L’Idéal au village/5

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 84-115).

V

Le manoir des Grolles[1] était autrefois la résidence des marquis de Pontvigail. Le chef de cette famille, en 89, avait été du nombre des gentilshommes qui avaient accepté la Révolution et l’avaient servie. Plus tard, devenu suspect, et ne voyant, pour sauver sa vie et ses biens, d’autre moyen que d’outrer sa démocratie, il chaussa des sabots, prit un nom romain, tutoya tout le monde, et éleva ses fils en paysans.

Soldats de l’Empire, ceux-ci tour à tour engraissèrent les champs de bataille, sauf le dernier, que le veuvage de sa mère, à grand’peine, sauva en 1815. Ce jeune homme, bercé par le récit des terreurs et des chagrins de ses parents, élevé à la campagne sans autres leçons que celles d’un curé de village, estima que la sagesse devait consister à cultiver paisiblement ses terres, sans se mêler de politique.

Toute son ambition et tout son orgueil se concentrèrent dans l’amour exclusif de la propriété ; sans souci des traditions et de ses ancêtres, il arrondit ses domaines en épousant la fille d’un riche paysan, propriétaire des Saulées. Ce fut après la mort de sa femme que M. de Pontvigail alla s’installer dans cet héritage, dont elle lui avait laissé la jouissance, et qui, par suite d’une mauvaise administration, réclamait la présence du maître.

Bâti au sommet des coteaux, entre champs et bois, à distance à peu près égale des Maurières et des Saulées, le manoir des Grolles, comme tant d’autres, témoigne du peu d’exigence des gentilshommes d’autrefois en fait d’habitation. C’est un parallélogramme revêtu d’un vaste toit renflé à la base et se terminant en pointe avec de hautes cheminées. La porte ogivale, la façade ornée de croisées de pierre, à vieux vitraux, charmèrent au premier abord la fantaisie de Lucien et de Cécile. Mais l’intérieur produisit sur eux une impression différente.

Le rez-de-chaussée n’offrait, outre les pièces habitées par le fermier, qu’un vieux salon, une chambre qui pouvait servir de cuisine et un dédale de coins et de recoins sombres, largement pourvus d’araignées et de chauves-souris. En face de la porte d’entrée principale, l’escalier de pierre, à larges marches et à deux volées, conduisait à des chambres poussiéreuses et nues, aux cheminées immenses, aux grandes fenêtres et aux plafonds en solives, d’où les toiles d’araignée pendaient en haillons.

À l’aspect d’un pareil intérieur, la jeune Parisienne jeta sur son frère un regard désespéré, en faisant de la tête un geste qui disait : « impossible ! » Ils n’avaient pas voulu révéler le but de leur visite, et, déclinant leur qualité de parents de M. Darbault, tout en mettant une pièce d’argent dans la main de la fermière, ils l’avaient priée de leur montrer le château.

Cette femme avait consenti, mais se tenait là, près d’eux, et les observait avec cette curiosité soupçonneuse qu’éprouve toujours le paysan vis-à-vis de l’étranger. Lucien attira sa sœur vers la fenêtre et lui dit tout bas :

« Si nous ne trouvons pas mieux ?

— N’y a-t-il pas d’autre pays que Loubans ? répliqua-t-elle en le regardant.

Il rougit :

« Sans doute ; mais puisque nous sommes ici…

— Ah ! Lucien ! » lui dit-elle d’un ton de doux reproche.

Il l’interrompit en montrant le paysage :

Au-dessus des bâtiments de la ferme, par une trouée des bois, la vue s’étendait sur un horizon de sept à huit lieues, tout bleuâtre aux derniers plans, et qu’animaient à l’entour les troupeaux épars dans les pâturages, les fermes, les champs traversés par la voie ferrée, où l’on voyait, en ce moment, s’allonger en courant un blanc panache de fumée, aux ondes sans cesse renaissantes qui s’épandaient et s’évanouissaient dans l’atmosphère. Plus près encore, les bois qui garnissaient les coteaux rougissaient sous le soleil, et, dans le vallon de l’Ysette, marqué par une ligne d’un vert éclatant, se balançaient au vent les têtes alignées des peupliers.

« C’est ravissant ! » dit Cécile, qui en face de ce spectacle oublia pour un instant la chambre où ils se trouvaient. Mais, y rentrant bientôt par un coup d’œil : « Nous ne pouvons cependant loger dehors, reprit-elle.

— Partout nous trouverons des réparations à faire, dit Lucien, et en posant ici des papiers et des rideaux, tu verras que ce sera malgré tout habitable.

— Vous voudriez comme ça vous loger ici ? demanda la fermière.

— Peut-être ; nous verrons.

— Dame ! c’est à M. de Pontvigail, c’est bien vrai ; mais ça nous sert grandement au temps du maïs et des châtaignes, et il ne nous a point prévenus qu’il voulait louer. »

Quand ils se retirèrent, elle les escorta, murmurante, inquiète :

« Vous connaissez M. de Pontvigail ? leur demanda-t-elle.

— Non, son fils quelque peu.

— Louis, c’est mon frère de lait. Il vient souvent nous voir. C’est ici qu’il est né et que sa pauvre défunte mère a rendu l’âme. Ah ! vous le connaissez ?

— Très-peu, je vous l’ai dit. Nous l’avons seulement rencontré, et M. de Pontvigail n’est pas très-liant.

— Dame ! c’est pas son humeur. Mais il est bon et pas fier ; il boit et mange avec nous. Il a comme ça des lubies, mais c’est son chagrin qui en est la cause.

— Est-ce bien loin d’ici, les Saulées ? demanda Lucien.

— Non ; vous n’avez qu’à descendre le coteau et suivre en bas le chemin à gauche jusqu’au petit pont. C’est après. »

Elle les conduisit à l’entrée d’un sentier sous bois qui descendait au bord de l’Ysette, et offrait çà et là des échappées délicieuses sur le vallon et sur le coteau voisin. Dans ce bois, d’essences mêlées, dominait le hêtre, un des végétaux de nos contrées où la vie circule avec le plus de force et d’éclat. Jonché des faînes de l’année précédente, le sentier craquait sous les pas.

