L’Idéal au village/6

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 116-138).

VI

Une quinzaine de jours après cette aventure, Lucien et Cécile, installés aux Grolles, goûtaient la joie de se retrouver seuls dans la liberté de leurs allures et de leur fraternelle et douce intimité. Leurs arrangements domestiques et le soin d’embellir et de rendre commode leur nouveau foyer les préoccupaient vivement, comme toute création qui nous est propre ; mais Lucien cependant avait de grandes distractions. Il était absorbé, songeur ; il cherchait la solitude ; puis il lui prenait tout à coup des bouffées de tendresse et de gaieté pendant lesquelles il étouffait sa sœur de caresses et déployait une activité merveilleuse. Le portrait de Rose durait toujours et menaçait de ne point finir, bien que Lucien y travaillât encore chaque jour dans son atelier, après les matinales séances des Maurières.

Quand Cécile pénétrait chez son frère, elle le trouvait toujours, le pinceau à la main, devant sa toile, tantôt la contemplant avec une joie passionnée, tantôt avec un découragement profond, mais y touchant peu. Ce portrait prenait tour à tour des expressions différentes.

Évidemment, l’artiste à ces délicieux contours voulait ajouter l’âme, et, chose merveilleuse, il le faisait. La figure semblait par couches successives s’imprégner de vie et recéler en elle les profondeurs de l’être animé. Du reste, dans l’atelier, silhouette, ébauche ou copie, sur la toile ou sur le papier, Rose était partout.

Ces révélations d’un amour qui semblait sérieux causaient à Cécile tout à la fois de la surprise et de l’inquiétude. Elle était certaine que près d’elle et sous ses yeux son frère ne rêvait point à une séduction ; mais songeait-il bien à épouser une fille sans éducation, une paysanne ? Cette supposition paraissait au premier abord presque inadmissible à Cécile, surtout peut-être parce qu’elle lui déplaisait. D’autre part, le caractère exalté de Lucien lui donnait à craindre : quelle que fût l’idée qu’il embrassât, il s’y livrait toujours tout entier, sans réserve, jusqu’à ce que vînt la déception, d’autant plus amère. Mais, en ce cas, la déception, si elle arrivait trop tard, serait le malheur.

Ce n’était point une femme telle que Rose que Cécile avait rêvée pour assurer le bonheur de son frère. Nature vive et mobile, il avait besoin que l’amour, en même temps que le charme de sa vie, en fût l’appui. Il n’était pas de ceux qui savent lutter le visage riant, et puiser leur joie dans leur courage. Il fallait savoir relever ses défaillances, en lui montrant la vie sous des aspects nouveaux. Un milieu harmonieux lui était en outre nécessaire, et, pour que la poésie débordât de son coeur et de sa main, il fallait qu’il en trouvât autour de lui dans les choses. Ce n’était donc point l’homme qui pouvait affronter les épreuves d’un mariage pauvre avec une femme d’esprit inculte. Cependant Lucien était incapable de tenir compte en se mariant de considérations étrangères à l’amour. Il était de ces êtres dont les qualités et les défauts concourent à peu près également à rendre le bonheur difficile. Cécile le comprenait bien, et sa sollicitude n’en était que plus éveillée pour ce frère, maintenant son unique amour.

Elle avait tout loisir de se plonger dans ces inquiétudes ; car Lucien, presque tous les soirs, s’absentait et ne rentrait qu’à neuf ou dix heures. Il s’arrangeait toujours pour se trouver sur le chemin de Rose, quand elle revenait de sa journée, et si elle était seule, il l’accompagnait jusqu’à proximité des Maurières. La jeune fille acceptait son bras ; ils causaient de riens avec un sérieux extrême et une émotion visible. Ces entrevues furtives devenaient cependant de plus en plus rares ; l’automne approchait, la nuit tombait de bonne heure, et pour peu que le temps fût sombre et le chemin long, Deschamps, — à moins qu’il ne s’attardât au café, — venait à la rencontre de sa fille et lui servait d’escorte.

