L’Horreur allemande/07/04

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 107-110).

IV

La DUSE

Quand le chaud crépuscule est près de tomber et que je rentre dans la vieille ville où j’habite pour quelques jours, je suis informé que « la Duse », à qui j’avais fait demander l’honneur d’un entretien, veut bien m’attendre, et que je suis même en retard. Donc je me précipite, encore tout poudreux des longues courses du jour, vers le petit hôtel provincial où elle est descendue. Et c’est là, dans une cour très banale où sont attablés quelques voyageurs, qu’elle m’apparaît et vient à moi. Je ne l’avais jamais rencontrée nulle part, même pas aperçue à la scène, mais des amis m’en avaient parlé, et avec quelle admiration émue ! Elle est drapée de très légères soies noires, qui l’enveloppent comme pour la dissimuler, mais sous lesquelles elle marche avec une grâce souveraine, et elle me tend une toute petite main de princesse, gantée de peau de Suède blanche. Il semble qu’elle se soit rigoureusement soumise à ce précepte : « Habillez-vous de telle manière que, après votre sortie d’un salon, personne ne se souvienne plus de votre toilette. » Ce qui frappe dès l’abord en elle, c’est quelque chose de hautement respectable en même temps que de suprêmement élégant dans la simplicité absolue. Ses cheveux, déjà très gris, sont discrètement attachés sous un petit chapeau noir que personne ne remarquerait. Tout l’ensemble de sa personne semble dire : « Vous savez, il ne faut pas faire attention à moi, je suis déjà une vieille femme. » Mais cela est démenti malgré elle par ses admirables yeux qui rayonnent, qui ont l’air d’éclairer. Il y a des êtres qui naissent vieux, d’autres qui, malgré la neige des ans, restent éternellement jeunes. On se représente que, sur la scène, si elle voulait « s’arranger », elle « donnerait » facilement vingt-cinq ans, — pour parler en langage de théâtre. Quand nous sommes assis en face l’un de l’autre, dans ce lieu de hasard qui est la banalité même, mes yeux ne peuvent plus se détacher des siens. Sa voix est une musique douce et grave ; son sourire découvre ses dents de jeune fille, enchâssées dans le corail de ses gencives d’enfant. On est comme bercé par ses moindres paroles. Oh ! l’exquise créature !

— Il aurait mieux valu ne pas me voir, dit-elle avec une modestie que l’on sent absolument sincère, — parce que j’avais ma petite légende qui m’auréolait un peu et à présent je l’aurai perdue.

J’ai la joie et la fierté d’entendre qu’elle m’a lu, et c’est pour cela sans doute que ses larges prunelles d’un brun roux, qui ne me quittent pas, me regardent jusqu’au fond de l’âme. Et les miennes ont l’intention de lui répondre : « Mais oui, c’est ainsi qu’il faut me regarder, car j’ai, moi aussi, mes légendes qui, au rebours des vôtres, ne m’auréolent pas du tout ; alors regardez au delà, cherchez-moi bien profondément, pour me trouver tel que je suis. »

Celle que, dès qu’on l’a rencontrée, on n’ose plus appeler familièrement par son nom de célébrité « la Duse », a quitté le théâtre depuis quelques années, comme on sait ; mais elle est venue ici pour ses chers soldats, ses héros du Carso. Elle est magnifiquement patriote. Cela m’enchante d’entendre vibrer, dans les inflexions, pourtant très correctement atténuées de sa voix, son ardent amour pour l’Italie, son admiration pour la France, sa révolte contre l’horreur germanique et contre toute cette barbarie qui a tenté de subjuguer le monde…

Par discrétion, je n’ose pas prolonger, car l’heure approche où les petites lampes bleues vont s’allumer dans la vile qui s’assombrit. Je prends congé de madame Éléonora Duse, avec le regret de me dire que l’entretien sera unique dans ma vie, — car demain je vais reprendre mes tournées sur le front et puis je repartirai pour la France, tandis qu’elle-même va s’occuper de ses théâtres au soleil, où les cours des combattants s’enflammeront pour la victoire. La presque certitude que je ne la reverrai jamais plus, jette comme une ombre de petite mort sur ma fin de journée.