L’Homme truqué/X

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L’Homme truqué
Je sais toutmars 1921 (p. 353-357).


X. —

LES DERNIERS JOURS DU PHÉNOMÈNE



L’enquête ne permit pas de découvrir comment l’incendie s’était déclaré. C’est en vain que je parlai de malveillance ; plus d’un supposa que j’agissais de la sorte pour couvrir ma responsabilité, voiler quelque imprudence que j’aurais commise ; et je vis bien qu’il était préférable de ne plus rien dire.

D’ailleurs, n’était-ce pas effectivement une « imprudence » que d’avoir préparé sans aucune discrétion la séance de radiographie ?… Pour moi, la vérité ne faisait aucun doute : Prosope veillait, il entretenait à Belvoux des espions à sa solde. — Cela étant admis, il en fallait déduire que Jean Lebris était menacé d’un coup de main.

Ce fut, au demeurant, l’avis de l’intéressé. Nous délibérâmes, Jean et moi. J’insistai pour qu’il me laissât prévenir la police des dangers qui l’entouraient. Mais la difficulté de le faire sans trahir le secret de ses yeux l’en détourna ; et, à cette occasion, je dus lui renouveler mes promesses de silence.

Il fut donc convenu que nous prendrions, chacun de notre côté, toutes les précautions possibles, et la chose en resta là.

Un instant, toutefois, je fus sur le point de confier mes alarmes à Mlle Grive. En effet, Jean ne pouvait et ne voulait cesser tout à coup de sortir avec elle ; et il me paraissait bien téméraire, pour cet infirme en péril, d’errer seul dans les bois avec une enfant sans méfiance et sans force. Là aussi j’aurais voulu m’interposer ; mais le damné secret paralysait toujours ma bonne volonté. Alors même que Fanny eût accepté de vagues explications sur la cause de mes craintes, quelles mesures aurait-elle prises que Jean n’eût pas pénétrées ? Comment, par exemple, munir la jeune fille d’un revolver, sans que le faux aveugle ne s’en aperçût et ne m’en tînt rigueur ?…

Hélas ! je n’eus pas longtemps à craindre que Jean Lebris fût attaqué au cours d’une promenade.

Comme je m’apprêtais à le conduire à Lyon pour le faire radiographier, une crise violente, accompagnée d’hémoptysie, le terrassa. Nous le couchâmes. Il ne devait pas se relever.

J’estimai sur-le-champ qu’il ne vivrait pas au delà d’une quinzaine. Dès lors, nous n’eûmes plus d’autre souci que de l’assister. Fanny s’installa à son chevet, aidée de Césarine, de Mme Fontan et — beaucoup moins — de la pauvre Mme Lebris. Je m’autorisai de la faiblesse du malade pour interdire l’accès de sa chambre à quelque étranger que ce fût, et je passai près de lui tout le temps dont je pus disposer.

Jean Lebris fut d’abord la proie d’un accès de fièvre pendant lequel il perdit complètement la notion du réel. Les crispations de sa face et le geste répété de mettre ses mains devant ses yeux me firent comprendre néanmoins qu’il souffrait d’éblouissements électriques, et je le masquai des lunettes opaques, en recommandant à Fanny de suivre mon exemple, même la nuit, toutes les fois que Jean paraîtrait incommodé comme par une lumière. Mlle Grive, infirmière docile, n’avait à faire aucune objection, et n’en fit pas.

Le troisième jour, Jean sortit de sa torpeur. Fanny et moi, de part et d’autre du lit, nous observions le lent réveil…

Le malade tourna la tête vers moi, puis vers elle. J’eus le pressentiment qu’il allait prononcer nos noms et révéler ainsi qu’il nous avait reconnus, — qu’il voyait ! Car il s’était rapidement habitué aux distinctives électromagnétiques des uns et des autres. — Avant qu’il ne parlât, je lui dis par prudence :

— Nous sommes là, Mlle Grive et moi. M’entendez-vous, Jean ?

Il fit un signe d’affirmation, resta quelques minutes immobile, prit nos mains dans ses mains trop chaudes, les rapprocha et les joignit avec une lenteur qui prit tournure de solennité…

— …Monsieur et Madame…, murmura-t-il.

Son visage était de ceux qui ne doivent plus jamais sourire.

Quel regard nous échangeâmes, nous qu’il accordait avec tant de simple bonté ! Je vis soudain les prunelles de Fanny se noyer de larmes ; ne pouvant maîtriser son cœur, elle se laissa tomber à genoux contre le lit, et sanglota.

Après un silence, Jean Lebris se reprit à chuchoter. Je me penchai pour l’entendre. C’est à moi qu’il s’adressait.