Cécile, jetée tout à coup au milieu des magnificences que déploie la nature dans sa liberté, se livrait à des ébahissements d’enfant, à des joies charmantes. Elle caressait les feuilles du regard, parlait aux oiseaux, répondait par de petits cris, bientôt suivis de frais éclats de rire, au tressaillement du lézard dans les cépées, au brusque vol du merle effarouché, et çà et là cueillait, en s’agenouillant devant elle, ces frêles petites fleurs des bois qui, plus que toutes les autres, nous rendent la délicatesse et la grâce visibles.

Elle marchait la première, et Lucien la suivait, rêveur. Lui aussi ressentait le charme de cette belle nature, mais n’en jouissait pas comme sa sœur. L’ambition de l’artiste le troublait, et il était presque jaloux de cette immense et suprême beauté, qu’il sentait bien ne pouvoir reproduire.

Au sortir du bois, ils tombèrent sur un chemin silencieux, plein d’herbes fines et de mousse, qui longeait le bas du coteau et les détours de l’Ysette, Cécile, appuyée au bras de son frère, disait :

« Comme tout est simple et grand dans cette belle nature ; il n’y a point ici de petites passions.

— Et ces caqueteurs ? dit-il ; car auprès d’eux le merle sifflait et des passereaux chantaient.

— Au moins, ils n’ont pas de vanité, je pense. Mon ami, logeons-nous où tu voudras ; mais je me refuse à être plus longtemps la compagne d’Agathe. Il n’y a rien dans cette chère cousine, pas un acte, pas une parole, pas une qualité, pas un défaut, qui n’aient pour but de la rendre intéressante.

— Mais elle compte bien surtout sur ses défauts pour cela, reprit Lucien. Que veux-tu, il y a des siècles que les poëtes chantent aux femmes que leur grâce est inséparable de leur faiblesse. Il fallait donc à Agathe des faiblesses, et elle en a.

— Il suffit de vivre avec elle pour comprendre le vide d’une existence qui n’a d’autre objet que l’étude du piano et l’entretien d’une toilette de femme.

— Eh ma chère ! que diable ! il y a de l’idéal dans l’humanité. La femme, un ange, une poésie, une fleur, l’ignorance, la candeur ! que sais-je ? Cela peut-il avoir autre chose à faire que de s’offrir à l’admiration publique, dans le but de conquérir une admiration particulière ? Qui est-ce qui leur parle d’autre chose ? Le bon Dieu tout seul, qui s’est permis de les faire laides, au moins la plupart, apparemment pour leur inspirer l’idée qu’elles pourraient être utiles et sérieuses avec avantage. Mais il n’y a pas réussi ; le pli est pris ; tout père qui a tant soit peu fait sa rhétorique ne peut faillir à l’obligation d’avoir produit une élève des Grâces, et son premier devoir est de faire apprendre à sa fille le piano, fût-elle comme Agathe, insensible à la mélodie et à la mesure. Dame ! il faut être logique : l’oisiveté du corps et de l’esprit complète si bien une dot de dix mille francs ! Vois-tu, depuis que la mort de notre père m’a désappris le métier d’enfant, je regarde les choses et je deviens sérieux. Les filles bien élevées sont des créations stupides. Je n’en connais qu’une seule, dit-il en l’embrassant, une seule qui ait du cœur et de la raison ; il est vrai qu’on lui a permis d’en avoir.

— Penses-tu, dit Cécile, devinant que ce dénigrement d’une classe de jeunes filles tournait secrètement à l’apologie d’une autre, penses-tu que le même esprit ne règne pas partout, et que les filles du peuple, à l’exemple des autres, n’aient pas leurs prétentions et leur frivolité ?

— Moins, beaucoup moins ; elles ont plus de naturel, et leurs défauts même peuvent être adorables, parce qu’ils sont naïfs. En outre, l’habitude du travail, l’obligation de compter sur elles-mêmes, les fortifient ; elles ont, je le veux bien, quelque frivolité apparente, due à leur âge et à leur éducation ; mais ces femmes-là seront des épouses sérieuses, des mères dévouées ; elles n’exigeront pas de plaisirs coûteux, n’accueilleront point de rêves coupables ; elles rempliront simplement et honnêtement les devoirs auxquels elles ont été habituées depuis l’enfance.

— Le sujet te passionne au point que nous dépassons notre but, dit malignement Cécile en montrant le pont que, suivant les indications de la fermière, ils devaient franchir.

— Il me semble, répliqua Lucien avec un peu d’impatience, que l’on peut avoir des distractions en causant. Cependant, il ne ferait pas bon d’en avoir ici, » poursuivit-il en s’arrêtant et en retenant sa sœur.

Le petit pont semblait en effet d’une vétusté inquiétante. Il se composait seulement de deux ou trois poutres, jetées d’un bord à l’autre sur deux piles de maçonnerie et recouvertes de madriers. Mais ces madriers, d’ailleurs peu épais, tombaient en pourriture et laissaient à nu sur les poutres les clous qui les avaient autrefois fixés. On avait remarqué le peu de sécurité de ce passage, car le long d’un des rustiques garde-fous qui le bordaient, on avait jeté quelques planches. Lucien haussa les épaules :

« Voilà qui devrait occuper la sollicitude d’un maire, dit-il, si notre oncle n’avait les yeux éblouis par l’éclat de la confiance que lui accorde le gouvernement. Je commence à croire que trop regarder au-dessus de soi est la maladie du siècle. Heureusement, il n’y a pas de quoi se noyer, ajouta-t-il en jetant les yeux sur l’Ysette, qui coulait en cet endroit sur un lit de sable et de fins cailloux, et n’avait pas plus de deux ou trois pieds de profondeur mais, à en juger par l’entrée de ses domaines, il faut reconnaître que ce vieux de Pontvigail doit être un Harpagon de première force il va essayer de nous plumer vifs. »

Quelques pas plus loin, poussant une barrière à demi fermée, ils pénétrèrent dans une prairie au fond de laquelle on apercevait la maison, basse, mélancolique, et masquée à demi par un large saule pleureur. Vue de ce point resserré entre les coteaux, au milieu de cette prairie bordée de grands peupliers et entrecoupée de saules et d’oseraies, cette maison semblait une tombe, et Cécile, en la voyant, se prit à penser aux longs ennuis que ce lieu devait nourrir dans l’âme de Louis de Pontvigail. À mesure qu’ils approchaient, cependant, les coteaux s’écartaient et s’abaissaient, et de l’autre côté de la ferme on apercevait des champs et des prés.

