L’Horrible révélation… la seule

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L’Horrible révélation... La seule
Roger Gilbert-Lecomte

Revue Le Grand Jeu n°3
(octobre 1930)


I. L’HORRIBLE RÉVÉLATION… LA SEULE[1]


Quoi qu’il en soit, je crois que l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai dans ce monde ou dans les autres et je ne pouvais douter de ce que j’avais vu si distinctement.
Gérard de Nerval. Aurélia

Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ?

N’est-il pas vrai, ô mes Amis, qu’il y a beaucoup de notre faute dans la présente abjection des mondes ; les sages porte-ciel n’ont-ils pas failli à leur travail de cariatides ; ne les a-t-elle pas fléchi la pesante voûte concave du ciel de la Toute-Pensée ; ne menacent-ils pas ruine les piliers du trône de l’Être ; tout sombre-t-il par les espaces ?

Aussi bien je suis seul sans même un pan matériel pour porter mon ombre réelle et la création rêvée entre mes tempes je la porte toujours à la pointe extrême de mon regard tendu. Où en sommes-nous avec les siècles ? Nous vivons des années très sombres et sans sursaut depuis quels temps l’univers s’en va vers sa nuit. Ombres de ceux dont la seule peur était que le ciel ne tombât sur vos têtes voici que vous pouvez sérieusement trembler. Vous allez souffrir sur le rythme de la respiration cosmique. Vous souvient-il qu’avant tout aspirait vers l’unité une. Maintenant tout expire dans la multiplicité des douleurs.

Et le faix d’instant en instant s’exagère plus écrasant sur ceux qui soutenaient les mondes en les pensant. Depuis quels temps leurs échines ne furent-elles pas revigorées au déclic foudroyant de l’Esprit des tonnerres — l’Esprit…

Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ?

Une voix va parler encore une fois par ma voix pour redire ce qui fut dit déjà à l’aube des civilisations mères de celles qui défaillent sous le présent soleil, ce qui fut dit au plus loin de mémoire par la voix de Lao-Tseu il y a près de trois mille ans ; je vais parler avec, devant mes yeux intérieurs à jamais fixes, la vision éperdument fuyante mais certaine, de toutes les contradictions, de toutes les catégories, de toutes les définitions, de toute la diversité réintégrées au point-mort de la toute évidente éternité. Mais qui donc, sinon le désert, a entendu la voix qui parlait au désert ?

Pour peu charitable que ce puisse paraître, il faut bien se rappeler que dans sa première nuit terrestre l’homme s’est égaré lors de son premier choix et que depuis il persévère dans cette voie maudite, puisque aussi bien et sans conteste l’erreur est pour lui le seul moyen d’exercer son faux libre arbitre. En effet si dans Eden, c’est-à-dire en lui-même le funèbre avorton désirait si fort violer un arbre que n’a-t-il mordu à l’Arbre de Vie qui l’éternisait plutôt qu’à l’arbre de Science qui le vouait à l’abrutissement sans bornes durant la consommation des siècles. Or voici que passe le dernier siècle ; car, et c’est écrit, en l’an deux mille va jaillir de l’Arbre de Vie déserté le Feu pur et dernier qui sera le suaire de la terre.

En face de six mille ans d’histoire qui virent, étonnés, l’homme marcher non pas même de biais comme le crabe mais à l’envers comme la langouste, en face de cette monstruosité soixante-dix ans humains demeurent. Voici le bout du monde. Voici le temps de la veillée ardente.

Dans ces fatales conditions qui donc, s’il n’est dément, jouerait son sort sur l’état actuel du savoir humain ? Au premier chant des sirènes, au premier cri des météores qui ne lâcherait le sabot pour se jeter à corps perdu, à cœur perdu dans l’inconnu.

Dernier argument : que les habitants qui écoutent s’empressent d’écouter, car avant peu d’années et bien avant les temps, les derniers témoins vivants et vivants de la vie de cette cause perdue que je fais mienne seront morts, morts à jamais et les derniers hommes dits nouveaux s’en iront en chantant leurs machines vers l’épouvantable nuit de leurs destins-fossoyeurs.

Mais est-il temps encore de se déprendre ?

Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ?

Un bolide qui tombait vertigineux suspend soudain sa chute en un point de son trajet élu de toute éternité, — puis immobile dévore sa vitesse en lumière vibrante.

