L’Horreur allemande/07/02

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Calmann-Lévy (p. 96-101).

II

AQUILEIA

16 août 1917.

L’encombrement des routes, ce matin, rappelle celui de notre front français à la veille des grandes attaques, — à part que tous ces soldats, casqués d’acier, sont verdâtres, un peu couleur de prairie poudreuse, au lieu d’être, comme chez nous, d’un bleu horizon. Même activité dévorante et même tapage. Sous un soleil aussi torride que celui d’hier et dans des tourbillons de poussière blanche, les lourds camions, bondés de combattants et de projectiles, se poursuivent en furieux cortèges. Avec eux nous traversons, comme un même ouragan et dans un même nuage, des vignes, des maïs, des jardinets pleins de lauriers-roses, et de gais villages, avec toujours leurs places, leurs fontaines décoratives et leurs statues. Au lieu des calvaires, qui sont encore de tradition chez nous aux carrefours des campagnes, ici, ce sont partout des fresques sur des pans de murs, des fresques en couleurs vives qui donnent bien la note italienne, des « Saintes familles » en vêtements roses sous un ciel bien bleu.

D’abord nous suivions comme hier le chemin du Carso, mais le calme relatif revient nous entourer dès que nous bifurquons sur la droite pour aller vers l’Adriatique, vers les lagunes ou beaucoup de préparatifs viennent d’être faits dans un grand mystère. Bientôt nous franchissons l’ancienne frontière et nous voici dans ce qui était l’Autriche, — zone aujourd’hui reconquise et libérée après tant d’années de servage, — le but de la présente guerre, comme on sait, n’étant point de faire des conquêtes nouvelles, mais de rendre à l’Italie ce qui jadis lui avait été arraché.

À gauche de notre route va passer la très vénérable basilique d’Aquileia, à laquelle, malgré notre hâte, il faudra bien nous arrêter, car elle est un des plus vieux sanctuaires chrétiens d’Occident, et les Italiens, même ceux du peuple, attachent une haute importance à l’avoir recouvrée. Sous ardent soleil de ce matin d’août, elle est la silencieuse, l’air délaissé, entourée à peine d’un hameau de quelques foyers. Dès l’abord son archaïsme se révèle et le respect s’impose. Le seuil franchi, on est surpris de voir que sa nef est immense : c’est qu’elle fut jadis la cathédrale d’une ville de cinq cent mille habitants, dont rien ne reste plus. On sait qu’au début de l’ère chrétienne des tourmentes de toute sorte bouleversèrent cette région de la Vénétie actuelle, où bouillonnait une vie intense, où toute une population aventureuse, en avance de quelques siècles sur le reste du monde, était seule à connaître les lointaines contrées de l’Afrique et de l’Asie, et en rapportait des richesses qui la mettaient en butte aux continuelles agressions des hommes plus barbares de l’Est.

La merveille du lieu est le pavage de la vaste nef, la plus grande mosaïque romaine venue jusqu’à nos jours. En tons couleur de chair, les portraits de tous les fondateurs sont là, dans des médaillons entourés de rinceaux polychromes ; mais le patient et prodigieux travail des mosaïstes sur le sol est resté gondolé et bossué, depuis qu’un jour la basilique primitive s’est effondrée sur ses myriades de parcelles de marbre. En effet, un nommé Attila — qui jouait les Guillaume II de son époque — était passé par ici et avait éprouvé le besoin de tout détruire ; certes, il travaillait moins en grand, ce dernier, que le démoniaque de Berlin, n’ayant pas eu comme lui la chance de vivre à notre époque de progrès et de pouvoir mettre les bienfaits de la science au service de sa rage ; c’était cependant déjà bien, ce qu’il faisait, et il s’inspirait des mêmes principes, — à cette différence toutefois qu’il s’épargnait le ridicule d’implorer sans cesse la bénédiction de « Dieu le père ». Les races futures ; qui confondront dans la même horreur ces deux êtres abominables, ne souriront jamais d’Attila, tandis que Guillaume, avec sa bondieuserie pour imbéciles agrémentée de prêches et de prières, recueillera l’ironie en même temps que le dégoût.

Après le passage du « fléau de Dieu », — le premier en date, — l’église avait été reconstruite à l’époque romane ; ruinée une seconde fois, elle fut rebâtie telle qu’on la voit de nos jours en style ogival, avec des débris des plus anciennes sculptures ; mais ces mosaïques par terre, qui ont résisté à toutes les tourmentes, la rattachent directement aux origines du christianisme et la sanctifient.

Avant la libération si récente d’Aquileia, la cathédrale millénaire ne voyait plus venir, le dimanche, qu’un tout petit groupe de paysans, pour lesquels suffisait l’étroite allée centrale, pavée de simples pierres ; il y avait défense de marcher sur les immenses mosaïques encore brillantes, que protégeaient des barrières en cordes, et c’était, bien entendu, un prêtre autrichien qui officiait devant l’humble troupeau. Cet étranger a dû céder aujourd’hui la place à un prêtre italien, patriote ardent, aux élans d’apôtre, qui revient d’accomplir, dans le Nord de notre France, un pèlerinage indigné à nos églises détruites ; il en a rapporté du reste des récits et des images qu’il a fait répandre par milliers d’exemplaires et qui ont profondément remué la population italienne. Sous son apostolat, le sanctuaire si longtemps à l’abandon a retrouvé ses foules de l’ancien temps : ce sont les soldats de tous les cantonnements d’alentour qui y viennent le dimanche par milliers, et, pour eux, on laisse tomber les barrières de cordes ; par exceptionnelle faveur, on leur permet de promener leurs rudes souliers de montagnards alpins sur les mosaïques sans prix de leurs grands ancêtres, car la nef dans son entier est à peine assez grande pour les contenir tous. Après la messe, le prêtre les harangue pour la victoire en paroles enflammées, et la vieille basilique reconquise se trouve ainsi redevenue un vivant et jeune foyer de patriotisme.