L’Homme truqué/II

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L’Homme truqué
Je sais toutmars 1921 (p. 321-325).


II. —

MORT AU CHAMP D’HONNEUR



Je crois en toute sincérité qu’il y a peu d’hommes aussi calmes, aussi peu impressionnables que moi. Je crois que l’amour seul a pu précipiter les battements de mon cœur. Et pourtant, toutes les fois que la vieille sonnette tinte dans le couloir, je ne puis retenir un léger sursaut. Mes nerfs ne se souviennent que de l’apparition et des circonstances qui l’ont accompagnée ; insensibles aux explications, ils ne sauraient perdre de si tôt cette sotte habitude. Et c’est la persistance d’un tel phénomène qui me donne la preuve rétrospective de ma frayeur ; car, sur le moment, je n’ai cru ressentir qu’une surprise sans inquiétude, une sorte d’embarras où luttaient le sentiment de l’impossible, le soupçon d’une mauvaise farce et, très faible, un doute sur la fidélité de mes sens. Il faut pourtant que la peur m’ait frappé à mon insu, puisque, toutes les fois qu’elle tinte, la sonnette me secoue imperceptiblement, comme un enfant hausse le coude et cligne des yeux quand s’agite une main qui l’a battu jadis. Au surplus, pourquoi me servirais-je de ce mot « apparition », qui est faux, s’il n’y avait en moi quelqu’un d’absurde qui est resté sous le coup de l’étonnement et s’obstine dans sa déraison ?

Je suppose que mes nerfs se seraient tenus plus tranquilles, si la journée et la soirée n’avaient pris soin de les travailler dans le mode funèbre et de me mettre dans une disposition d’esprit exceptionnellement favorable à certaines faiblesses.

Ce jour-là, la ville de Belvoux avait célébré la mémoire de ses enfants morts au champ d’honneur ; et Mme Lebris, vieille amie de feu ma mère, bonne dame à demi percluse, m’avait prié, ainsi que Me  Puysandieu, le notaire, de l’assister dans ses déplacements. Suivant l’ordre des cérémonies, nous l’avions soutenue de l’église au monument du Cours et du Cours au cimetière, puis un dîner intime nous avait réunis tous trois chez l’excellente femme.

Sous l’influence d’une pensée qui ne la quittait plus, Mme Lebris avait fait de ce dîner une dernière cérémonie consacrée au souvenir de son fils.

— Il vous aimait bien ! nous avait-elle dit d’une voix émue, en nous tendant les mains par-dessus la table.

Et nous n’avions parlé que de lui, jusqu’au moment de la séparation.

Mme Lebris est ma voisine. Pour aller de sa maison à la mienne, il n’y a que la Grande-Rue à traverser. Je rentrai chez moi profondément triste, et, comme tous les soirs, je m’assis pour travailler devant ce bureau sur lequel j’écris à présent.

Il me fut impossible de me mettre à l’ouvrage. D’habitude, j’ai trop de besogne pour m’appesantir sur la disparition de tous ceux qui furent mes amis et que la guerre a dévorés. Quelques heures de désœuvrement recueilli m’avaient rapproché de leur troupe sévère. J’étais environné de chers fantômes, et l’idée de Jean Lebris me hantait.

Je le revoyais, mince et pâle, un peu courbé. Je crois en effet qu’il « m’aimait bien », malgré les dix ans qui faisaient de moi son grand aîné. Sa santé délicate le mettait sous la dépendance de ma sollicitude. C’était un jeune homme intéressant, artiste, qui serait peintre sans doute. On ne lui reprochait que d’être insociable, casanier, et de pousser la timidité jusqu’à la phobie du monde. Son affection ne m’était que plus précieuse. — Il m’avait écrit souvent, aux armées. Et puis, un jour de juin 1918, une lettre de sa mère était venue m’annoncer le désastre : disparu, devant Dormans, pendant l’avance allemande… Et deux mois plus tard, venant par la Suisse, la suprême confirmation : mort à l’ambulance saxonne de Thiérache (Aisne)…

Je déposai mon stylographe inutile, et, sur mes livres ouverts, je me pris la tête dans les mains.

Ceux qui ont perdu des êtres aimés savent le jeu sacré qui consiste à les faire renaître devant soi, à tendre toutes les forces de la mémoire et de l’imagination pour créer des ombres qui leur ressemblent… Ainsi moi, ce soir d’avril.