— Bare, disait-il, dans le secrétaire, là… Tiroir du milieu… Testament… Vous le prendrez… Maman : préjugés… S’opposerait certainement à ce que vous savez… Mais testament… catégorique. Je vous lègue mes yeux… J’autorise… dissection…… Ah ! Prosope sonne à la porte !… Empêchez-le d’entrer !… Mon revolver… Fanny, entendez-vous cette clochette ?… C’est Prosope. Il a brûlé l’Hospice… Il n’aura pas mes yeux… Comme il sonne ! Comme il sonne !…



La fièvre l’avait repris, et le délire commençait. Jean laissait échapper un flux de paroles parfois incohérentes, mais plus souvent révélatrices du secret de sa vie. Ses souvenirs de guerre et surtout de captivité l’obsédaient. Redoutant les bavardages et les curiosités, rempli d’admiration et de gratitude pour le zèle muet de Fanny, je fis en sorte qu’à partir de là, Jean Lebris ne reçût d’autres soins que ceux de notre amie ou les miens.

Son état empirait sans remède. Tantôt il divaguait, et tantôt reposait. Par intervalles, redevenu lucide, il nous entretenait faiblement de notre avenir nuptial, qui semblait son unique préoccupation…

Mais, le soir du sixième jour, comme je venais de lui faire une piqûre hypodermique :

— Qu’avez-vous mis là ? me demanda-t-il en indiquant un angle de la pièce.

— Là-haut ?… Il n’y a rien, mon petit Jean. C’est une illusion.

— Pourquoi me tromper ? Allons, Bare, qu’est-ce que c’est ?

Ses paupières s’élargissaient sur ses yeux de statue. Il suivait dans l’espace le déplacement d’une vision qui, sans doute, s’évanouit ; car il n’insista pas davantage.

Je n’avais attribué aucune importance à ce que je considérais comme un phantasme provoqué par la fièvre. Mais le phénomène se reproduisit si fréquemment, le malade en fut impressionné d’une façon si remarquable, que je suis forcé de m’arrêter sur ce sujet.

Autant que j’ai pu le comprendre, la première apparition avait affecté pour Jean Lebris la forme d’un disque de brouillard violet, animé d’un frémissement rotatoire. Ce disque traversa la chambre, s’éloigna en perçant le plafond, et disparut. — Mais, chaque jour, de plus en plus distincts, d’autres disques vibrants se montrèrent au moribond. Il les décrivait pour lui-même, sans s’occuper de moi ou de Fanny. Ce n’étaient plus des disques, à présent, mais des globes légers, contenant une circulation vertigineuse. Ils vaguaient sans hâte, ils flottaient, ils s’en allaient de-ci de-là, à travers les solides, passant dans l’atmosphère aussi aisément qu’à travers les meubles, les maisons, le sol. Et ils s’accrochaient parfois aux choses et aux êtres, où leur réunion pouvait former des grappes que Jean Lebris comparait à des agrégats de bulles de savon pleines de mystérieux tourbillons. Il les chassait, ces bulles, quand elles s’approchaient de lui. Mais les chasser, le pouvait-il ? On en aurait douté, à voir les efforts qu’il faisait pour les arracher de sa poitrine, prétendant qu’elles l’étouffaient.

Une fois, il m’avertit qu’un de ces globes s’était attaché à mon cerveau, et je reconnais qu’alors je souffrais d’un mal de tête des plus pénibles. — Était-ce une coïncidence ?

Le problème se pose. Jean Lebris était-il encore à même d’observer ?… Le délire lui a-t-il montré des créatures inexistantes, ou faut-il croire que son sixième sens, constamment en progrès, constamment plus puissant, était parvenu à lui faire percevoir des formes encore insoupçonnées ? Jusque-là, les yeux-électroscopes n’avaient saisi que l’aspect électromagnétique des choses perceptibles par nos sens ordinaires. Or, cet aspect n’avait cessé de devenir plus précis, plus complet. Qui prouve que l’accoutumance des appareils fabriqués par Prosope n’a pas permis à Jean Lebris de distinguer plus avant, et de découvrir un monde clandestin, un peuple exclusivement formé d’électricité, constitué par un fluide si subtil que nos détecteurs les plus impressionnables n’en sont pas influencés ? Un homme, enfin, a-t-il pu entrevoir l’une de ces races invisibles dont les philosophes se plaisent à dire qu’elles nous environnent ? Et cette race use-t-elle à son gré de l’humanité, sans que l’humanité s’en doute ? Lui devons-nous parfois la maladie, la démence, la mort ?… Je ne puis résoudre la question, n’ayant pu savoir à quels moments Jean Lebris délirait, à quels moments il ne délirait pas.

Il mourut le 22 octobre, au point du jour, après un coma de vingt-quatre heures. Fanny le pleura sur mon épaule.

Lorsque Jean Lebris eut perdu connaissance, quand je fus certain que la mort s’approchait de lui à grands pas, j’avais profité d’un moment de tranquillité pour ouvrir le secrétaire.