Lucien et sa sœur étaient arrivés près du bassin d’eau verte et dormante qu’ombrageait le saule, quand un dogue s’élança tout à coup sur eux avec une telle furie que Lucien, dépourvu de toute arme défensive, et craignant pour sa sœur, appela de la ferme à voix haute. On vit alors paraître sur le seuil une grande femme à l’air bourru, aux cheveux mal peignés, dont la coiffe, posée de travers, surmontait un front ridé, et qui, avant de rappeler le chien, considéra froidement les deux étrangers.

« Fidèle ! » cria-t-elle enfin, et le chien retourna dans sa niche en rampant.

« Que voulez-vous ? demanda-t-elle ensuite d’un ton maussade.

— Nous désirons parler à M. de Pontvigail, » dit Lucien.

De nouveau elle les regarda, et sans répondre un mot rentra dans la maison. Les deux jeunes gens attendirent un moment, puis, voyant que nul ne venait à leur rencontre, ils se décidèrent à franchir le seuil.

Ils se trouvaient dans une grande pièce, meublée comme une cuisine de campagne. Dans la cheminée, large et profonde, le feu flambait sous une marmite, et la grande femme à la coiffe de travers était là debout, une cuiller à la main, parlant à un vieillard assis dans un antique fauteuil en tapisserie. Bien qu’on fût au mois d’août, ce fauteuil ne pouvait sans doute avoir d’autre place que le coin du feu, et le vieillard ne pouvait sans doute avoir d’autre place que ce fauteuil. L’habitude a de ces ténacités.

« M. de Pontvigail ? demanda Lucien. »

— C’est moi, dit le vieillard, » sans se déranger d’abord. Mais, apercevant Cécile, il se leva et porta la main à son chapeau.

C’était un homme de plus de soixante ans, grand et maigre, vêtu d’une houppelande brune, sale et usée, et coiffé d’un vieux feutre. Il avait l’air énergique et dur, le regard perçant.

« Gothon ! cria-t-il, vite des chaises à mademoiselle et à monsieur. »

Gothon obéit d’un ton de mauvaise humeur, et Lucien se hâta d’expliquer l’objet de sa visite.

« Vous voulez louer les Grolles ? dit M. de Pontvigail. Dame ! je ne sais pas, moi ; cela ne se fait guère dans notre pays. Quand on veut habiter la campagne, j’entends des gens comme vous, on achète plutôt. »

Il les fixait en même temps, comme s’il eût essayé de deviner à leur physionomie quelle pouvait être leur capacité financière.

« Nous préférons louer, répondit Lucien.

— Après tout, ça ne me regarde pas. Mais alors vous y mettriez des meubles ? Moi je n’en ai pas. N’est-ce pas, Gothon ? nous n’avons pas de meubles assez beaux pour cette jolie demoiselle.

— Nous ferons venir nos meubles, dit Cécile, et notre intention serait aussi de faire poser des papiers.

— Des papiers !… des papiers !… s’écria M. de Pontvigail. Voilà bien la jeunesse et les gens de Paris ! Entends-tu, Gothon ? Ils veulent faire poser des papiers sur des murailles qui ne leur appartiennent pas. Et qu’est-ce que vous en feriez ensuite de vos papiers ? Vous voudriez sans doute les emporter, et vous me laisseriez mes murailles tachées »

Cécile ne put réprimer complètement une envie de rire, dont l’impression passa sur son fin visage comme un souffle de vent sur l’eau.

« Ah ! vous riez, ma belle demoiselle ? Mais, ça m’obligerait à blanchir ensuite, moi. Il n’y a pas de petites dépenses. Vous ne savez pas toutes celles que j’ai eu à supporter, car il n’y a rien si coûteux que d’être riche. Tout le monde tombe sur vous alors, et, depuis le mendiant jusqu’aux gens du gouvernement, on ne songe qu’à vous dévorer. Eh ! la, la, la ! Enfin, on pourrait mettre sur l’acte que vous laisserez les papiers ; voyez si ça vous convient. »

Ce point ayant été concédé sans difficulté, on passa à la discussion du prix, à laquelle Gothon se mêla, avec non moins d’âpreté que son maître.

« Vous devez avoir les Grolles pour deux cents francs tout au plus, » avait dit M. Darbault.

M. de Pontvigail en demandait cinq. Pendant ce débat, malgré son dégoût et son impatience, Lucien s’émerveilla de la diplomatie du bonhomme, qui, pour paraître ne point tenir à louer les Grolles, alla jusqu’à évoquer, d’un ton larmoyant, le souvenir de « sa pauvre femme décédée en cette demeure. » Mais ici la finesse de l’artiste vainquit les ruses grossières de l’avare. Lucien se leva :

« Je comprends, monsieur ; notre présence en ce lieu vous paraîtrait une profanation ; je n’insiste plus.

— Pardon ! mais attendez, mon cher monsieur, s’écria le vieillard vivement ; ce n’est pas cela. Je veux dire que ce cher et précieux souvenir m’empêcherait de louer à d’autres qu’à des gens comme il faut, des gens tels que vous, — et à moins d’un prix convenable, » ajouta-t-il naïvement.

En fin de compte, le prix de location des pièces inoccupées aux Grolles fut fixé à trois cents francs l’an, sous condition expresse de la caution de M. Darbault. Lucien et Cécile durent ensuite accepter un petit verre de cassis, suivant l’habitude traditionnelle de la campagne, quand un marché vient d’être conclu, et le vieux Pontvigail, satisfait de cette aubaine inattendue, causa longuement.

« Il avait bien des peines, car tout allait mal : les récoltes, qui ne rendaient pas assez pour la peine qu’il y fallait prendre ; le prix des salaires, qui s’élevait à mesure que croissait la fainéantise des domestiques et des journaliers ; puis encore, les ravages des maraudeurs ; tel accident, et son fils enfin !… N’était-ce pas un bel héritier de toutes ses sueurs ? Lui qui aurait dû être le bras droit de son père, surveiller le travail, mener le bétail aux foires, chercher l’occasion et les bons marchés, au lieu de cela que faisait-il ?