C’est alors que la vieille sonnette carillonna, et que, soudain, je fus debout, replacé sous les ordres de ma nature, qui est positive, et repris par le sentiment du terre à terre. Du moins, je le crus. Je crus que l’existence, mon existence de médecin, m’avait ressaisi brusquement, et que mes évocations d’outre-tombe étaient loin de moi… Quelque client m’envoyait chercher, — un client du quartier Saint-Fortunat, probablement, puisqu’on sonnait rue de la Botasse, par derrière…

J’ouvris la porte, au bout du couloir. Je m’arrêtai sur le seuil. La nuit était impénétrable.

— Qui est là ? dis-je à travers la cour.

Le silence pesa.

— Qui est là ? répétai-je intrigué.

Personne ne me répondit au dehors, mais la sonnette tinta doucement derrière moi.

Était-ce donc le malade lui-même qui sonnait ? Et ne pouvait-il parler ?

La clarté du couloir projetait dans la cour un couloir de clarté.

J’allai à pas rapides jusqu’à la porte de la rue ; les verrous claquèrent coup sur coup et le vantail gémit sur ses gonds.

Si quelqu’un lit un jour cette histoire, ce quelqu’un sait déjà ce qui était derrière la porte ; car je ne suis pas un littérateur habile à ménager ses effets, mais un homme tout d’une pièce, qui rapporte ce qu’il a vu comme il l’a vu.

Un moment, je restai stupide. L’apparition se tenait immobile, à peine visible. J’apercevais la tête affreusement pâle de Jean Lebris. Sa maigreur n’était pas de ce monde ; ses traits semblaient fixés dans une éternelle gravité, et ses paupières closes paraissaient dormir le dernier sommeil. Il me faisait face, et il n’était ni couché, ni appuyé contre un mur, mais tout droit ; et je distinguais son corps comme une ombre dans l’ombre.

Mon saisissement, s’il faut le chronométrer, ne dura pas un dixième de seconde. Le fantôme chuchota :

— C’est vous, docteur ?

Et une forme épaisse, que je n’avais pas encore discernée, se détacha des ténèbres à côté de lui.

— Bonsoir, mon vieux ! dit la forme, à voix basse et joyeusement. C’est moi : Noiret. Je t’amène Jean Lebris ! En fait de surprises, qu’est-ce que tu dis de celle-là ?…

— Jean ! m’exclamai-je en prenant les mains du jeune homme. Mon cher Jean !

Il sourit d’un air bienheureux ; et nous nous embrassâmes, encore que les effusions ne soient guère mon fait.

— Pas de bruit ! dit Jean. Il faut que personne ne se doute, ce soir… Il ne faut pas que maman sache… Demain vous le lui direz, n’est-ce pas ? avec des précautions…

Noiret — un ami à nous, qui habite Lyon — m’expliquait :

— J’ai laissé mon auto avec le chauffeur, au coin du Mail. Nous sommes venus la nuit, pour que Jean ne soit pas reconnu.

— Entrez, dis-je plein d’allégresse.

— Non, moi, ce n’est pas la peine ! Non ! insista Noiret. Je m’en retourne. J’ai quatre-vingt-deux kilomètres à faire !…

— Je ne sais comment vous remercier…, lui disait Jean.

Il se mit à tousser.

— Allons, il faut entrer, Jean ! Venez !

Mais, tout en lui parlant, je me livrais vis-à-vis de Noiret à une mimique aussi expressive que la pénombre le permettait, me touchant les yeux, montrant ceux de Jean qui restaient fermés, et faisant avec ma tête des mouvements interrogateurs.

— Au revoir, Jean, à bientôt ! dit Noiret. Soignez-vous bien… Au revoir, mon vieux Bare.

Puis, dans un murmure, contre mon oreille, il me glissa le mot terrible :

— Aveugle !

Je le vis disparaitre avec un geste désolé, tandis que, tout abasourdi, la joie et la tristesse se disputant ma pensée, je prenais le bras de Jean Lebris.

— Nous sommes venus comme des voleurs, s’excusait-il. Je n’ai pas voulu élever la voix pour vous répondre, quand vous demandiez : « Qui est là ? ». Je suppose que personne ne nous a ni vus ni entendus. C’est que, voyez-vous, si maman apprenait cela tout d’un coup… Il paraît qu’elle me croit mort ?…

— Il y a deux marches à monter, Jean, faites attention. Là. À gauche, maintenant. Nous voici dans mon cabinet. Asseyez-vous, et buvez un peu de quinquina… Vous coucherez dans la chambre d’amis ; et demain, dès le matin, j’irai chez votre mère… Je suis si heureux, Jean !