Lucien, dans ce dernier cas, évitant de se montrer, prenait à travers champs et se trouvait aux Maurières à leur arrivée. Il proposait à Deschamps une partie de dominos, qu’il avait soin de perdre le plus souvent ; Rose s’asseyait près de la table avec son ouvrage, et se mêlait à la conversation des joueurs. À la clarté d’une chandelle fameuse, Lucien la contemplait encore ; il échangeait avec elle des mots, des regards d’intelligence ; il voyait éclater ses dents blanches dans le sourire, et se trouvait là si heureux qu’il y fût resté bien tard, si Deschamps, fidèle aux habitudes consacrées de la campagne, ne l’eût congédié vers neuf heures.

Un soir, cependant, que le vif intérêt du jeu avait entraîné une dérogation à la règle, Lucien, rentrant un peu tard, conçut un remords en n’entendant plus comme à l’ordinaire les accents du piano, dont Cécile jouait tous les soirs, et en trouvant sa sœur assise toute pensive dans un coin de la chambre. Après l’avoir tendrement embrassée, il sentit le besoin de s’excuser :

« J’ai cru que la partie de dominos, ce soir, n’en finirait pas dit-il, ce Deschamps est si joueur !… »

Un sourire ironique de Cécile l’arrêta.

« Tu te moques de moi, méchante ; mais tu en as bien le droit. Je suis un mauvais frère, n’est-ce pas ?

— Moi, je ne demande qu’une chose, c’est que tu sois heureux.

— Oui, je le sais ; mais c’est trop de dévouement ; tu devrais être jalouse. »

Il attira sa sœur sur ses genoux, et, la regardant avec tendresse :

«  Je me dis souvent que je devrais être à la fois ton père et ton frère, puisque tu n’as plus que moi et que je suis le plus âgé. Mais je ne sais pas comment tu t’arranges ni comment je te laisse faire ; c’est toi au contraire qui es la maman et qui me gâtes. J’ai l’air d’un égoïste, et cependant je t’assure que je ne pourrais, quoi qu’il arrive, me trouver heureux si tu n’étais pas heureuse. J’y pense bien souvent.

— Ne suis-je pas heureuse ? » dit Cécile.

Il secoua la tête et l’embrassa de nouveau :

« Pour être heureux ou heureuse, petite sœur, il faut aimer.

— On le croit, du moins, reprit-elle en le regardant ; mais quelquefois on se trompe, et il serait bon peut-être de pouvoir un peu retenir son cœur.

— Ah ! je le savais bien, dit-il, tu as des préjugés !… »

Il se leva alors un peu vivement et se mit à marcher à grands pas.

« Ce ne sont point des préjugés, dit Cécile, mais… j’ignore tes intentions…

— Mes intentions ! s’écria-t-il. Eh bien ! cette jeune fille est aussi honnête que belle, et puisque je l’aime, je dois l’épouser. Pourquoi pas ? reprit-il en répondant à un mouvement de Cécile. Je veux me marier. Depuis que notre père t’a quittée et que je suis seul avec toi…, si je n’étais pas sage comme une demoiselle, je n’oserais plus t’embrasser. Je veux donc me marier. Mais, pauvre comme je le suis, et encore obscur, à qui veux-tu que je prétende ? Irai-je m’exposer aux dédains de poupées étranglées qu’on dresse à porter des parures d’un certain air ? Non certes. Et quand serai-je célèbre ?… si je dois l’être…, dans dix ou quinze ans, peut-être ? J’ai besoin de bonheur d’ici là. Rose, assurément, est bien loin d’être une paysanne ; mais l’habitude qu’elle a de vivre ici, dans ce milieu rustique, est pour moi un charme de plus et une garantie. N’est-il pas plus sage de vivre ici que d’aller achever notre ruine là-bas ? J’aime cent fois mieux renoncer au monde que de ne pas y être à ma place. Je garderai des rapports avec lui… de loin. Je travaillerai en étant heureux. Voyons, à quelle fille bien née et bien élevée, à quelle gracieuse Parisienne de notre monde veux-tu que je propose le séjour des Grolles, augmenté des avantages de ma pauvreté ? Ne vois-tu pas que je raisonne comme un sage, moi que tu accuses probablement d’être fou ? Chère petite sœur, il faudra que tu l’aimes aussi ; tu sais que nous ne pourrions pas être heureux sans toi ?

— Je l’aimerai certainement si elle doit faire ton bonheur, dit Cécile avec effort ; mais, je t’avoue… je ne sais… il me semble que tu l’aimes surtout parce qu’elle est belle ; car sous d’autres rapports es-tu bien sûr de trouver en elle de quoi l’aimer toujours ?