Et voici que je proclame rompue la Grand Trêve, la trêve sur laquelle depuis dix mille ans reposaient les ossements des morts de notre race ! Des lointains du passé le plus immémorial remontent les souvenirs-fantômes qui auguraient l’heure présente des temps nouveaux.

Souvenez-vous, hommes, du fond caverneux de vous-mêmes : votre peau n’a pas toujours été votre limite. Il fut un temps où la conscience n’était pas emprisonnée dans cette outre puante, un temps où le cercle magique des horizons lui-même ne suffisait pas à emprisonner l’homme. Et je ne parle pas seulement d’Eden dont les clôtures étaient de rêve.

Regarde, ô spectateur bénévole et désespéré, de tous tes yeux regarde, pour toi, pour ta gouverne, pour tes rêves prophétiques, pour te permettre de suivre désormais l’étoile du devenir, voici que soulevant un pan du grand voile d’Isis je te découvre les prestiges du passé, du présent et de l’avenir, du passé le plus lointain de l’univers, de ton propre passé plus vieux encore jusqu’au point immémorial où l’individuel sortit de l’universel et dont le signe demeure de l’ontogenèse qui symbolise la phylogénèse, de tous les passés, du présent en lame de couteau et de l’avenir jusqu’à la fin. Entends, de tout ton intellect entends, je proclame la dialectique historique du devenir de l’Esprit.

Voici l’heure du choix nécessaire. Quiconque ne sera pas avec moi sera contre moi. Voici : le Ciel et l’Enfer descendent sur la terre et malgré qu’elle en ait l’humanité totale se sépare et va, polarisée en deux immenses colonnes en marche, chacune émigrant vers la Maison que, de toute éternité, elle s’est choisie.

L’Enfer : c’est l’Insecte. Ris donc, monstre hominien, ris si tu en as encore le courage, tu n’as qu’à persévérer dans la voie que tu suis sur le globe en ces jours, et, réellement, cette ère ne passera pas que tu ne deviennes minuscule et coriace comme l’habitant des termitières qui est ton digne ancêtre et dont tu suis l’exemple. Contemple où tu en es et sache que ton progrès matériel n’est pas un vain mot. Perfectionne tes machines, rationalise ton travail. Spécialise-toi, ta physiologie suivra et te transformera bientôt en l’outil de tes vœux. Rappelle-toi, voici, je te donne un signe à quoi tu reconnaîtras si je dis vrai ; dans peu de temps tu ne rêveras plus. Alors, conséquence obscure pour toi et néanmoins fatalement directe tu perdras toute conscience individuelle. Tu deviendras une partie inconsciente, un engrenage de ta machine sociale et, sans sursaut, tu atteindras ton but suprême de cellule indivise d’un organisme rationnel comme les fourmis, comme les abeilles. Et comme elles tu raccourciras et tu durciras. Et tu seras insecte.

Le Ciel : c’est le Géant cosmique dont le chef a trois yeux. Va, au plus loin de toi, va retrouver l’espoir ancien qui sommeille dans les entrailles du dernier féticheur du dernier clan sauvage. Et tu te souviendras que l’homme des sorts lorsque, grand de plusieurs statures humaines, il se tient debout au sommet d’un haut lieu, se sait le Nœud-des-Mondes. Selon la fascination des Influences, il sait que le Soleil est son œil droit, la Lune son œil gauche. Que les cavernes du Grand Espace sont aussi dans son corps. Le Bélier dans sa tête, le Taureau dans son cou, les Gémeaux dans ses bras, le Cancer dans sa poitrine, le Lion dans son cœur, la Vierge dans ses reins, la Balance dans ses entrailles, le Scorpion dans sa queue, le Sagittaire dans ses cuisses, le Capricorne dans ses genoux, le Verseau dans ses jarrets, les Poissons dans ses pieds.

Que chacune des Planètes vit dans les organes de son corps et dans les lignes de ses mains au tranchant Martien à la base lunaire, que ses doigts ont dédié le pouce à Vénus, l’index à Jupiter, le majeur à Saturne, l’annulaire au Soleil et l’auriculaire à Mercure.

Que son Être est le lieu des Esprits innombrables : l’Âme antique du Clan, les Mânes des ancêtres et son Père-Animal, et la Plante-Aïeule et le Père-de-Pierre, et enfin tout entier en petit le Père-Esprit-des-Univers.