« Rien que de se renfermer dans sa chambre, ou d’errer comme un vagabond, sans même vouloir apporter une seule pièce au garde-manger. N’était-il pas allé, en 1848, jusqu’à tramer la ruine de son père avec un tas de coquins auxquels il prêchait le mal et le bouleversement de tout ? Hélas ! quand le maître n’y serait plus, que deviendrait la maison ? »

Ne voulant point ratifier cet acte d’accusation du fils par le père, Lucien répondit par des maximes tolérantes ; mais le vieillard n’en devint que plus acerbe dans ses récriminations, qui indignèrent à la fin Cécile :

« Monsieur, dit-elle assez vivement, j’ai rencontré votre votre fils hier ; il m’a paru malade et malheureux. »

Elle s’était levée en même temps ; ils prirent congé.

« Eh ! eh ! dit le vieillard en les reconduisant à la porte, il n’est pas, je le vois, si malade, ni si malheureux, puisqu’il jouit du privilège que je n’ai plus, moi, d’intéresser les jeunes et belles demoiselles. » — « Un joli bijou que cette Parisienne, Gothon ! ajouta-t-il, tandis que les deux jeunes gens s’éloignaient, en revenant se placer dans son fauteuil.

— Je ne l’ai pas regardée, répondit Gothon d’un ton bourru. Je ne m’occupe pas tant des belles filles, moi, et vous feriez mieux de faire de même.

— Eh ! eh ! vas-tu me chercher querelle pour celle-là ? Ce n’est pas la peine.

— Non, pas pour celle-là ; mais je sais ce que je veux dire, et que, si vous continuez à ennuyer la Mariette, elle s’en ira, puisqu’elle me l’a dit. »

Pour toute réponse, le vieillard se mit à rire et Gothon poursuivit sur le même ton :

« Vous ne pourriez donc pas me laisser une bonne chambrière quand il m’en tombe une par hasard ? Mais vous ne songez guère à ma peine, quand tout roule sur moi, avec vos drôlesses et vos fainéantes. À l’âge où vous voilà, ne devriez-vous pas avoir honte ? Et croyez-vous que ma nièce verra tout ça de bon œil quand elle sera devenue votre belle-fille ?

— Oui, oui, dit M. de Pontvigail en ricanant, je lui conseille de faire la renchérie pour un pareil mariage.

— Un pareil mariage ! il y en a d’autres que celui-là, et s’il manque elle ne sera pas en peine ; le blondin qui sort d’ici, je le sais, lui fait la cour. Dame ! votre fils ne lui ressemble guère, à ce monsieur-là. Eh bien ! rappelez-vous que si votre Louis n’épouse pas Rose, vous ne le marierez jamais. C’est la seule qu’il ait consenti à voir, vous le savez bien ; aussi, ce mariage-là manqué, vous pouvez renoncer à être grand-père et vous attendre à ce que votre fils dissipera tout après vous. »

Cette menace parut affecter péniblement le vieillard, et il recommença à se plaindre de son fils, jurant qu’il le forcerait à se marier, ou qu’il se choisirait plutôt d’autres héritiers, tandis que Gothon allait et venait dans la cuisine, tantôt jetant dans le feu quelques sarments, tantôt attisant la colère de son maître par quelque parole.

Aussitôt le bail conclu, Lucien était parti pour Paris afin d’en rapporter les meubles nécessaires, et Cécile ne s’occupa plus que de trouver une bonne convenable. Mais déjà Mme Arsène s’était emparée de cette recherche avec un zèle extraordinaire, et il ne se passait pas de jour qu’elle ne vînt une fois ou deux chez Mme Darbault apporter les indications recueillies sur telle ou telle.

Malheureusement, il y avait là, comme en toute chose de ce monde, l’ombre et la lumière, le pour et le contre, des si et des mais. Chacun sait bien que la recherche d’une bonne est, en d’autres termes, la recherche de la perfection, et que, s’il faut souvent se contenter à moins, on ne désire pas autre chose.

Mme Arsène eût presque voulu davantage, tant elle avait à cœur de rendre service à Cécile et à son frère, pour lesquels elle professait une admiration enthousiaste, une affection décidée. Aussi, chaque aspirante était-elle examinée si soigneusement qu’on découvrait toujours en elle quelque défaut, par quoi toutes ses bonnes qualités étaient effacées, de sorte qu’à la fin tous les débats aboutissaient à cette conclusion, que la perfection n’est pas de ce monde ; conclusion peu neuve mais qui n’en est pas moins triste quand il est nécessaire de choisir.

Choisir sans l’illusion du bien et du beau n’est autre chose que se résigner, et Mme Arsène n’y consentait pas.

« C’est si délicat, répétait-elle, et je vois si bien ce qu’il vous faudrait : une personne tranquille, sage, polie, soigneuse, bonne cuisinière, ayant des sentiments distingués, appréciant mademoiselle et se faisant un bonheur de la servir.

— Mais, madame Arsène, dit enfin Mme Darbault, pourquoi ne serait-ce pas vous ? Je sais que vous n’avez pas l’habitude du service ; mais ma nièce est une personne raisonnable et qui aura pour vous des égards ; vous êtes veuve, sans enfants ; vous avez de la peine à vivre ; là vous seriez défrayée de tout, sans compter le gage, et ma nièce aurait avec vous toute sécurité. »

Mme Arsène baissa modestement les yeux.

« J’y avais presque pensé, madame. Ce serait un véritable bonheur pour moi de servir mademoiselle, et j’ose assurer qu’elle serait satisfaite de l’élévation de mes sentiments ; mais quoique la fortune m’ait réduite à une humble condition, l’éducation que j’ai reçue me rendrait incapable de certains travaux, que monsieur et mademoiselle ont le droit d’exiger de leurs serviteurs… »

Sommée d’expliquer ses réserves, Mme Arsène avoua qu’elle ne pourrait ni laver, ni repasser, ni porter des fardeaux, ni faire de longues courses, et que, pour tout dire, elle regardait comme au-dessus de ses forces et au-dessous de sa dignité tout travail pénible. Cécile toutefois, poussée par sa tante qui regardait Mme Arsène comme un trésor domestique, accepta ces conditions.

Autour de ce sujet il y eut encore bien des paroles échangées que nous ne compterons pas. Mme Arsène, avec la délicatesse qu’elle possédait, fit comprendre toute la valeur du sacrifice que faisait une personne comme elle en se décidant à entrer en service. En définitive, cependant, à la grande satisfaction de toutes les parties, elle fut engagée comme bonne par Cécile au prix, exorbitant pour le pays, de vingt francs par mois.