— Parce qu’elle n’a pas été élevée dans un pensionnat ! s’écria Lucien avec dépit. Eh bien ! moi, c’est ce qui m’en plaît. Elle sort ainsi, Dieu merci ! du convenu, du faux, de l’absurde et de toutes les niaiseries qui règnent. Quant à l’instruction qu’elle a en moins, ça ne vaut pas la peine d’en parler, et quant aux manières, il suffira qu’elle vive quelque temps avec toi pour joindre à sa franche allure… un peu plus de souplesse peut-être. Qu’est-ce que cela me fait ? Je l’aime telle qu’elle est. Je ne lui donnerais pas deux mois de séjour à Paris pour devenir une Parisienne accomplie. Tant d’autres filles des champs s’y transforment ainsi qui ne la valent ni en intelligence ni en beauté ! Mais ce n’est pas à cela que je prétends ; je n’aspire qu’à une vie intime, vie de travail et d’amour, avec une femme courageuse et simple, habituée à se contenter de peu, et qui ne m’apportera ni prétentions de luxe, ni ridicules vanités. Penses-tu que je veuille mener la vie de forçat de l’oncle Darbault, suer sang et eau pour fournir de la toilette à ma femme et à mes filles, pour élever mes fils aux plus hautes fonctions et leur procurer pour camarades des fils de ducs ? Non ; que je reste peintre ou me fasse laboureur, je ne veux qu’une chose, vivre d’amour et de travail dans cette simplicité qui elle-même est un bonheur.

— Tu as mille fois raison en cela, » répondit sa sœur.

Elle n’en dit pas davantage ; et Lucien sentit dans cette réserve une défiance qui l’irrita, parce qu’elle portait sur l’objet de son enthousiasme.

Il n’y avait pourtant dans les répugnances de Cécile rien de personnel, ni aucun entêtement ; car après cette déclaration si formelle des projets de Lucien, elle en vint à penser qu’elle ne devait pas entraver, mais favoriser au contraire les entrevues de son frère et de Rose, et que le plus de lumière qu’elle pourrait jeter sur cette jeune fille et son caractère serait ce qu’il y avait à faire de plus juste et de plus prudent.

Ils se voyaient sans elle ; elle voulut qu’ils se vissent près d’elle, ouvertement, et hors des furtives rencontres où l’amour seul se trouvait entre eux. Elle fit donc une visite aux Deschamps et engagea Rose à venir aux Grolles tous les dimanches, en compagnie de la famille Darbault. Une petite fête hebdomadaire fut ainsi organisée ; après le dîner, on dansait au piano. De plus, Mlle Marlotte prit Rose comme ouvrière un jour par semaine ; et ce jour-là, travaillant avec elle et la faisant causer, elle s’efforçait de pénétrer son caractère.

Il y a généralement deux êtres dans chacun de nous, — deux tout au moins, dans ce composé d’innéités, d’aptitudes et d’aspirations, qui a ses attaches sur chaque point de l’univers, — celui que nous sommes et celui que nous voulons être. Presque identiques chez les âmes sincères, ils marchent ensemble, l’un attirant l’autre dans la voie de son idéal ; mais chez beaucoup ils diffèrent, quelque-fois à l’extrême, et c’est cette hypocrisie, naïve ou consciente, dont il faut lever le masque, afin de pouvoir apprécier la donnée véritable d’un caractère et le parti qu’il prendra dans les circonstances graves de la vie.

Bien souvent, et surtout dans la jeunesse, les passions dorment, inconnues encore à l’être qui les recèle. Refoulé par les prescriptions officielles, l’instinct, tapi tout au fond, se tait, laissant éclater au dehors le vernis des choses apprises. Aussi les êtres les plus difficiles à connaître sont-ils ceux qui, peu réfléchis, vivent également en dehors du raisonnement et de l’instinct. Ceux-là renferment pour eux-mêmes et pour les autres tous les périls de l’inconnu.

Ils peuvent marcher longtemps sans achoppement sur la route battue ; mais si quelque embarras se présente, si quelque choc survient, tout en eux est ébranlé ; la règle qu’ils ont suivie sans savoir pourquoi, par seul intérêt de paix et de convenance, et qui n’a point en eux de vraies racines, cède à des intérêts plus intimes et plus puissants, et l’instinct seul dès lors règne en maître. Il n’y a de véritable sécurité, comme de moralité vraie, que dans la liberté de l’être appelé à se gouverner lui-même, et jeté dans la vie la conscience éveillée et les yeux ouverts.

