L’Homme sans visage/II/XXII

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Albert Mérican (p. 122-126).


XXII

LA VISION ROUGE


Dans le sous-sol de l’Armeria, à l’abri du caparaçon de guerre d’un Cid quelconque, je n’avais pas encore eu le temps de trouver le sol dur à mes côtes, en dépit de la housse séparant ces deux objets résistants.

J’étais arrivé à mon poste… de conciliation (je me plaisais à le croire du moins), vers sept heures… Je pus mesurer le temps de ma faction avec certitude, car une horloge sonnait les heures, demies et quarts, avec une désolante régularité.

Où était cette horloge ?

Cela m’intriguait terriblement, car le son m’en apparaissait arriver à travers la masse même des murs.

On eût dit, pour expliquer l’impression particulière produite sur mon tympan que la vibration du timbre sonore, martelée par le maillet de sonnerie, se communiquait aux pierres, les faisait entrer en vibration à l’unisson.

Je reconnais de suite que je ne trouvai point l’explication de ce phénomène acoustique. Au surplus, je n’en avais nul besoin pour compter les fractions du temps qui annonçaient ainsi leur défilé à la surface du sol.

Huit heures ! neuf heures ! Je suis toujours seul dans la salle obscure.

Je m’impatiente. Non pas de l’attente en elle-même, mais de l’inconcevable lenteur de X 323.

Comment n’est-il pas encore là ?

Le raisonnement, si simple qui m’a fait venir au rendez-vous bien avant l’heure fixée, pourquoi ne l’a-t-il pas fait lui-même ?

N’a-t-il pas songé au piège possible ?

J’ai beau m’exhorter à la confiance en cet homme que nos brèves relations m’ont révélé extraordinaire… une sourde inquiétude persiste en moi.

Je suis sur des charbons ardents. L’expression française exprime bien l’état qui incommode mon esprit.

Telle est l’absorption de l’idée fixe que je ne crois pas avoir eu une pensée pour Niète.

L’aimant comme je l’aime, cet aveu en dit plus long qu’un discours.

Je suis hors de moi-même. Je subis une extériorisation douloureuse. Mon moi semble avoir échappé à ma volonté propre. Il est l’esclave d’autres individualités. Il erre au loin, à la recherche de X 323, du comte de Holsbein.

C’est une poursuite morale obstinée dans les ténèbres.

Je songe à la scie des Beaux Arts, que m’ont contée des confrères parisiens.

Au nouveau venu à l’École, un ancien présente une toile uniformément recouverte de noir et pose cette question saugrenue :

— Nous allons juger de ton intelligence. Que représente ceci ?

Et le malheureux ayant vainement pressé ses méninges sans réussir à découvrir le mot de cette charade picturale, l’ancien reprend gravement :

— Je m’en doutais. Tu es idiot… Sache, jeune crétin, que tu as devant les yeux un pur chef-d’œuvre, le fin du fin de l’impressionnisme… Ce tableau figure un combat de nègres dans la nuit.

Eh bien, mon cerveau est torturé par la même impression.

Je cherche des ombres invisibles dans la nuit.

Dix heures… Ah ! mon cœur se serre.

La dalle du passage souterrain se soulève. Qui va paraître ? Ami ou ennemi ? X 323 ou Holsbein ?…

Par le pied fourchu de Satan, c’est le comte, dont je reconnais la large carrure, confusément éclairée par la petite lanterne qu’il porte à la main.

La conjoncture la plus grave se produit.

L’Allemand arrivé premier, je devrai l’attaquer pour protéger la vie du champion anglais, je devrai lutter contre le père de Niète.

Au mieux, il y a de fortes chances que ce soit la rupture de mon mariage. Un homme a beau être un espion, on ne saurait lui demander de couronner de fleurs celui qui fait manquer ses plans d’espionnage… Or, je ne projette pas autre chose.

Mais ce nouveau motif d’alarme n’a pas le temps de s’implanter dans mon cerveau. Un danger plus immédiat occupe toutes mes facultés d’attention.

J’ai peur d’être découvert !

Le comte, en effet, va et vient à travers le sous-sol. On croirait qu’il dresse un catalogue des vénérables ferrailles remisées en ce lieu.

Il les examine, cela n’est pas douteux. Je perçois le frémissement du métal sous ses doigts.

Mais que fait-il donc ?