Mme Arsène savait qu’on donnait bien plus à Paris, mais elle était trop consciencieuse pour exiger autant à Loubans que dans la capitale ; son vrai mobile d’ailleurs était le vif penchant qui l’entraînait vers Mlle Cécile. Celle-ci la trouvait bien un peu prétentieuse ; mais à cela Mme Darbault répondait que Mme Arsène était pour sa position une femme distinguée et qui avait beaucoup lu.

« En vérité ! dit Cécile ; quelle était donc sa condition autrefois ?

— Elle était établie ; ils tenaient boutique. Son mari était un maître tailleur qui a fait de mauvaises affaires, et Mme Arsène est obligée maintenant de vivre de sa couture et d’une petite rente de deux cents francs.

— J’aurais pensé, dit Mlle Marlotte en riant, qu’elle était fille ou sœur de quelque général.

— Mais il y a bien quelqu’un de remarquable dans sa famille, n’est-ce pas, Agathe ? Cet oncle dont elle parle tant.

— Oui, maman ; il était valet de chambre d’un prince d’Allemagne.

— Riez si vous voulez, reprit Mme Darbault en s’adressant à Cécile ; mais, du moins, vous êtes bien pourvue. Avec Mme Arsène, votre ménage sera parfaitement tenu et vous n’aurez qu’à fermer les yeux. »

Ce point réglé, il ne fut plus question dans les conversations de la famille que de l’aménagement des Grolles. Agathe et Lilia, à qui les environs de Loubans n’étaient pas moins inconnus que ceux de Paris, désiraient vivement visiter la future habitation de leurs cousins. Mais pour ce trajet il fallait prendre la voiture, et il se trouva que M. Darbault en eut besoin tous les jours.

Poussées par les railleries de Cécile, dont le pied parisien les défiait, Mme Delfons et Agathe se décidèrent enfin à se rendre aux Grolles à pied. Elles partirent donc toutes les trois, accompagnées de Jeanne. Lucien n’était pas encore de retour, et Marius était à la pêche.

On avait emmené la petite fille, sur les instances de Cécile, qui souffrait de la voir presque entièrement livrée aux soins de sa bonne ; car, tout en professant une vive adoration pour sa fille, Lilia, toujours absorbée dans la lecture des romans, ou peu soucieuse de prendre les peines qu’occasionne toujours un enfant, s’en débarrassait volontiers.

Depuis quelques jours, il faisait une chaleur extrême, étouffante, et ce ne fut pas sans raison qu’Agathe se plaignit cette fois, bien qu’on pût l’accuser de quelque exagération dans les termes, quand elle émit la crainte de mourir suffoquée. Au sortir de Loubans, dont il fallait suivre la rue principale dans toute sa longueur, on fit halte quelque temps sous un chêne épais, puis on se remit en marche.

Cécile, donnant la main à la petite Jeanne, allait en avant. Elle était vêtue d’une robe de toile presque blanche et largement échancrée, sa taille flexible était à peine soutenue par un corset d’enfant ; elle avait pris pour cette course des bottines larges, en coutil gris, et s’abritait le visage sous les ailes d’un large chapeau de paille blanche.

Quant aux deux habitantes de Loubans, elles étaient loin d’un tel sans-façon, pardonnable tout au plus à une Parisienne. Elles en étaient même choquées, tout au moins Agathe ; et si, plus aventureuse, Lilia secrètement admirait sa cousine et l’eût imitée volontiers, elle n’en avait pas moins éprouvé quelque honte à traverser la grande rue de la ville avec Cécile, sous les yeux effarés, courroucés même, des dames de la société.

Les deux sœurs portaient des chapeaux tout autrement convenables, des petits chapeaux bourrés de rubans, qui ne couvraient en rien le visage, mais qui en revanche concentraient la chaleur autour des oreilles et du menton. Elles avaient mis des mantelets de soie noire, propres à attirer les rayons du soleil, et braquaient chacune, du côté de l’astre, une ombrelle microscopique.

Agathe, en outre, subissait comme à l’ordinaire la torture du brodequin, et tandis que Cécile marchait devant elles en secondant les bonds enfantins de la petite Jeanne, elles se traînaient à côté l’une de l’autre d’un air piteux et souffrant, qui donnait à comprendre combien les excursions champêtres devaient avoir pour elles peu de charme. Cependant, une secrète satisfaction de soi, qui n’abandonne jamais les mauvaises causes, relevait quelque peu leur esprit abattu, et se marqua bientôt par cette phrase d’Agathe, accompagnée d’un sourire ironique.

« Te serais-tu imaginé une Parisienne comme cela ? Et moi qui supposais qu’elle allait éblouir le pays de ses toilettes.

— Non, répondit Lilia, je me la figurais tout autrement. Après tout, c’est peut-être le genre à Paris d’être excentrique. Mais cela m’ennuie, je l’avoue, à cause du monde. As-tu vu l’air de Mme Coquendron ?

— Je n’ai pas même osé regarder de son côté ; j’avais bien assez de la mine des demoiselles Mativat, qui étaient à leur fenêtre et qui se sont toutes regardées. Je l’avais dit pourtant à Cécile : « Ma chère, ce chapeau-là est bon pour le jardin, mais non pour traverser la ville. » Elle s’est mise à rire et m’a répondu : « On croira que c’est la mode ; et d’ailleurs je vais être une habitante des bois. »

— Lui as-tu parlé de nouveau de faire des visites ?

— Oh ! plusieurs fois déjà, et ma mère aussi ; mais elle refuse nettement. Ces dames nous en voudront et vont trouver cela bien extraordinaire, car elles ne se dispensent point, elles, de nous amener leurs hôtes. Cécile manque en ceci d’égards pour nous. Et puis elle s’affiche ; c’est désagréable.

— Elle prétend que les visites l’ennuient, et que cela aurait en outre pour résultat de l’obliger à des frais de toilette.

— Oui, c’est encore une de ses légèretés. Elle avoue trop facilement leur peu de fortune ; elle ne s’observe pas même à cet égard devant les domestiques, et c’est un manque de tact bien inconcevable. Nous qui les avions partout annoncés comme des gens riches et menant grand train ! Eh bien ! Cécile n’est pas politique du tout. On lui passerait beaucoup plus d’excentricités, et même on trouverait très-convenable qu’ils fussent économes, si on croyait qu’ils n’ont pas besoin de l’être.