Ce que Cécile découvrit en Rose fut à peu près ce qu’en savait tout le monde et ce que Rose en savait elle-même. C’était une fille de ton et de caractère convenables dans le cercle où elle vivait. On ne lui reprochait rien, si ce n’est, les gens de sa classe, d’être fière, et les bourgeois de prétendre s’égaler à eux. Elle avait l’esprit souple, une intelligence assez pénétrante. Ses beaux yeux gris, pleins de feux, les changeantes colorations de son teint, annonçaient une âme facilement impressionnée ; mais sous quelles influences ? Peut-être en était-il de secrètes ? Mais l’adoration de ce qui brille, le respect de la richesse et le goût du luxe paraissaient être les principales préoccupations de Rose.

Elle ne s’en cachait point, par la seule raison que personne autour d’elle ne s’en cachait et que c’était l’opinion commune. Cécile, en effet, reconnaissait de plus en plus que s’il existe un centre où règne la simplicité des mœurs et des habitudes et où l’on soit apprécié pour son mérite personnel, ce centre n’est point le village. La jeune Parisienne, au contraire, se disait que c’est là peut-être où l’admiration, plus naïve et plus enfantine, est le plus facilement captivée par l’éclat des dehors.

Entre le sauvage qui vend son frère pour des verroteries et des paillettes, le populaire qui respecte et envie la richesse, l’enfant qui tend les mains vers le jouet doré, la différence est légère. Les uns comme les autres sont des enfants dans l’humanité, qui jusqu’ici compte peu d’adultes.

L’objet constant des conversations de Rose, tandis qu’elle reprisait ou repassait les cols de Cécile, était la toilette ; la toilette et Paris, le monde et ses usages, où, si étroits soient-ils, la vanité prend ses aises si largement. Mlle Marlotte, s’apercevant que Rose prenait en cachette les patrons de ses fichus, les lui offrit, et dès lors la vanité de l’ouvrière n’eut plus de réserves. Tous ses rêves tendirent à rapprocher son costume le plus possible de celui des Parisiennes, moins la coiffure, que le préjugé populaire, très-vif dans sa famille même, lui défendait de changer.

Elle veillait tous les soirs pour se confectionner quelque nouvelle parure, et rien n’égalait l’éclat de ses yeux à l’idée de l’effet qu’elle devait produire avec tel ou tel chiffon. Toutes les économies de Rose passaient en achats de dentelles et de mousseline, et elle se donna pour le dimanche des bottines à talons, qui la gênaient fort, mais ne la rendaient que plus fière.

Elle prenait de petits airs à mourir de rire en parlant des dames de Loubans, qu’elle traitait à peine en égales ; et quand elle avait jugé un homme à sa cravate, ou une femme à son chapeau, il n’y avait plus à y revenir.

Cécile se demanda souvent quelle différence Lucien pouvait trouver entre la vanité de cette fille et celle des demoiselles du monde ; mais Lucien affirmait que c’était bien différent : tandis que chez celles-ci l’amour de la parure était l’indice de toutes les perversités, chez Rose, ce n’était qu’enfantillage et n’offrait pas le moindre danger pour l’avenir.

Mlle Marlotte essaya bien d’ouvrir à l’esprit de la jeune ouvrière d’autres horizons. Elle lui parla d’art, de littérature, de voyages, et lui prêta quelques livres. Mais Rose avait déjà lu beaucoup de romans par les journaux qu’on recevait à Loubans et que son père empruntait de quelques bourgeois ou rapportait du café. Elle ne lut dans les livres de Cécile que la partie romanesque, et passa le reste, ou bien ne le comprit pas.

Chaque esprit a son point de vue particulier qui le détourne des autres, et il ne suffit pas de mettre sous les yeux de quelqu’un le bien et le beau pour qu’il les voie. Rose rendit les livres à Cécile bientôt après, en disant avec une petite moue de dédain qu’ils n’étaient pas amusants.

Tout ce qu’elle gagna dans la société de la charmante et distinguée Mlle Marlotte fut de perdre quelque chose de sa brusquerie et de corriger un peu son langage. Ces améliorations de forme, qu’elle-même pouvait apprécier, elle les obtint facilement, parce qu’elle mit sa volonté à les acquérir.