— Et moi donc ! dit-il avec un rayonnement de bonheur, en se passant la main sur le front.

Je l’examinai dans la lumière. Son aspect me remplit d’inquiétude, et je compris comment j’avais pu hésiter tout à l’heure, dans le clair-obscur, à reconnaître en lui Jean Lebris véritable et vivant. Sa peau sèche se tendait sur ses pommettes saillantes qui, par l’effet de l’émotion, se coloraient d’un feu trop vif. Depuis cinq ans, le mal que j’avais combattu autrefois s’était donné libre cours.



Mais Jean s’était mis à parler, avec le petit tremblement de gorge que donnent les grands contentements :

— Je suis arrivé à Lyon avant-hier, au dépôt de mon régiment. On m’a démobilisé tout de suite. Je me suis fait conduire chez Noiret. Il m’a dit que vous étiez à Belvoux ; que vous étiez rentré au mois de janvier. Et alors nous avons combiné ce retour nocturne. Je n’ai pas voulu vous expédier de télégramme, ni vous téléphoner, toujours à cause de maman. Une indiscrétion, une maladresse l’auraient brisée ! Et enfin, je voudrais tant éviter le bruit, les questions, les histoires dans les journaux…

— Nous arrangerons tout cela pour le mieux. Ne vous forgez pas d’ennuis, mon petit Jean. Soyez tranquille.

— C’est à Strasbourg, vous savez, que j’ai repris le contact… Une aventure !… Oh ! une aventure… Imaginez-vous : on m’a enlevé — c’est le mot — enlevé de l’ambulance allemande ! Je ne voyais plus clair. On en a profité. J’ai été transporté je ne sais où. On m’a soigné, très bien. C’étaient des médecins, n’est-ce pas, des gens qui voulaient expérimenter je ne sais quel traitement ophtalmologique. Seulement, ils ne me tenaient au courant de rien, et je ne sortais pas !… Il a fallu ce garçon — un serviteur mécontent, — qui m’a raconté notre victoire, l’armistice, l’occupation… Nous sommes partis, un soir, lui et moi. Nous sommes restés en wagon de longues, longues heures ; et il m’a laissé au pont de Kehl. « Débrouillez-vous, m’a-t-il dit. Vous êtes à Strasbourg. C’est plein de soldats français. » Je me suis fait reconnaître… Voilà. C’est curieux, hein ?

— Curieux, dis-je, en vérité.

Mais je ne pensais pas à ce que je disais. Jean venait d’ouvrir les yeux, et j’étais tout à ma surprise. Ah ! ces yeux !…

Qu’on imagine une statue antique animée ; qu’on se représente une belle tête de marbre levant ses paupières sur le globe uni de ses yeux sans prunelles…

— Quel traitement avez-vous suivi ? demandai-je.

— Pour mes yeux ? — Et il les referma subitement. — Oh ! des pansements, je suppose. Je ne me suis pas rendu compte. On ne me disait rien… J’ai l’impression que mon cas offrait une particularité captivante, et qu’on m’a retenu là-bas pour l’étudier… Me voilà guéri, et je ne présente plus pour la science aucun intérêt…

— Guéri, mon petit Jean ?…

— Je veux dire, enfin, que je n’ai plus besoin d’être soigné,

Un soupçon d’énervement perçait sous ces paroles, et, avant que la conversation repartît sur d’autres sujets où Jean la maintint, il y eut entre nous un court silence assez inattendu.

Nous causâmes jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mon hôte était surexcité ; le plaisir du moment le galvanisait. Nous avions, au surplus, mille choses à nous dire. Quand je le décidai à s’aller mettre au lit, nous n’avions reparlé ni de ses yeux aveugles, ni de ce qui lui était arrivé depuis sa disparition jusqu’à son retour à Belvoux.

Pour moi, je ne m’endormis pas sans difficulté, et je ne sais comment exprimer l’état bizarre et complexe où je me trouvais. J’étais… j’étais — qu’on me pardonne — une espèce de point d’interrogation humain. Et surtout, je songeais avec ahurissement à ces yeux de statue, dont nul exemple ne s’était offert à mes regards depuis que la vie faisait défiler devant moi ses visages de souffrance ou d’étrangeté.