— C’est vrai, dit Lilia.

— Savez-vous, dit Cécile en se rapprochant, la proposition que me fait Jeanne ? Elle veut venir habiter les Grolles avec moi.

— Je le crois bien ; elle vous adore. »

Et, poussée par un sentiment jaloux, Lilia voulut reprendre sa fille ; mais l’enfant, refusant la main de sa mère, se serra contre Cécile, qui répondit :

« C’est parce que je cause avec elle et réponds à ses questions. Les enfants ont besoin que l’on s’occupe beaucoup d’eux.

— Mais je suis sûre qu’elle vous ennuie, dit Lilia.

— Pas du tout ; j’aime les enfants. »

Et la jeune fille et la petite fille se remirent en chemin de compagnie, Jeanne s’aidant de la main de son amie pour bondir au lieu de marcher, tandis que sa voix perlée recommençait d’alterner avec l’accent plus grave et non moins doux de Cécile.

On atteignit les Grolles au fort de la chaleur ; il était deux heures. Agathe, rouge et presque pleurante, se jeta sur les chaises de la fermière, ôta ses bottines et déclara qu’elle ne bougerait de deux heures au moins. Lilia était aussi fatiguée. On demanda du lait, qu’on but en causant avec la fermière.

« Si vous étiez venue un tantinet plus tôt, dit celle-ci, vous auriez trouvé M. Louis ; il était chez nous. Mais c’est bien fait tout de même, car il n’aime pas le monde, et ça l’aurait gêné.

— Assurément nous aurions été très-fâchées de le déranger, dit Agathe dédaigneusement.

— Faut pas lui en vouloir. Il est comme ça, voulez-vous ? C’est des chagrins.

— On prétend que son père est très-dur pour lui, dit Cécile, qui, préoccupée de Rose, amenait volontiers l’entretien sur elle ; mais on prétend aussi qu’il se console en épousant la plus belle fille du pays.

— On le dit, répondit la fermière ; mais je n’en sais rien. Moi, j’avais dans l’idée qu’il ne se marierait jamais de sa vie, à cause du crève-cœur qu’il a eu pour une jeune fille qu’il aimait, dame ! bien jeune encore, il n’avait que dix-neuf ans.

— Vraiment ? reprit Cécile, qui éprouvait pour ce bizarre et malheureux personnage une curiosité sympathique ; M. Louis aimait… une fille du pays ?

— Une simple bergère, servante aux Saulées, et qui avait à peu près son âge. Eh ! le pauvre ! en a-t-il eu de la peine pour ça !

— Il voulait donc l’épouser ? demanda Cécile.

— Bien sûr, il le voulait ; mais dans ce temps-là son père avait l’idée de le marier avec une demoiselle riche, et c’est à présent seulement, parce qu’il voit la chose impossible… et puis la Gothon, qui est tout comme la maîtresse des Saulées, et qui veut marier sa nièce. Alors donc M. de Pontvigail envoya Louis au collège, où jamais auparavant il ne l’avait voulu mettre ; mais c’était pour l’y tenir enfermé sévèrement. Je m’imagine pourtant que Louis, s’il avait su sa maîtresse en peine comme elle l’était, aurait bien trouvé le moyen d’en sortir ; mais il ne savait rien, et, quand il revint, dix mois après, chez son père, il ne la retrouva plus.

On lui fit cent contes. Un jour pourtant il apprit la vérité :

Quand on avait connu la grossesse de la fille, car elle ne pouvait plus la cacher, on l’avait chassée des Saulées, et cette malheureuse, n’osant retourner chez ses parents, qui étaient des gens comme il faut et l’auraient bien mal accueillie, s’en alla de son pied, son petit gage en poche, à la ville, où seule, dans une grande misère, elle mit au monde son enfant. Bientôt après, l’argent lui manqua tout à fait ; et alors elle partit, l’enfant dans ses bras, mal remise encore. On ne sait trop par où elle passa, ni ce qu’elle devint pendant quelques jours, ni ce qu’elle pensait de faire. Toujours est-il qu’un jour on la trouva morte dans une grange, avec l’enfant auprès d’elle, qui n’avait aussi presque plus de vie et rendit le dernier soupir quelques heures après. — Voyez-vous, ajouta la fermière en baissant la voix, quand Louis apprit cela, il l’a dit lui-même, une telle rage le saisit, qu’il sauta sur son fusil pour tuer son père. Heureusement, sa nourrice, qui était ma mère, le rencontra en ce moment, l’amena ici et l’empêcha de faire un mauvais coup, ou contre son père, ou contre lui-même. Mais ça l’avait si rudement frappé que pendant des années je l’ai vu tremblant, comme ça, tout jeune qu’il était, quand il portait son verre à sa bouche. Et c’est depuis lors qu’il est devenu bourru au monde et tout vieillissant.

— M. Louis est un homme de cœur ! » s’écria Cécile, vivement émue de cette histoire.

Un fugitif éclair traversa l’œil de la fermière :

« C’est ce que je dis ! s’écria-t-elle. Oui, les gens qui se moquent de lui ne le connaissent pas. Laissez-donc ! Et qu’est-ce que ça leur fait ? Je sais qu’il n’est pas comme les autres ; mais il n’en vaut pas moins pour cela.

Quand on eut visité la maison et que chacune des trois visiteuses eut opiné sur les meilleures mesures à prendre en vue de l’agrément et du confortable de l’habitation, vers quatre heures elles se disposèrent à revenir à Loubans par le chemin qu’elles avaient déjà suivi ; mais ce fut énergiquement que Cécile s’y opposa.

Le souvenir du joli sentier des bois qu’elle avait parcouru avec son frère l’attirait si fortement qu’elle parvint à décider ses compagnes. D’abord on aurait de l’ombre, puis de délicieux points de vue ; on reviendrait par le chemin si vert et si frais du bord de l’Ysette, et ce n’était presque pas plus long. Jeanne appuya cet avis de cris enthousiastes. On prit par les bois.

Mais il est rare qu’un plaisir répété se retrouve le même. Lucien n’était plus là ; chaque fois que le pied d’Agathe venait à heurter quelque racine, elle laissait échapper des gémissements ; Lilia posait, à grand renfort d’expressions romantiques, devant chaque point de vue, et toutes les deux enfin, sauf ces parenthèses, s’obstinaient à ne point quitter le sujet de l’ameublement des Grolles, à propos duquel elles faisaient à qui mieux mieux l’étalage de leur goût et de leur savoir.