Et ce somnambule aux yeux blancs, ce médium à la voix tordue aux forges de gorge, ce pantin aux gestes immenses répercutés aux quatre coins de l’horizon par les anges à face bestiale des points cardinaux, identifiant son nombril d’homme au zénith, ombilic du ciel, lorsqu’il gesticule rituellement, qu’il mime la croix des bras, l’offrande des paumes, le triangle des coudes, le nœud des jambes, le cercle magique, ses gestes vont plus loin que leur ombre portée sur la cendre des plaines, plus haut que les rocs d’air céleste flamboyant, plus bas que le ciel souterrain des abîmes de la terre où des lunes d’ombre gravitent autour du feu du centre, ses gestes commandent aux grands Génies-des-Mondes qu’il évoque.

Car les Images-Premières du Rêve immémorial ont consacré cet être en l’inondant du sang brûlant, du sang rongeur, du vitriol des Mythes véritables nés du chaos originel.

Le Rêve lui a enseigné la grande loi magique et animique de la Participation.

Il sait :

Que Tout est animé, vivant, et voulant, que tout participe de tout, que tout agit et réagit sur tout jusqu’à métamorphose et que l’homme dans le monde est un centre de forces émanant ses pouvoirs magiques et recevant les influx bénéfiques ou maléfiques de tous les êtres et de toutes les choses. Cette loi magique découle de la structure intime des Univers où toutes les créations particulières étant formées à l’image l’une de l’autre se symbolisant et se correspondant, tels le microcosme et le macrocosme, dans cette mesure ont puissance l’une sur l’autre.

Or, voici le fil d’Ariane, voici la voie initiatique, voici la loi du Devenir de l’Esprit :

Souviens-toi donc, homme sinistre, de ton omniscience originelle. Surgis de tes ténèbres intérieures. Je n’instruis pas, j’éveille et nul n’est initié que par lui-même.

Dans l’incréé Principe l’Esprit sommeille prénatal, bercé entre l’être et le non-être parmi les limbes des possibles infinis. Par l’Acte pur natal, il se retire en lui-même pour émaner des êtres limités. La création tout entière correspond à une phase de dégradation de l’énergie par individuations successives jusqu’au plus vaste morcellement des ions magnétiques de l’atome.

La phase inverse est la loi de tout esprit limité dont l’obscur vouloir, à travers le devenir, doit tendre à sortir de soi, à s’universaliser, jusqu’à recouvrer l’intégrité de son unité primordiale. Alors, s’étant énuméré, l’Esprit un et total se réalise dans la plénitude de son être.

Et ces deux phases du Rythme de l’être sont celles de la respiration des poumons, des battements du cœur et des marées de l’Océan, cœur de la terre.

Que chacun se souvienne : la parcelle d’être qui fut dévolue à sa conscience au commencement du monde n’était pas irrémédiablement séparée de l’être universel, de l’Esprit partout présent sous ces symboles différents que nous appelons les aspects de la matière et qui forment le monde extérieur.

Alors sa vie psychique était celle de l’aube de toutes vies, celle de l’enfant, celle du primitif, celle du rêveur aussi, car le sommeil est un retour rythmique au pays d’avant-naître[2].

Mais chez toi, homme d’Occident, depuis ces temps lointains, à cette forme première de l’esprit s’en est peu à peu substituée une autre dont tu t’enorgueillis incroyablement. Peu à peu tu t’es bâti une raison puissamment établie sur les bases du principe d’identité et du principe de contradiction, une logique rationnelle et discursive, une science qui t’a donné sur la nature des pouvoirs positifs et tu crois qu’un progrès indéfini t’entraînera indéfiniment vers des sommets. Hélas, n’as-tu pas prévu qu’indéfiniment encore ces sommets hypothétiques reculeraient devant toi. Certes, peu à peu, tu perfectionneras jusqu’au mécanisme idéal, ton organisme social. Mais ne t’aveugle pas là-dessus. Tourne un peu tes regards à l’intérieur de toi, contemple ton esprit et souviens-toi du tonneau des Danaïdes. Dans ta spéculation, tandis que les hypothèses s’accumulent sans cesse dans une diversité sans fin, tes concepts se vident peu à peu de tout contenu. Tes sciences, tes belles facultés mathématiques jonglent dans la Vanité abstraite, dans la grande vacuité, dans les Ténèbres extérieures, dans les régions de l’éternelle Limite. Tes fantômes d’idées s’éliminent, s’effrangent, s’usent, pâlissent, s’éloignent, se fuient. Pauvres petits ballons, un jour, ils t’éclateront sous le nez et tu te réveilleras avec une loque de baudruche dans les mains. Et pourtant ta société sera devenue parfaite. Et toi tu seras comme une mouche ! Vas maintenant vers ton idéal, inconscient insecte, et crisse des mandibules, si tu veux.

