L’Horreur allemande/07/03

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Calmann-Lévy (p. 102-106).

III

LES PRÉPARATIFS DE LA LAGUNE

Après une demi-heure encore de course, à travers une région de plus en plus basse et coupée de marécages, le cercle tout bleu de l’Adriatique se dessine à l’horizon, nous arrivons à une petite ville des lagunes, sorte de Venise en miniature, bâtie presque dans l’eau. Elle était naguère, pour les Hongrois surtout, une ville de bains, où venaient résider pendant l’été au moins trente mille étrangers. Au premier abord, elle a conservé à peu près son aspect d’accueillante gaieté, avec ses jardins de pays tiède, où des dracénas se balancent au bout de leurs longues tiges, ou des lauriers-roses, tout roses de fleurs, sont grands comme des arbres. Mais ce n’est plus guère qu’un simulacre de ville, des façades de maisons criblées de toutes parts, laissant voir à l’intérieur des amas de décombres. Les obus ne cessent d’y pleuvoir comme grêle, surtout pendant les belles nuits de cette saison ; çà et là des cadavres d’avions autrichiens gisent une aile cassée, ou bien les deux, et le corps tout déchiqueté ; on croirait d’énormes phalènes mortes, comme celles que l’on voit par terre à l’automne, le corps déjà mangé par les fourmis. Et puis, un peu partout, des cassons d’obus, des morceaux de mitraille, et des grands trous, environnés comme d’éclaboussures… Cependant il y est resté des habitants, du moins des enfants et des femmes, car les hommes, hélas ! sont encore obligés de servir sur les vaisseaux de guerre de l’Autriche ; toute une vigoureuse petite population de pécheurs, au type parfaitement italien, malgré la longue occupation de l’ennemi héréditaire, des bébés très jolis à peau ambrée, que l’on fait rentrer la nuit dans les caves, mais qui le jour reparaissent pour gambader comme si de rien n’était. Tel quel, ce semblant de ville est charmant encore, avec sa flore si méridionale, et ce si beau bleu de l’Adriatique alentour, et à l’horizon cette chaîne des Alpes Juliennes qui a trempé ses plus hautes pointes dans la neige.

Après avoir déjeuné là avec mes camarades de la Marine d’Italie, dans un ex-hôtel élégant pour baigneurs hongrois, je continue mon voyage en mouche-à-vapeur, pour aller voir les préparatifs guerriers de la lagune. D’innombrables canaux, naturels ou non, les uns navigables ou les autres pas, serpentent au milieu de broussailles ou de roseaux verts, et c’est aujourd’hui sous un soleil de plomb qui rappelle celui des « arroyo » de Cochinchine.

De ce côté comme sur le Carso, les Italiens ont fait un prodigieux effort.

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(Coupé par la censure italienne.)

Plus au Nord ensuite, c’est-à-dire plus près et plus directement en face de Trieste, la région toujours basse à laquelle nous arrivons devient très boisée ; de loin, elle doit avoir l’air inoffensif d’une forêt, mais elle est pleine de canonniers et de canons amenés en secret, qui s’y tiennent embusqués sous la verdure.

L’embouchure de l’Isonzo forme par là une étroite langue de terre très ombragée, qui pointe vers Trieste, s’allonge comme une menace, sur cette mer si tranquille et de plus en plus bleue a l’approche du soir. Du haut d’un grand arbre, où l’on m’invite à monter, on aperçoit entre les branches la ville ennemie comme si on y était : d’un blanc doré, très riante au pied des Alpes Juliennes, elle est comme ouverte en demi-cercle et se baigne à demi dans l’Adriatique avec un air de sécurité parfaite.

— Vous la tenez en plein sous le feu de vos canons, dis-je aux officiers qui m’accompagnent.

— Oh ! mais, répondent-ils, nous veillerons soigneusement à ne pas l’atteindre, du moins la ville proprement dite, située au centre comme vous voyez, car la population en est tout à fait italienne ; nous ne tirerons que sur les côtés, où sont les établissements militaires et les usines.

Hélas ! Pourquoi les Boches, chez nous, les Boches du kaiser, ignorent-ils absolument de telles délicatesses…

C’est égal, il est singulier et invraisemblable de causer ainsi de guerre, par un si beau soir, au milieu de ce silence, de ce grand calme confiant, et en haut d’un arbre, d’où l’on n’aperçoit ces choses lointaines, aujourd’hui resplendissantes de soleil, qu’à travers des ramures et des rideaux de fraîches feuilles vertes.