Contre mon attente, le tiroir du milieu était absolument vide. Je cherchai dans les autres, et n’y découvris rien qui ressemblât au testament de mon ami. Je fouillai tout le meuble, délogeant les tiroirs pour visiter les dessous et les fonds… Une sueur subite me glaçait les tempes… Il n’y avait rien non plus derrière le secrétaire, ni dessous ; rien dans la commode ; rien nulle part !

De deux choses l’une : ou le testament avait été volé, ou Jean Lebris, m’annonçant l’existence de l’écrit, avait parlé dans la fièvre et pris son intention pour un fait accompli. Le vol me paraissait plus probable. À quelle date, en effet, Jean s’était-il décidé à tracer ses dernières volontés ? Sans aucun doute, avant la crise qui devait l’emporter et qui avait suivi de si près l’incendie de l’Hospice ; sans doute, donc, avant cet incendie, à une époque où notre défiance n’était pas « alertée », et pendant laquelle le vol, probablement, avait été commis.

Quoi qu’il en fût, je risquais fort, par l’effet de ce larcin, d’être frustré d’une connaissance inestimable. À la seule idée de m’adresser à Mme Lebris et de lui faire admettre la nécessité d’une autopsie, tout espoir m’abandonnait.

On conçoit de quelle âme je fermai sur les yeux artificiels les paupières noircies de mon cher Jean Lebris.

Pourtant, je n’avais pas le droit d’hésiter. Mon devoir était d’essayer, par tous les moyens, d’obtenir la libre disposition de ses restes. Mais les officiels se seraient moqués de moi, si j’avais fait appel à leur autorité. Qui donc m’eût donné pareil droit, sinon Mme Lebris ?

Je le lui demandai. Elle me le refusa. Sa religion, ses principes et ce qu’elle nommait son « bon sens » se révoltèrent. La douleur, en elle, fit place à l’indignation. Malgré tous mes efforts, elle fit part à Mme Fontan, à Césarine et à Fanny de la « profanation » à quoi j’avais l’« audace » de prétendre. En vain me récriai-je que c’était pour la Science, pour le Pays ; que la cécité de Jean offrait une particularité dont l’explication — argument prodigieux ! — intéressait jusqu’au salut de la France ; que Jean lui-même, dans un testament introuvable…

Mme Lebris haussa les épaules. Un testament écrit par un aveugle ! C’était pousser trop loin « le désir de satisfaire la plus malsaine des curiosités ! »

Mme Fontan et Césarine opinaient du bonnet. Fanny restait muette, mais son charmant visage, fatigué par les veilles et le chagrin, me conseillait de ne pas insister.

— Que votre volonté soit faite ! dis-je à Mme Lebris.

Et la paix revint parmi nous.

Mais je sentais sur la maison mortuaire l’emprise formidable de Prosope. Occulte, il avait régné sur nous ; il régnait encore. Par deux méfaits — un incendie et un vol — sa volonté s’était dressée victorieusement entre mon désir et son secret. J’étais vaincu. — Soit ! Mais il me restait à préserver de tout attentat la dépouille de Jean. Il restait à déjouer tous coup de force ou ruse ayant pour but l’enlèvement des yeux-électroscopes.

J’étais assis dans le salon de Mme Lebris, le menton sur les poings, sombre et plongé dans d’amères méditations. Une douceur se posa sur son front… Fanny me contemplait tristement.

Je n’avais plus aucune raison de lui cacher la vérité. Le « quand je serai mort », hélas ! était révolu.

Il y avait longtemps qu’elle se doutait de quelque chose. Du jour où je l’avais prévenue qu’il serait imprudent de me parler par signes en présence de l’aveugle, sous prétexte que la lumière l’impressionnait parfois, elle avait pressenti le mystère. Nos séances aussi, dont nous ne parlions jamais, l’avaient intriguée. Enfin, pendant son délire, Jean Lebris, livré à la nature, ne dissimulait plus qu’il voyait certaines apparences.

Fanny me pardonna sans peine d’avoir gardé vis-à-vis d’elle un silence imposé par la foi jurée.

— Ah ! lui dis-je, votre droiture adoucit mes peines ! Mais je ne serai tranquille qu’à l’heure où notre ami reposera dans une sépulture inviolable. Aidez-moi, Fanny !

— Que puis-je pour vous ? Dites ?

Ses bras se nouaient autour de mon cou, et elle levait dans une ardente interrogation ses yeux aimants, cernés d’un mauve délicat.

— Dites ! reprit-elle.

— Vous êtes lasse, mon pauvre amour, murmurai-je tendrement. Et pourtant je vais vous imposer un surcroît de fatigue… Il faut, jusqu’au bout, que nous montions la garde tour à tour, vous et moi… Il faut que l’un de nous soit là, près de lui, constamment. Jusqu’au bout, Fanny ! Jusqu’au cercueil et jusqu’au cimetière.

— Mais… Après ?… Ne craignez-vous pas que, par une nuit noire, quelqu’un…

Je lui exposai le plan que j’avais conçu. Après quoi, je la laissai dans la place comme un autre moi-même pieux et vigilant.