L’Horloger (Verhaeren)

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Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 213-224).

L’HORLOGER


À la vitrine, où s’accrochaient

Quelques bagues et maints hochets,
On s’arrêtait pour voir,
Le soir,
En sa boutique, l’horloger
Qui remuait, avec des doigts légers
Et des pinces très minces,
Mille ressorts à reflets d’or,
En des soucoupes ;
Et tout à coup, comme un vieux fou,
Face pâle, levait vers nous

Son œil géant, avec sa loupe.


Mes compagnons fuyaient : ils avaient peur.

La crainte également serrait mon cœur,
Mais néanmoins, je restais là, planté
Quand même, à la vitrine.
L’œil noir de l’horloger
Planait de tous côtés ;
Ses manches de lustrine
Faisaient des gestes, ci et là.
Il sifflotait, avec des rythmes las,
Un air connu qu’on fredonnait en Flandre.
Un jour, j’entrai chez lui, décidément,
Je voulais voir et je voulais l’entendre :

Il était ma folie et déjà mon tourment.


Je ne lui pus rien dire.


Les ronds joufflus des gros cadrans

Ornaient d’un lunaire sourire,
La chaux des grands murs blancs.
Mille insectes épileptiques
Semblaient grouiller dans la boutique ;
Je surprenais, en des cloisons,

Du haut en bas de la maison,
Leur vie énorme et minuscule ;

Mais tels que des justiciers
Les textuels balanciers

Rompaient ce bruit de molécules.


Je m’assis dans un coin et l’horloger me dit :

J’étais ainsi que toi timide,
Lorsque j’étais petit…

Sais-tu l’histoire en or du gnome et des gnomides ?


Il me la raconta ; et nous fûmes amis.


Des gnomides, sang de soleil,

Pour un gnome, lymphe de lune,
Brûlaient jadis, d’amour belle, mais importune ;
Le gnome avait — et c’était sa fortune —
Un cœur précis, exact, clair et vermeil,
Avec lequel il parcourait le monde,
Réglant les horloges profondes
Des églises et des beffrois
Solitaires et droits

D’Alost, de Gand, de Malines et de Termonde.


Son cœur battant

Tranquille et régulier comme le pouls du temps,
Les tics-tacs brefs des horloges maîtresses
Battaient sans cesse,
Depuis cent ans,
Avec justesse ;
Or il se fit qu’un beau matin
Resta en panne
Le balancier de Saint-Martin,
Et que soudain se détraquèrent
Là-haut,
Le carillon de Saint-Rombault
Et les aiguilles de Sainte-Anne
Et les marteaux monumentaux

— Heurts, chocs et bonds — de Saint-Gommaire.

 

Mornes, surpris et consternés, les échevins

Interrogèrent tous gens en vain ;
On consultait le ciel, les vents et l’étendue.
On s’enquérait ici, plus loin, là-bas,
Et tout à coup, la peur régna.

Car l’heure exacte était perdue.


Oh ! le trouble dans les maisons :

Enfants joyeux et parents tristes ;
Et les repas pris au hasard et les frissons
Et les affres au cœur des buralistes ;
Et le sonneur ne sonnant plus
Ses ponctuels angélus ;
Et le docteur laissant mourir ses vieux malades ;
Et l’existence entière au flux et au reflux

D’inoubliables bousculades !


Encor, si le soleil s’était montré.

Mais les brumes régnaient : les prés
De Rupelmonde et de Tamise
Étaient couverts d’étoupes grises
Et les mares fumaient, comme du lait.
Nul ne savait l’heure,
Et chacun en parlait.
L’instant où l’on vivait semblait à tous un leurre.
Enfin, on fit venir de Gand
Un solennel et loquace savant
Qui répara les mécaniques ;
Mais à peine fut-il parti,

Que les cadrans firent la nique
À son savoir mal averti

Et qu’à nouveau les fantasques aiguilles
S’emmêlèrent, comme un couple d’anguilles.

Que faire ? on ne sut plus quel maître interroger.


Heureusement que l’horloger

Depuis vingt ans, patiemment, sans violence,
Les yeux fermés, l’oreille au guet,
Étudiait

Le nocturne silence.


Or, il se fit qu’un soir, il lui parut faussé.

Il criaillait, stridait, grinçait comme un ressort
Tordu, alors que tout tapage avait cessé

Et que la lune errait, par les champs morts.


Et l’horloger soudain hèla le gnome

Qu’il hébergeait, toutes les nuits,
Dans une antique horloge en buis.
L’horloge était ouverte et le fantôme
Sorti.
Bien plus. Là-bas, sur la pelouse humide

Se trémoussait
Une troupe en or de gnomides.