Non, tu préfères un autre sort. Alors détourne-toi, il est grand temps. Voici ton salut : Voici le Sang des Rives.

Ne crains point, ô civilisé aux orteils recroquevillés, ton Sauvage est ton Sauveur, et ton sauvage n’est pas loin, il dort encore au fond de ta conscience[3].

Mais avant de te confier à lui, sers-toi encore une fois de ta chère petite raison pour m’entendre :

Je veux que tu saches cela, pour tuer ton puant orgueil.

Ton esprit d’Occident n’était qu’un moment de l’évolution dialectique du Grand Esprit.

Ô vexation, tu n’étais même que le moment négatif de l’esprit du sauvage et vos contradictions vont s’identifier :

Au Sauvage dont la conscience est indistinctement éparse dans la nature s’oppose l’individu proclamant « je suis Moi » et se repliant sur soi-même pour que, réellement incarné dans sa personnalité, connaissant ses limites et se niant comme tel, puisse naître l’Homme-à-trois-yeux qui, dépassant l’individu, sera, en vérité, la conscience cosmique.

Tel est l’unique sens de l’évolution salvatrice.

Fais donc table rase de la somme de tes connaissances, ô raisonnable, elles ont fait leur temps, — et tourne-toi vers cette nouvelle direction. Aussi bien tu ne seras pas seul. Depuis le temps sans mémoire de l’aube totémique tous les esprits n’ont pas suivi la même voie d’erreur sinistre. Tandis qu’à l’Occident du monde les hommes reniaient leur âme primitive et développaient uniquement les produits de leurs facultés rationnelles, à l’Orient, des races entières, sans négliger cette voie nouvelle n’ont pourtant pas oublié l’autre possibilité et parallèlement ont développé leurs facultés mystiques. Longtemps l’Asie fut le refuge de cette seule vie réelle de l’esprit.

Alors qu’à l’heure présente le déterminisme économique précipite la chute des antiques civilisations de l’Est en tuant leurs traditions pour les réduire à adopter la formule occidentale ou sinon à tomber au rang de matières premières pour leurs colonisateurs-bourreaux il ne demeure plus que quelques individus partout disséminés en dépit des géographies pour vivre et proclamer la loi.

En Orient comme en Occident l’évolution s’est appelée progrès. Mais celui de l’Occident demeura toujours extérieur à l’esprit. Il porta uniquement sur les produits de l’Esprit, ses instruments dans le sens le plus général de ce mot qui va du microscope à toutes les opérations mathématiques. L’Occidental fut aveuglé par l’illusion d’universalité, la fausse antinomie qui oppose le monde objectif au monde subjectif. S’appuyant sur le critérium collectif, il pouvait se fier à la puissance sur la nature que lui donnaient ses découvertes qui elles-mêmes se cantonnèrent dans une zone suffisamment extérieure de l’esprit pour que l’universelle raison puisse y saisir l’évidence d’une objective vérité.

Au contraire toute la vie intérieure de l’esprit, l’univers entier des images subjectives lui apparut à jamais négligeable et irréductible à la connaissance en vertu de ce principe d’Aristote : « Dans la veille nous avons l’univers en commun, dans le rêve chacun a le sien » qui consacra la plus effroyablement absurde des erreurs et condamna toute possibilité de développement spirituel.

L’Orient, au contraire, a toujours proclamé l’identité du monde sensible et du monde subjectif. Ainsi entre un féticheur primitif dans ses rêves les plus obscurs, et un grand mystique d’Orient dans les sommets de sa pensée il n’y a pas différence de nature, mais seulement de degrés et encore dans l’expression seulement, — il est vrai que cette expression par le discours logique réalise la claire conscience de ce dont le nègre est inconscient. C’est que le rôle de la raison discursive doit se borner uniquement à donner à l’Esprit un point de vue sur lui-même en quelque sorte extérieur et ainsi lui offrir le miroir où se refléter exactement et se définir.

