aussi, lui ; mais je ne savais pas ce que je risquais en allant à lui… je ne savais pas… jusqu’à hier au soir…

J’allais souvent, à cheval, dans le grand parc abandonné qui est derrière le village, il me rejoignait ; nous causions longtemps… Il était si brusque, il m’effrayait parfois, et j’en pleurais. Alors, il me calmait ; il prenait une voix douce… On ne croirait jamais, à l’entendre, qu’il ait une telle voix. Il me disait que j’étais folle de penser à lui, que c’était un caprice de lady et qu’un jour, je n’y penserais plus. Il me disait encore que je ne pouvais pas être sa femme… Mais, qu’est-ce que cela faisait ?… je lui répondais que je l’aimais… Ah ! mon Dieu !… c’est à peine si j’y vois… mes larmes me brûlent !

Ce n’est pas lui qui m’attirait… non !… j’étais la première à le chercher. Dans mon sommeil, je ne voyais que lui !… Jamais rien de semblable pour le baronnet !…

Le baronnet !… je l’ai refusé à cause de James !… Toi !… je me cachais de toi ! Puis, ton mari était malade… tu me surveillais moins !… Oh ! ne me regarde pas ainsi. Ellen, je ne pourrais plus te dire le reste !…

Eh bien ! hier soir, je suis allée près de sa maison ; il était dix heures ; tu me croyais couchée ; j’avais l’argent dans ma bourse. Quand je vis qu’il n’était pas à la barrière, j’allai pour glisser la bourse sous sa porte. À ce moment, il l’ouvrit ; je reculai toute tremblante… je lui dis ce que j’avais fait… puis !…

Madge poussa un cri étouffé et tomba inerte sur le tapis.

Alors, je saisis ma sœur dans mes bras ; je la jetai sur son lit sans la regarder, sans songer un instant à l’acte insensé que j’allais commettre. Je traversai ma chambre, je descendis l’escalier, j’ouvris la porte d’entrée, je franchis le perron et je courus à la maison de James, comme emportée par des tourbillons furieux du vent qui faisait fouetter mes tresses dénouées sur ma robe ! Je frappai du front, je crois, pour qu’on vînt m’ouvrir ; puis, voyant que rien ne remuait, j’ouvris, et me jetai dans la chambre. James y était : il fumait, calme et pensif, devant sa fenêtre, regardant les flots noirs que vomissait le haut-fourneau.

J’allai à lui ; je lui saisis le bras, je l’entraînai dehors. Est-ce que je voulais, moi, rester dans cette chambre ?…

Dehors, sous le grand sapin qui était près de sa maison, à la lueur des flammes de l’usine, je criai mon désespoir… je l’appelai « misérable ! » et, serrant son bras de toutes mes forces, je lui dis :

— Si vous ne me dites pas le reste à l’instant même, j’appelle les ouvriers ; je vous fais jeter, les mains liées, dans la fusion !

Il lança son cigare à terre et me dit d’une voix sourde :

— Que me voulez-vous, mistress, que voulez-vous savoir ?

— Madge, ma sœur bien-aimée, elle a parlé !… Au nom du ciel, dites que ce n’est pas ce que je crois !… Oh ! est-ce que la folie va me prendre ?

Je chancelai ; j’allai à l’arbre pour m’y soutenir.

James se croisa les bras. Son œil étincelant s’attacha sur les miens :

— Il faut que je vous dise ce qui a eu lieu hier soir, mistress ?

— Oui, lâche, dites-le !

— C’est bien. Moi, mistress, je suis plutôt destiné à la corde qu’aux amours des ladyes… Je n’aurais jamais cru la chose possible ! Je vous jure que je n’aimais pas votre sœur ; je la trouvais jolie fille, voilà tout. C’était mieux que les… pardon !… je passe. Un jour, je ne sais comment cela nous arriva, mais elle me fit comprendre sa pensée très clairement. J’aurais bien pensé comme elle, si je n’avais aimé ailleurs !… Je n’ai fait que prendre ce qui m’était offert. Je n’ai jamais cru que Madge fût aussi innocente. Il faut qu’elle le soit joliment, pour être allée vous raconter cette histoire… Enfin, hier, à la nuit, elle est venue pour me porter de l’argent… Je vais vous le rendre, il est encore chez moi. J’avais fait des dettes ; je jouais et je buvais autrefois pour m’amuser ; maintenant c’est pour m’étourdir ; aussi, j’y vais plus largement… Elle vint, mistress, je la vis entrer ; c’était vraiment trop fort ! Elle se jetait dans la gueule du loup. Figurez-vous qu’elle n’avait pas de corset… sous son châle, elle était presque déshabillée. Je lui dis que je ne voulais pas de son argent et qu’elle, miss Veedil, ne devait pas payer mes dettes… Elle voulut poser sa bourse sur ma table, je la repoussai ; « Tu ne m’aimes donc pas ? s’écria-t-elle. » Ma foi, mistress, franchement, que voulez-vous que réponde un homme de mon espèce ?

James s’arrêta. Je me tordais les mains…

— Et, à présent que vous êtes la honte de ma sœur, m’écriai-je, il faut que vous restiez ici ?… Non, non, cela ne sera pas ! Je vous chasserai ou je vous tuerai !

Il se prit à rire.

— Le mal sera toujours fait.

Je bondis vers lui et lui donnai un soufflet.

Il me regarda un instant avec des éclairs dans les yeux ; puis, il se rapprocha. Je crus qu’il allait m’écraser. Il prit doucement ma main et la porta à ses lèvres.

— Mistress, dit-il, retournez chez vous ; vous allez prendre mal ici… Ce que vous venez de faire, je ne l’eusse pas supporté de Madge, rappelez-vous le bien. Allez-vous en, reprenez votre calme ; demain, j’irai au bureau. Je suis prêt à vous obéir en tout.

J’allais partir ; je regardai autour de moi. Jamais, pendant la nuit, les ouvriers ne sortaient de l’usine. Les travaux étaient à l’intérieur. On ne me verrait donc pas. Je voulus m’en aller ; une forme humaine apparut à l’angle de la maison du contremaître ; c’était Madge qui venait. Je courus à elle. James ne bougea pas. Ma sœur, grelottante, à demi-morte, retrouva de la force en l’apercevant. Elle m’écarta.

— James ? dit-elle.

— Que veux-tu ? fit-il, sans oser la regarder.

Ces mots, il les adressait à ma sœur bien-aimée ! à cette enfant pour laquelle j’aurais tout donné au monde, pour laquelle j’avais rêvé un si brillant avenir !

Je m’appuyai à la muraille, mes dents claquaient.

— Madge, lui dis-je, pourquoi es-tu venue ?

— Pour lui dire adieu, si tu l’avais chassé tout de suite !

Elle lui passa ses bras autour du cou, posa son front blanc sur son épaule, j’entendis qu’elle lui parlait bas. Il répondit : « Non ! » tout haut, d’une voix brève. Alors, je perdis mes forces, j’eus le vertige, je crus que c’était un rêve… que ce n’était pas vrai !… Je me mis à crier et m’évanouis…