Il s’est précipité vers la trappe. Je crois deviner. Il l’a laissée ouverte et il ne veut pas laisser cette indication de son passage.

Mais non, je le distingue confusément, se dressant auprès du trou béant, puis plus rien.

Il a soufflé la lanterne.

Une cloche de nuit m’entoure… Je tends mes nerfs, j’écoute et un glissement léger parvient à mon oreille.

Ah ! je sais, je devine… L’heure décisive est venue… Un pas subtil fait crisser les poussières accumulées dans l’escalier ignoré.

C’est X 323 évidemment. Et le comte est là, dans l’obscurité, qui l’attend, qui va bondir sur lui.

Adieu vat ! Pour l’Angleterre !… Je me dresse.

Mais, plus prompt que moi, le drame s’accomplit.

Je vois… ou plutôt je ne vois pas… Comment exprimer cette situation, où l’on perçoit un mouvement d’ombres dans l’ombre… Les yeux ne sont pour rien dans cette vision. Il semble qu’un sens supplémentaire, un sixième sens, inconnu, inhabituel se révèle soudainement.

Sens psychique, disent les pontifes du mystère, lesquels en imposent à la foule ignorante, au moyen de mots sonores qui n’expliquent rien.

Mais enfin mon « moi » voit alors que mon être physique, emprisonné par les ténèbres, est complètement aveuglé. Je constate, c’est tout ce que je puis faire. Le phénomène se produit, voilà ce que je puis affirmer.

Je note ici des impressions informulables avec les mots usuels.

Une forme de nuit jaillit par l’ouverture béante de la trappe… Il me semble qu’un bras se lève, décrit un moulinet dans l’espace, s’abat.

Un choc mat, un cri bref et qui cependant a le temps de parcourir, en la durée d’un éclair, la gamme tragique qui va de l’épouvante au râle… Une chute molle… Un silence…

Tout cela se succède avec une rapidité inouïe. Ce qui m’a demandé tant de lignes s’est accompli presque simultanément.

Je suis étourdi, fou, mes membres me paraissent paralysés.

Ah ce cri !… C’est une voix de femme qui l’a poussé… Et mon cœur, bondissant dans ma poitrine ainsi qu’un tigre en cage, précipite mon sang avec violence dans les artères… Dans le bouillonnement du fleuve sanguin, je crois entendre chuchoter le nom de ma douce « engagée » : Niète ! Niète ! C’est toi, chère aimée, qui a jeté ta plainte dans la nuit.

J’ai un irrésistible besoin d’agir, de rompre le silence qui m’oppresse, me pousse. Pourtant, ce silence dure à peine une seconde.

Une traînée lumineuse perce l’obscurité. C’est le même pinceau de rayons projetés par une petite lanterne électrique de poche.

Et sous la clarté, je distingue le comte de Holsbein, debout, la chaînette de la bola à la main, et à ses pieds un paquet d’étoffe… une robe que j’ai vue tantôt encore…

Niète… J’avais bien reconnu sa voix. C’est Niète que son père, la prenant pour X 323, a abattue d’un coup furieux de son arme barbare.

Et puis une détonation claque dans le souterrain. L’espion pousse un han ! et s’abat à terre, les bras en croix, le front troué d’une balle de revolver.

Il vous est arrivé certainement de vous couper fortement… Avez-vous remarqué que la douleur ne se perçoit qu’un bon moment après la blessure reçue ?

Je pense qu’au moral il en est de même, car à ce moment, je n’éprouvais ni douleur, ni aucun sentiment autre.

Il y avait un engourdissement de mon réseau nerveux distillateur des tortures humaines.

Machinalement, je suivis du regard le rayon électrique. À son origine, je reconnus avec stupeur l’uniforme des gardiens du Musée porté par un homme petit, râblé, entre deux âges ; l’air et l’attitude d’un ancien soldat.

J’allai à lui et avec un sang-froid inconcevable en pareille circonstance :

— J’étais ici pour prévenir le crime qui vient de s’accomplir.

L’homme ne me laissa pas achever.

— Ah ! ça ! Il faut donc que je vous trouve partout, fit-il d’un ton bourru. Mais changeant aussitôt le timbre de sa voix… Vous connaissiez donc l’existence de la lettre envoyée à M. de Kœleritz ?

— Oui, et le guet-apens qui vous était tendu.