L’Orient tout d’abord, de l’antique loi de participation tira la seule authentique méthode de connaissance. Connaître est le reflet de créer. Pour connaître le sujet doit s’identifier à l’objet. L’individu doit tout d’abord projeter sa conscience tout entière dans la chose à connaître, se métamorphoser en elle par fascination puis par retour l’intégrer en soi. Dans ce geste double de l’esprit tient toute la Voie directe, la marche du développement spirituel.

L’initiation de l’esprit humain à sa fin universelle et une s’accomplit selon ce rythme. L’esprit doit tout d’abord faire vivre une idée, en créant une forme. Qu’il imagine cette forme avec une concentration de pensée poussée par un long et subtil entraînement jusqu’à produire l’objectivation de l’image subjective. Alors la forme qu’il a engendrée, vivant d’une existence qui lui est propre s’égale aux autres formes du monde extérieur. De sorte que s’il sait par la démarche inverse intégrer en lui l’image qu’il avait projetée au dehors il pourra également intégrer en lui tout le monde extérieur comme une ombre vaine et noyer dans le même néant toute objectivité et toute subjectivité jusqu’à se saisir en tant que conscience unique de l’Être Un. Il a atteint ainsi le sommet de la connaissance.

De là cette effrayante gymnastique du « Je suis cela » et ces drames éternels que l’initié se crée et se joue à lui-même dans sa propre solitude. De là cette science qui connaît la perfectibilité infinie de la raison concrète et la marche ascendante qui identifie en l’unité de l’être toutes les contradictions. Pour celui qui sait que tout ce qui est sort de l’Esprit doit rentrer en lui, il apparaît soudain dans une illumination terrible, que l’erreur n’est qu’un mot, que tout est vrai de plus de mille façons possibles et que tout ce qui fut une seule fois rêvé existe à l’égal de toutes les existences distinctes, ni plus ni moins illusoire qu’elles.

Celui qui crée des fantômes, les projetant hors de lui, pour, les niant ensuite, nier en même temps toutes les apparences et saisir l’être, saisit ainsi les lois profondes, la structure de l’âme humaine et découvre une nouvelle universalité.

À l’universalité de la raison scientifique, — celle des mathématiques à sa base — peuvent s’opposer une universalité de l’intuition immédiate dans d’autres domaines de l’esprit. Seulement, ce nouvel aspect de l’universel n’est pas saisissable par toutes les consciences humaines, il ne peut être atteint qu’au prix d’un long entraînement et de toute une évolution qui déterminent l’état propre à cette révélation.

D’abord l’universalité des rêves et des mythes. Il est un univers onirique réel et commun à toutes consciences. Il possède ses lois propres et ses drames éternels, ce qui rêve quand on dort se meut dans ce domaine inconnu comme le corps fait dans l’espace quand on veille. Cet univers n’a pas de soleil et chaque objet s’y éclaire de sa lumière propre ; c’est le pays des métamorphoses. Si le sens du rêve atrophié chez les Occidentaux les rend à peu près ignorants de ce pays des merveilles, par contre la conscience primitive y a trouvé ses révélations premières et ses occultes traditions. C’est de là que le Négrito ou l’Australien, le Fuégien ou le Groëlandais tire cette étrange connaissance du mystère : d’où leurs croyances partout identiques quant à tous les aspects de l’invisible du séjour des morts et de la vie des dieux.

Au plan supérieur, c’est l’universalité de l’expérience mystique, ce que voient les Voyants est toujours identique. Ils ont un univers en commun qui ne ce dévoile que sous le signe de l’extase.

Les prophètes et les inspirés de tous les temps et de tous les pays ont toujours proféré la même révélation. Seules, diffèrent les interprétations individuelles déformées par les religions. Mais l’ésotérisme de tous les fondateurs de sectes est identique dans son essence.

Enfin la synthèse dialectique de l’Esprit commencera de naître quand sa faculté rationnelle prendra pour objet la Sphère de la Révélation et en saisira les lois cosmogoniques, métaphysiques, physiques, éthiques et esthétiques qui seront universellement vraies lorsque l’ascèse accomplie aura anéanti le coefficient d’erreur individuelle.