Tout ce bourdonnement de choses vulgaires chassait devant lui le beau silence, la puissante sérénité, toutes les grandes idéalités que Cécile une première fois avait rencontrées dans ce lieu, et il lui semblait voir sous les voûtes, entre les arbres, s’enfuir de grandes expressions sans forme, âme indécise de la nature, source où nous puisons nos rêveries, et, pour une part au moins, nos idées et nos facultés.

Agacée par la contradiction de ses propres pensées et de celles de son entourage, Cécile restait silencieuse et voyait sans y penser le bois s’assombrir, quand tout à coup une grande lumière illumina tout devant elle. Un coup de tonnerre, presque immédiat, retentit, et toutes les feuilles se mirent à chuchoter entre elles, frémissantes.

Lilia devint pâle, Agathe s’écria, et Jeanne, inquiète, regardant ses trois guides tour à tour, hésitait à prendre un parti, quand Cécile, en la fixant, partit d’un éclat de rire. L’anxiété nerveuse de la petite, n’attendait qu’un signal ; elle se mit à rire aussi.

« Vous nous porterez malheur, » murmura Lilia, dont les paroles, heureusement, se perdirent dans le bruit d’un nouveau coup de tonnerre.

De larges gouttes d’une pluie chaude retentirent comme une grêle sur la voûte du bois.

« Qu’allons-nous devenir ? » s’écriait Agathe.

Cécile répondit gaiement :

« Cela se devine, ma chère ; nous allons nous tremper. »

Après quoi la petite reprit, plus gaiement encore, en frappant des mains :

« Nous allons nous tremper, c’est ça ! »

Ce n’était que ça, en effet, mais ça ne semblait peu de chose aux deux Loubannaises, qui, outre la terreur que l’orage leur inspirait, avaient à sauver l’existence de leurs bottines, de leurs chapeaux, de leur mantelets et de leurs ombrelles. Aussi leurs lamentations avaient-elles l’accent du désespoir.

« Hâtons-nous de sortir du bois, dit Cécile.

— Mais nous n’aurons plus d’abri.

— Il est imprudent, vous le savez bien, de rester sous les arbres pendant l’orage. »

La peur fit prévaloir cet avis, et l’on descendit en hâte le sentier.

Cependant, l’orage, amassé pendant de longues et fortes chaleurs, crevait avec furie ; la pluie, devenue torrentielle, rompit de toutes parts la voûte des feuilles, et en quelques instants le sentier que suivaient nos voyageuses devint un ruisseau jauni qui courait devant elles en barbotant sa chanson, comme s’il les défiait à la course.

« Est-ce affreux ? s’écriait Agathe. J’y renonce ; je ne puis plus avancer ; non, c’est impossible ! Marcher ainsi dans l’eau ! mes bottines sont perdues et nous allons gagner une fluxion de poitrine ! Aussi, quelle folie de courir ainsi les champs à pied ! Je ne vous pardonnerai jamais, Cécile, de nous y avoir entraînées. Mais c’est la dernière extravagance que vous me faites commettre, je le jure bien.

Lilia, tremblante, et, si l’on en jugeait par son air, peut-être non moins courroucée, se contentait de pleurer, abandonnant sa fille aux soins de Cécile. D’abord, celle-ci essaya bien d’apaiser le désarroi et l’irritation de ses compagnes en s’efforçant de leur faire comprendre que nul n’était à l’abri d’une averse en ce monde, et que les orages n’étaient pas toujours faciles à prévoir ; mais les lamentations d’Agathe devinrent si exagérées, que, excitée déjà par la marche, le grand air et cette part de comique que renferme toujours l’imprévu, Cécile, marchant toujours en avant avec Jeanne, pouvait à peine contenir une envie de rire, dont l’explosion eût mis le comble assurément à l’exaspération de ses cousines.

Elles atteignirent enfin la lisière du bois ; mais là elles se trouvaient encore à plus d’une demi-lieue de Loubans ; la route qui longeait la rivière était inondée ; la pluie tombait plus fort que jamais, et les minces chaussures des jeunes femmes, détrempées par l’eau des ruisseaux, se tordaient sous leurs pieds et ne les protégeaient plus même contre les aspérités du chemin.

Elles étaient en cet endroit à peu près à distance égale des Maurières et des Saulées, plus rapprochées même de ce dernier gîte ; mais elles pouvaient d’autant moins songer à y trouver un abri, que, par cette pluie torrentielle, un quart d’heure de marche dans un chemin découvert eût plus que suffi à les tremper complètement. Un moment, elles s’arrêtèrent indécises sous les derniers arbres du bois ; puis, apercevant un toit de chaume qui s’élevait à peu de distance sur le bord du chemin, elles coururent et s’y réfugièrent.

C’était un de ces abris provisoires que le paysan construit lui-même pour protéger au loin de la ferme quelque long travail, charpentes grossières élevées sur quatre poteaux et couvertes de paille, de roseaux ou de brande. Celui où Cécile et ses compagnes venaient de se réfugier avait servi à l’exploitation de peupliers abattus l’année précédente, et l’on voyait encore à l’entrée, dominant un tas de sciure, le chevalet des scieurs de long ; des planches posées en carré les unes sur les autres occupaient le milieu de cette galerie, et l’autre bout se trouvait fermé entièrement par un tas de fagots qui montaient jusqu’au faîte et obstruaient toute lumière de ce côté.

Les trois femmes s’assirent sur des troncs de peupliers posés à l’entrée, et la petite Jeanne se mit tout de suite à creuser des trous dans la sciure et à la jeter en l’air.

La pluie tombait toujours, mais le tonnerre allait en s’affaiblissant. La joie d’un abri calma l’humeur de Lilia et d’Agathe, et, honteuses peut-être de l’acrimonie qu’elles avaient montrée, elles semblèrent vouloir en effacer le souvenir chez Cécile par de plus aimables propos.

Elles étaient parvenues d’ailleurs à préserver leurs toilettes assez pour que le mal ne fût pas irréparable, et, après avoir soigneusement essuyé leurs mantelets et déploré par de longs soupirs la perte de leurs chaussures, elles offrirent leurs soins à Cécile et s’efforcèrent de plaisanter sur la piteuse situation où elles se trouvaient.