Du reste, les idées morales de Rose étaient celles de tout le monde, et elle se fût bien gardée d’en avoir d’autres. Sans y mettre assurément aucun dogmatisme, elle n’en partageait pas moins cette philosophie très-répandue qui légitime le succès.

Elle méprisait les malheureux, médisait des autres femmes avec âpreté, et honorait les forts, quoi qu’ils fissent. À propos de certains scandales survenus à Loubans, et que Rose apporta aux Grolles, Cécile essaya bien de lui donner des idées plus justes sur les rapports humains. Rose consentit des lèvres à tout ce qu’on voulut ; elle n’y tenait pas.

« Est-ce donc là, se disait Cécile, la femme à laquelle mon frère croit pouvoir s’unir ? À quels avantages supérieurs sacrifierait-il ce lien d’une éducation, d’un milieu communs, qui a sa puissance ? »

Et elle s’étonnait de l’enthousiasme de Lucien, mettant ainsi de côté, faute de les bien comprendre, les influences de la beauté, de la jeunesse, et ces attractions secrètes, souvent inexplicables, qui déterminent de plus étranges unions.

Ce que Cécile non plus ne pouvait savoir, c’est que vis-à-vis de son frère et seule avec lui Rose n’était plus la même. Pouvait-elle ne pas être émue par l’amour de ce noble et beau jeune homme, qui lui révélait toute l’ardeur et toutes les délicatesses d’un sentiment vrai ? Cette émotion lui donnait alors tout le charme qui pouvait s’ajouter à sa beauté.

Elle avait bien voulu d’abord être coquette, et seulement triompher des hommages d’un adorateur aussi distingué, mais la franchise et la vivacité de Lucien lui avaient pris le cœur : elle ne pensait plus qu’à lui, elle l’aimait d’amour, et bien qu’elle mourût d’envie de savoir le chiffre de sa fortune, elle n’osait le lui demander.

Rose se disait bien en soupirant que M. de Pontvigail était probablement le plus riche des deux ; mais elle pensait ensuite qu’une fortune en terres rapporte si peu ! Un tel homme d’ailleurs permettrait-il à sa femme le moindre plaisir. Puis, il était décidément trop vieux et trop laid.

Elle n’en était pas moins contrariée qu’il ne revînt plus ; car on n’avait pas vu Louis de Pontvigail aux Maurières depuis deux dimanches passés, et cela commençait d’inquiéter le père Deschamps. Rose en éprouvait par orgueil le regret de ne pouvoir le refuser, car d’ailleurs elle n’hésitait pas et ne songeait qu’à Lucien.

Ils redoutaient l’un et l’autre l’achèvement du portrait. Ces deux heures, chaque matin, passaient enchantées. Le regard de Lucien, tendrement attaché sur elle, et plein d’admiration, d’enthousiasme et de doux serments, pénétrait d’émotion le cœur de Rose et la faisait délicieusement rêver tout le jour. Ce n’était point par la réflexion, mais seulement par l’amour, que cette jeune fille pouvait être initiée à un ordre moral plus élevé que celui où elle était née.

Elle s’élevait déjà en aimant — car jusque-là elle n’avait rêvé que d’être adorée ; — elle s’élevait par le désir de comprendre son amant et de s’égaler à lui. Elle était donc avec lui naïve, humble, sincère, vraiment charmante, et Lucien pouvait l’aimer sans aveuglement et sans folie. Mais, trop amoureux pour ne pas avoir une confiance entière et pour ne pas supposer à celle qu’il aimait toutes les perfections, il n’usait nullement du pouvoir qu’il aurait eu de développer la raison et le cœur de cette jeune fille, et ils se bornaient à s’enivrer réciproquement de cette poésie dont l’amour emplit le cœur, et qui en déborde pour transfigurer toutes choses.

C’est à peine si Lucien avait dit à Rose qu’il voulait l’épouser ; cependant, elle en était sûre, tant elle se voyait respectée par lui. Ce respect, en lui-même si tendre, si différent de la conduite des garçons du village, qui prennent en jouant les filles par la taille et leur ravissent des baisers, l’avait d’abord étonnée, puis il la toucha.