C’est là qu’est la voie du devenir de l’Esprit.

Hélas, les lunettes n’ont jamais engendré de Visions. C’est l’abus des lunettes qui rendra l’Occident aveugle. Lorsqu’il ne rêvera plus un grand souffle passera sur les terres fangeuses de l’Ouest et en balaiera toute conscience. Des fourmis, vous dis-je, il ne demeurera que des fourmis.

Le monde onirique est un système de visions cohérent et universel au même titre que le monde extérieur. De même que le monde extérieur est le lieu des actes du corps et que le choc de résistance de ses images conditionne, façonne, et rend efficaces ces actes, de même l’univers des mythes est le lieu des actes de l’Esprit et ses images sont la seule source de vie de la pensée concrète. Antée de cette terre inconnue, si l’homme perd pied, s’il fuit cette patrie de l’âme, ses concepts se dessèchent, se vident et leurs résidus abstraits se perdent dans la vanité du vide inconsistant.

Les Images premières, les Images intérieures originelles étant universelles engendrent dans tout esprit qui les saisit des projections identiques. Si bien que nos prophètes sont au milieu de nous, et le signe des mythes les dénonce. L’âme primitive n’est pas morte encore en Occident puisque demeure la sanglante nourriture des rêves. Effroyablement réprimés depuis des siècles, asservis par les religions qui cherchent à détourner leurs furieux élans au profit du plus dégoûtant des organismes sociaux, les rêves se vengeront sur l’agonie des cultes.

L’angoisse des phantasmes inexprimés monte et fuse et crache au ciel de l’être. Elle stigmatise ses élus. Ceux dont la conscience est le lieu du fait lyrique. L’humour funèbre et sinistre du mot « poète » incroyablement prostitué n’empêche pas quelques-uns par siècle de porter au-dessus de la collectivité qu’ils insultent le sacerdoce viatique de l’esprit. L’inspiration poétique, — exactement créatrice —, est la forme occidentale de la Voyance. Le poète, ainsi défini au plus loin de son habituelle acception, est le faible mais authentique reflet du féticheur nègre et du mage oriental. Les sens de l’animisme, de la participation, de la magie et des métamorphoses décrivent en la limitant la démarche poétique. Le milieu social du poète le caractérise douloureusement par l’antinomie d’un esprit en tous points conforme à la mentalité primitive mais dont le sens de l’invisible[4] est, hélas, héréditairement atrophié. Le caractère propre à l’inspiration comme à l’émotion poétiques — aspects actif et passif du même phénomène — est celui de la paramnésie. Tout Occidental bouleversé par la révélation du rêve est irrévocablement voué au désespoir, au supplice sans nom de l’image entrevue à la lueur d’un éclair, perpétuellement fuyante juste en deçà, ou au-delà du champ de l’attention. Et pourtant cette image est immédiatement reconnue "[5]: car elle appelle le déchirant souvenir d’une partie de soi-même perdue depuis des millénaires. Notre conscience, par rapport au plan des mythes est toujours dans un état qui correspond à ce qu’est le sommeil par rapport au monde extérieur. Il ne nous arrive que des lueurs lointaines, déformées, aussitôt éteintes que nées. Quand Rimbaud écrit « Nous ne sommes pas au monde » et « Mais je m’aperçois que mon esprit dort, s’il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant » il pense à cette surhumaine tentative de lucidité. La conscience de l’homme est un faisceau d’états. À l’état morne, tout végète si bien dans les grasses ténèbres, les habitudes nourricières, les ornières de la routine pensante ! Mais la torture, mais la chape de plomb d’angoisse, à l’état dévorateur quand l’esprit est à l’intérieur du four-à-chaux, à la chaleur du four-à-chaux, qu’il fait blanc, qu’il fait très blanc et que c’est tout ! Pendant quel fragment de seconde l’esprit peut-il supporter sans être dévoré la température-fusion-des-contradictoires ?

C’est que le sens de l’invisible, abandonné depuis des siècles chez l’Occidental a presque totalement disparu, et que, pour renaître, il lui faudrait consacrer la durée de plusieurs vies humaines à l’affolante gymnastique d’éveil spirituel propre à l’Orient et seule garante du devenir de l’Esprit. Il n’empêche que les lueurs de nos voyants suffisent à indiquer la seule voie qui pourrait sauver l’humanité de son abjection sans bornes.