« Je ne vois, dit Agathe, qu’un seul moyen de nous tirer d’affaire, c’est d’aller aux Saulées réclamer le secours de M. de Pontvigail. Un marquis, ça doit être chevaleresque ; il nous prêtera son équipage et nous ferons avec honneur notre rentrée dans Loubans.

— L’équipage n’est par malheur qu’une simple patache, observa Lilia.

— Traînée par un échantillon de l’espèce rossinante, reprit Agathe, qui, en riant aux éclats, ajouta : Je vois d’ici la figure du vieil avare en présence de dames errantes qui viennent lui demander l’hospitalité.

— Ce n’est pas la galanterie qui lui manque, dit Lilia. Mais, en nous voyant paraître, Gothon mettrait sa coiffe tout à fait sur l’oreille et saisirait son manche à balai.

— Peut-être M. Louis se montrerait-il plus aimable, repartit Agathe ; mais non, avec la grâce qui le caractérise, il nous tournerait le dos.

— Comme il a fait aux Maurières l’autre jour ; car vous seule, ma chère Cécile, avez obtenu un salut de lui, grâce à la présentation de mon mari.

— Eh bien, il a beau être riche, je ne comprends pas que Rose l’épouse, dit Agathe. Il est si ridicule avec son bonnet de soie noire ! Et puis n’est-ce pas un fou ?

— Vous raillez un malheureux, dit Cécile.

— Un malheureux ? C’est parce qu’il veut l’être. Pourquoi n’est-il pas comme les autres ? Je ne vois pas pourquoi on le plaindrait de sa singularité.

— À moins que ce ne soit à cause de sa bergère, dit Lilia. Je conviens que c’est une affreuse histoire ; mais aussi quelle bassesse de goûts ! »

Pendant ces propos, le visage de Cécile s’était empourpré.

« Moi, je ne sais qu’une chose, s’écria-t-elle d’une voix où l’indignation mêla des accents énergiques, c’est que j’ai compris l’horrible douleur de cet homme et sa colère ; car on lui a tué sa femme et son enfant. Des imbéciles et des lâches, pour les plus misérables vanités, ont fait souffrir les siens jusqu’à la mort. N’y a-t-il pas là en effet de quoi fuir le monde qui approuve ou tolère ce crime ? N’y a-t-il pas de quoi maudire son père ? Que cette femme fût bergère ou princesse, qu’importe, puisqu’il l’aimait ? C’était un noble amour, puisqu’il a été fidèle ! Eh bien, je vous le déclare, que Louis de Pontvigail d’ailleurs, soit ce qu’il voudra ; mais pour sa protestation et pour sa douleur, moi, je l’estime et l’honore, cet homme, profondément ! »

Agathe et Lilia n’eurent pas le temps de répondre : un bruit soudain se fit entendre au fond de la galerie ; elles poussèrent un cri : Louis de Pontvigail était devant elles. Son visage ardent, la flamme qui brillait dans ses yeux, l’exaltation qui débordait de son geste, de son attitude, révélaient qu’il venait de tout entendre.

Il plia le genou devant Cécile :

« Oh ! lui dit-il, je vous remercie. Voici la première fois que j’entends un cœur parler le langage du mien. Oh ! soyez mille fois bénie !

— Monsieur, dit la jeune fille, qui avait pâli d’émotion et de surprise, je suis heureuse que mes paroles vous aient fait du bien. »

Elle lui tendit en même temps la main ; il la serra fortement dans les siennes, et allait parler de nouveau, quand la voix de la petite Jeanne vint lui rappeler que d’autres personnes étaient là, froids et hostiles témoins de son émotion. Un changement soudain alors se fit en lui ; il se troubla, balbutia quelques mots inintelligibles, et, saluant Cécile profondément, il sortit de la galerie, suivi d’un grand chien de chasse qui l’accompagnait toujours.

Une apparition si imprévue, l’élan de cette âme meurtrie, qu’elle seule avait su comprendre et adoucir, avaient touché vivement Cécile, et ce fut à peine si elle entendit les exclamations ironiques et malveillantes de ses cousines, assez confuses de n’avoir pas eu le beau rôle en cette occasion.

D’ailleurs, sous une apparence douce et gracieuse, c’était une âme fière, sûre de ses préférences, et que la raillerie n’avait point le pouvoir de faire fléchir. Dédaignant de répondre, elle se mit silencieusement à tracer une maison pour Jeanne sur le sol mouvant de la sciure. La pluie tombait toujours.

Ennuyées et frissonnantes, elles commençaient à s’inquiéter sérieusement de la possibilité du retour, quand le roulement d’une voiture se fit entendre. D’abord, elles pensèrent que c’était le cabriolet de M. Darbault, sans comprendre comment on avait pu découvrir leur refuge. Mais, au lieu de Marius, elles virent de nouveau paraître Louis de Pontvigail. Son expression n’était plus la même.

Il était maintenant sombre et abattu comme à l’ordinaire, et ce fut surtout en s’adressant à Mme Delfons et à Agathe qu’il pria ces dames d’accepter sa voiture pour retourner à Loubans. Non sans confusion, elles y consentirent. Il n’y avait que trois places dans cette voiture, vieux cabriolet mal tenu dont se servait pour aller aux foires et aux marchés M. de Pontvigail père, et il fallut prendre Jeanne sur les genoux.

Quant à Louis de Pontvigail, il se mit à marcher devant le cheval, qui le suivit. La pluie, quoique moins forte, ne cessait pas. Répondant à peine aux excuses que lui adressaient les dames, le taciturne conducteur, impassible et la tête baissée, ne s’arrêtait que pour prendre dans les passages difficiles la bride du cheval. Son chien, Argus, qui faisait aussi partie de la troupe, allait croisant le chemin, quêtant, et çà et là faisant partir d’une feuillée quelque oiseau mouillé.

L’effet que produisit l’entrée de ces dames à Loubans, dans la voiture des Saulées et sous la conduite de Louis de Pontvigail, dépassa le rêve d’Agathe. Quand on fut arrivé devant la maison de M. Darbault, sans accueillir autrement que par un refus l’invitation de Lilia et d’Agathe, qui le pressaient d’entrer, sans répondre autrement que par un regard ému aux remercîments de Cécile, Louis monta dans la voiture et reprit au grand trot la route des Saulées.

  1. Vieux mot, qui signifie corbeau.