J’avais compris que j’avais devant moi X 323, sous un nouvel aspect, ne rappelant en rien ceux sous lesquels je l’avais rencontré précédemment.

Il s’était baissé sur le corps du comte de Holsbein.

Il se releva, une enveloppe à la main, et d’un ton où vibrait une joie profonde :

— J’ai les documents… Il les avait cachés ici, dans ces vieilles armures de tueurs de Maures.

Et me saisissant par le poignet :

— Arrivez, Max Trelam. Mon coup de revolver va amener tout le personnel de nuit de l’Armeria. Inutile que l’on nous trouve ici.

Je résistai… la sensation terrible de la vérité commençant à se faire jour en mon cerveau.

— Mais Niète ?…

— Eh ! n’avez-vous pas entendu le coup… Le crâne a été brisé… Pauvre gamine !

Avec une force irrésistible, il m’entraîna dans l’escalier. Presque courant, nous parcourûmes le couloir souterdain… Dix minutes après, nous sortions du Puits du Maure.

À quelque vingt mètres de la Taberna Camoëns, une voiture stationnait.

X 323 me la montra.

— Dans une heure, le rapide de nuit m’emportera vers Londres. Dès demain vous pourrez conter au Times ce que vous avez vu…

Et avec une émotion soudaine :

— Pauvre Max Trelam ! Travaillez… travaillez… Le travail seul sauve de l’idée persistante qui broie sans trêve la pensée…

Il courut à la voiture ; la portière s’ouvrit. D’un bond il disparut à l’intérieur et le véhicule partit aussitôt.

Au passage, réalité, hallucination, le sais-je, il me sembla apercevoir derrière la glace du coupé, la physionomie de la marquise de Âlmaceda.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux jours après, dans l’église de Santa Cruz, appelée aussi Saint-Thomas, les prêtres chantaient les adieux liturgiques sur deux cercueils, dont l’un était drapé de blanc.

Le corps du comte de Holsbein Litzberg et celui de celle, qui avait été ma fiancée, allaient retourner à la terre l’un auprès de l’autre.

Les yeux bleus, hélas, ne sont que poussière. Tout ce que nous aimons doit réintégrer l’argile, avec laquelle une volonté infinie, divine ou matérielle, nous modela.

La découverte des deux morts dans les sous-sols de l’Armeria avait fait grand bruit. Les journaux s’étaient répandus en articles compendieux, sur l’étrangeté d’un crime inexplicable, et sur l’existence du conduit oublié, aboutissant au Puits du Maure.

Tout cela n’avait pu m’intéresser.

J’avais même retardé de vingt-quatre heures l’envoi au Times de la dépêche de sept mille trois cent trente-sept mots, qui me classa parmi les princes du grand reportage.

Que m’importaient la gloire, la réputation, les faits de la vie.

Je vivais, moi, avec le souvenir d’une morte, aux regards de pervenche, aux cheveux tressés de rayons de soleil pâle.

Et sous la nef de Santa Cruz, parmi la désespérance des chants funèbres, mes larmes tombaient une à une, chacune semblant être une parcelle de mon cœur.

Une main serra la mienne.

Je reconnus Concepcion… Elle était là, la bonne fille, avec son fiancé Marco, tous deux pleurant, désolés et excessifs, dans leur impuissance à rien faire avec la modération de nos races du Nord.

Ce qui me frappa, moi, c’est que ces deux fiancés vivaient l’un pour l’autre.

J’enviai le laquais, la fille de chambre, les futurs confiseurs du Prado.

Et peut-être, les braves gens devinèrent ce qui se passait en moi… Dans la douleur, il n’est plus de maîtres, de domestiques… Il ne reste que des êtres sortis d’une même souche… Tous les cœurs sont nobles pour souffrir. Oui, ils me devinèrent, Car ils s’éloignèrent sans bruit et se dissimulèrent derrière un pilier qui me les cacha entièrement.

Ah ! l’atroce cérémonie, puis la marche vers le cimetière, puis l’adieu à la tombe, gueule ouverte sur l’infini où disparaît à jamais ce qui fut la tendresse.

La foule s’était écoulée… J’étais toujours là. Soudain une main légère se posa sur mon bras.

Je sursautai, avec un regard interrogateur à qui troublait l’ultime dialogue avec ma Niète, ma petite engagée.

La « Tanagra » était devant moi. Sa beauté avait à cette heure quelque chose d’austère, d’immensément désespéré.