La Voyance, c’est la métaphysique expérimentale[6]. Toute vision ouvre une fenêtre de la conscience sur un univers où vivent les Images qui sont, en réalité, des formes de l’esprit, les concepts concrets, les symboles derniers de la réalité. La voyance est la dernière étape avant la lumière incréée de l’Être total, avant l’Omniscience immédiate. De sorte que le fait lyrique doit se suffire à lui-même. Un poète ne peut croire qu’en la « poésie » qui est un nom du Monde du Mystère. Il ne peut penser qu’en la « poésie » qui est un nom du Monde du Mystère. Il ne peut penser que la transcription intellectuelle de ses visions. Car la révélation est une et la dictature de l’esprit engendre sa justice suprême. Nul ne peut être voyant et adepte d’une religion ou d’un système quelconque de pensée sans trahir sa vision.

Et le devenir de l’Esprit détermine la seule liberté humaine : ayant saisi ce devenir, s’incarner en lui et hâter ses voies.

La Raison d’Occident n’est qu’un moment dialectique. L’heure est venue de le dépasser.

Aussi « Poésie » devant tous les concepts de cette raison a nom « subversion totale » et devant toutes ses institutions « Révolution ».

Quand notre monde présent s’allumera comme une torche, dans l’éclat de rire de la grande fusée « Destruction universelle », il ressuscitera le Secret perdu dans Atlantis.

  1. Fragment ébauché d’un volume à paraître dont le titre est : « Terreur sur Terre » ou « La vision par l’épiphyse ».
  2. Freud écrit, par exemple, à propos de la conscience de rêve : « Le lien causal peut être supprimé », ce qui est le propre de la pensée prélogique. « Toute transformation immédiate d’une chose en une autre représente dans le rêve, croyons-nous, la relation de cause à effet » et : « Les représentations contradictoires s’expriment presque toujours dans le rêve par un seul et même élément. Il semble que le “ non ” y soit inconnu. L’opposition entre deux idées, leur antagonisme s’exprime dans le rêve de cette façon : un autre élément s’y transforme après coup en son contraire. » (Opus : Le Rêve et ton interprétation.) Ceci décrit exactement l’esprit de participation du primitif, sa dialectique inconsciente et concrète par métamorphoses. Freud rappelle encore que, dans beaucoup de dialectes primitifs, le même mot signifie à la fois « faible » et « fort », « dehors » et « dedans », etc.
  3. Autrement dit, en s’en référant aux travaux de Lévy-Bruhl, il suffit d’admettre qu’il existe bien, comme il les départage, une mentalité prélogique et mystique différente de la mentalité logique rationnelle et discursive, mais la première n’est pas l’apanage exclusif des sauvages, non plus que la seconde des civilisés, car l’esprit est un et ces deux modalités de son fonctionnement se retrouvent dans chaque conscience humaine. Tout au plus, l’une est-elle parfois atrophiée aux dépens de l’autre.
    Est-il nécessaire de rappeler, à l’appui de cette thèse, que notre Pasteur national, ignoble type de savant logique, pour comble était chrétien et comme tel croyait au dogme de la transsusbstantiation, par exemple, qui est bien prélogique et mystique.
  4. Sens dont l’organe est l’épiphyse ou glande pinéale qui fut et sera le troisième œil (Cf. « Terreur sur Terre » ou « La Vision par l’Épiphyse »).
  5. Cf. Nerval, Aurélia : « Quoi qu’il en soit, je crois que l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai dans ce monde ou dans les autres et je ne pouvais douter de ce que j’avais vu si distinctement. »
  6. Quel obscurcissement de la pensée a-t-il empêché l’homme de tenir compte de l’identité et de l’universalité des témoignages mystiques des Visions prophétiques de Blake, de l’Aurélia de Nerval, des dialogues de Poe, des Illuminations de Rimbaud ?
    La métaphysique expérimentale n’a-t-elle pas été pressentie par la tradition philosophique de Pythagore, d’Héraclite, de Platon, de Plotin, des Gnostiques, d’Apollonius de Thyanes, de Denis l’Aréopagite, de Giordano Bruno et même de Spinoza et même de Hegel pour qui l’aboutissement de la dialectique est le concept concret ?