Le silence souffrait, ployait et se cassait.
Quant au gnome, vautré au centre
D’un tourbillon de mains, de bras, de seins, de ventres,
Son cœur régulateur des jours

Battait et sursautait, comme un tambour.


Et l’horloger comprit. Mais il doubla sa joie

À ne la dépenser que pour lui-même :
D’abord, il fit de son secret sa proie ;

Plus tard, il en ferait son stratagème.


Le soir venu, il endormit

Le beau lutin dans son horloge en buis,
Avec un pavot frêle ;
Puis doucement, au son d’une flûte très douce,
Il enchanta si fort, sur la pelouse,
Les gnomides énigmatiques,
Qu’il amena, sans cri et sans querelle,

Leur ronde entière en sa boutique.


Et vite, il leur servit des grains d’anis
Et des corinthes.
Il ajoutait : « Soyez sans crainte,

Je vous ferai des lits avec de clairs ressorts
Et des maisons à paliers d’or,
Comme à Paris.
Écoutez-moi, restez ici,
J’ai là, pour vous, un petit homme
Doux et léger, comme un fantôme,
Un homme avec une âme aussi jolie
Qu’après l’orage une embellie
Mais dont le cœur aura besoin,

Pour vous aimer, de tous mes soins. »


Et les gnomides acceptèrent

L’offre que fit d’un ton autoritaire,
À leur simplesse, l’horloger ;
Leurs yeux ravis voyaient bouger
Mille reflets, mille lumières
Semant la vie, au long des murs ;
Et chacune déjà cherchait, au fond des boîtes
Et des cases étroites,
Pour ses plaisirs futurs,

Un abri sûr.


Et quand elles furent toutes blotties

En leurs niches de luxe et d’inertie,
Leur maître, l’horloger
S’en vint trouver les échevins et le vicaire
Leur promettant,
En échange d’argent comptant,
De les tirer, au bout d’un temps léger,
D’affaire.
Les échevins hésitèrent quoiqu’à regret :
« Que l’horloger d’abord donnât les preuves
De sa science neuve ;
Ils le paieraient

Après. »


Le soir même, tous les tics-tacs de la paroisse,

Sans hâte aucune et sans angoisse,
Marchaient, entre les fers de leurs compas,

Au pas.


Le vicaire doutait encor,

Il entraîna trois échevins :
— Puisque mon art vous paraît vain,

Demain, dès la première aurore
Le tumulte reparaîtra, fit l’horloger,

Qui exaltait ou qui domptait
Déjà, très sûrement, quoiqu’au jugé,
Avec des filtres et des baumes,
Le cœur
Tour à tour calme ou ravageur

Des gnomides et de son gnome.


Le lendemain naquit un branle-bas

Si fort et l’heure fit de tels faux pas
Que ceux de Hamme et de Termonde

Crurent que tapageait le dernier jour du monde.


L’horloger triomphait.

Il apparut, le nez puissant et satisfait,
Et de grosses sommes furent versées

En ses poches largement évasées.


Il parcourut depuis

Pendant les jours, pendant les nuits,
Les champs, les bourgs, les villes,
Réglant partout les cœurs serviles

Des horloges et les tics-tacs et les marteaux
Des lourds beffrois monumentaux.

Et son pouvoir et sa fortune
S’arrondissaient comme la lune
Qui tout là-haut clignant de l’œil
Lui souriait, madrée.
Il fut la légende de sa contrée

Et tous lui prodiguaient le bon accueil.


Du jour que l’horloger m’eût raconté l’histoire

De son triomphe et de sa gloire,
Je vins plus ardemment encor chez lui
Et m’y fixais jusqu’à la nuit.
Ô ce monde cabalistique !
J’en fus hanté ; mes yeux distraits
S’y attachaient, le pénétraient ;

Je n’osais toucher rien, bien que j’en eusse envie.


Un jour pourtant, j’appuyai, brusquement,

Sur un léger tictaquement,
Et tout à coup la mort cassa le mouvement
Qui me représentait la vie
Du gnome et des gnomides asservies.

J’en fus si désolé que j’en pleurai.


L’horloger regarda, d’un air navré,

Mais ne me fit aucun reproche.

Dorénavant, je regardai, les mains en poche.


Mais jour à jour, de plus en plus, les mouvements

Innombrables, indéfinis, tentaculaires,
Attirèrent mes yeux déments
En leurs vertiges circulaires,
Si bien que mon esprit,
Avec autant d’ardeur, plus tard, s’éprit
Des tumultes réglés, par les causes profondes

Qui font, dans le mystère, évoluer les mondes.