— Travaillez, me dit-elle, répétant sans le savoir la dernière parole que m’eût adressée X 323. Et croyez que tout est peut-être mieux ainsi.

Je pâlis à cette affirmation cruelle. Elle reprit vivement :

— Non, je ne suis point insensible… Je vous plains… Je la plains, elle aussi… Mais je sème en vous l’idée qui germera, car elle est vraie.

Et avec une autorité étrange, où je crus entendre sangloter tout le désespoir humain, elle me répéta la phrase découragée qu’elle m’avait jetée naguère comme adieu dans le salon de lecture de l’hôtel de la Paix :

— Patriotisme, dévouement, courage, amour, rien n’est compté aux espions et aux leurs, filles, femmes… elle soupira — ou sœurs… Ils sont espions et ce mot qui flagelle, les marque à jamais… Je sais bien, oui, le monde est injuste, mais il est tel.

Et s’éloignant doucement, elle redit :

— Tout est peut-être mieux ainsi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tel est le récit de mon entrée en relations avec X 323. Prochainement, le Times aura la primeur de mes nouvelles relations avec lui. Je vous avertis, parce qu’avec le Times, universellement lu, on peut parler franc, sans être accusé de viser à la réclame.

Je suis devenu le « roi des interviewers mondiaux », mes articles ayant produit une sensation énorme ; car j’ai donné des détails ignorés de mes confrères les plus documentés.

J’ai même pu désigner la cachette, où le traité volé avait déjoué si longtemps les recherches de notre agent X 323.

Et cela, je l’avoue sans fatuité aucune, je le dois uniquement à l’amabilité de ce dernier, qui m’a renseigné par un billet ainsi conçu :

« Dear sir, la cachette était bien trouvée. Vous savez que certaines lances des anciens chevaliers étaient formées de deux parties, vissées l’une dans l’autre, à hauteur de la poignée. C’est dans la cavité ainsi ménagée que Holsbein avait introduit le traité. La lance choisie était celle du Prince Noir, no 1417 du catalogue de l’Armeria. Salutations, X 323 ».

Malgré tout cela, je porte une blessure en moi, qui, je le crains bien, ne se cicatrisera jamais.

Les chers doux yeux bleus sont fermés pour toujours… Jamais plus ils ne distilleront leur caresse et j’ai la nostalgie de leur scintillement.

Le prisonnier dans sa geôle doit souffrir ainsi de l’absence du soleil.

Je vis dans une ombre morale, isolé dans la foule.

En vain le « patron » qui a beaucoup d’affection pour moi, m’accable de travail… Je m’y lance à corps perdu, y cherchant le repos de l’idée fixe.

Hélas ! Niète est de toutes mes enquêtes, interviews, voyages.

Elle est là, à mes côtés, silhouette désolée. Mon imagination la fait revivre. Mais il y a une chose horrible dans cette évocation incessante de la chère disparue.

Son doux visage se reconstitue à mon appel, mais les paupières de l’hallucinante apparition demeurent closes.

Je ne puis plus revoir les yeux de bluets.

Et c’est eux que j’aime ; eux que je pleure… Eux que j’irai chercher un de ces jours dans un au-delà possible.

Mais qui vient troubler mes réflexions si douces et si pénibles. On frappe à la porte de mon cabinet… car, j’ai omis de le dire, c’est dans mon bureau du Times que je me souviens ainsi.

— Entrez !

C’est un boy, un de ces petits décrotteurs ambulants qui entre :

— Sir Max Trelam ?

— C’est moi.

— Une lettre pour vous…

Il me tend une enveloppe.

— Attends… Il y a peut-être une réponse.

— Non, la dame a dit qu’il n’y en avait pas.

Et le gamin disparaît comme un lutin endiablé.

J’ouvre et je lis :

« Dear sir Trelam,

Demandez mission Directeur Times… Vous ferai savoir, à bord paquebot Douvres-Calais, votre destination. Intérêt majeur, digne du premier reporter du Times. Pour vous décider, il s’agit d’une merveille antihumaine :

« Le canon du sommeil…

« Votre vraiment,
« X 323. »


Je sautai sur mes pieds. À partir de ce moment, j’entrais dans l’extraordinaire aventure que je vous conterai à mon retour. Je pars en vous souhaitant le bonjour.


FIN