Rose éprouvait enfin cet attendrissement, cette ardente bonne volonté que l’amour donne à toutes les âmes capables d’aimer, et qui, dirigés dans un noble sens, feraient franchir à l’être un immense espace. Mais les événements seuls, ou les milieux, se chargent d’activer ou d’éteindre cette flamme, qui éclate parfois en actes sublimes et le plus souvent cède à des souffles glacés.

Cécile, pendant ce temps, lasse d’interroger pour son frère un avenir incertain et d’étudier ce problème, où rien ne dépendait de sa volonté ni de son action, se laissait envahir par de longues rêveries. Elle revenait avec mélancolie sur son passé, et se retrouvait près de son père, dont elle écoutait encore, dans les entretiens qu’ils avaient ensemble, la parole grave et pleine d’idées.

Elle croyait presque l’entendre ; il était là, et cependant le sentiment de l’absence gonflait le cœur de Cécile, et des larmes coulaient lentement sur son visage. Il y avait une autre figure qui par moments aussi revenait sous son regard et amenait sur sa lèvre un pli méprisant, amer, celle de l’homme qui avait feint l’amour auprès d’elle, et qui, par des mots magiques, avait éveillé en elle des sentiments jusque-là confus.

Auparavant, elle se contentait d’être fille et sœur ; mais à la voix de cet homme elle avait pressenti une vie plus ardente, plus active, plus haute ; elle avait voulu être femme, aimer ; elle avait entendu dans son cœur, et comme en rêve, de petites voix l’appeler.

Elle avait mis en lui sa confiance et sa tendresse, et s’était dit en le regardant : « Voilà ce lui avec lequel je dois porter les joies et les malheurs de la vie, trop lourds pour un seul ; voilà mon compagnon à toujours. » Et quand, brisée d’une douleur profonde, elle attendait son appui ; quand elle sentait que ses larmes perdraient de leur amertume à couler sur le sein de cet ami, pour un peu d’argent il l’avait abandonnée !

Maintenant, cet avenir entrevu, ces croyances flétries, mais non arrachées, que doit-elle en attendre encore ? Elle ne sait, mais il lui semble que tout autour d’elle s’est rétréci, et que sa vie n’a plus désormais d’autre aliment que l’amitié de son frère. Qu’il puisse donc être heureux ! Elle soignera ce bonheur, ce sera sa tâche et sa joie. On n’est jamais seul quand on aime, bien moins seul assurément que ceux qui se laissent aimer.

Telle était l’heureuse nature de Cécile, que ces rêveries où l’isolement la plongeait n’aboutissaient jamais en elle qu’à de saines résolutions. Peu facilement inquiète d’elle-même, elle sentait que dans ce monde, où tant d’êtres jouissent et souffrent, et où retentissent les doux noms de pitié, de justice, d’amour, elle aurait toujours à occuper son cœur et sa pensée.

Aux Grolles comme à Paris, elle s’était fait une suite d’occupations agréables, dont la plus nouvelle était le soin du parterre qu’elle créait sous sa fenêtre, dont la plus chère et la plus ancienne était l’étude et l’interprétation des maîtres de l’harmonie. Les facultés musicales étaient chez Cécile très-développées ; elle jouait du piano depuis l’enfance, et, sans chercher les difficultés, ni s’être proposé pour but d’atteindre à la première force, elle possédait une facilité de main et une puissance d’expression très-remarquables.

Sous ses doigts, l’instrument semblait un organe qui lui fût propre, tant elle lui donnait l’accent d’une âme. Avec cela, des livres, quelques journaux, une promenade quotidienne au milieu des beaux sites qui l’entouraient, quelque acte de bienfaisance rempli sur sa route, quelque fraternelle parole aux gens du pays, et la conversation de son frère, la journée se trouvait abondamment remplie.

Telle n’était cependant point l’opinion des gens de Loubans ; car ils cherchaient avec ardeur à deviner quel chagrin, quelle bizarrerie avait pu porter la jeune et jolie Parisienne à s’enterrer dans le séjour isolé des Grolles, et Cécile ne voyait jamais la famille Darbault sans s’entendre dire :

« Vous devez bien vous ennuyer. »

Il y avait aussi le soin du ménage, qui, malgré les prévisions de la tante Darbault, causait à Cécile quelque souci.

Car elle avait fort à souffrir dans ses plans d’économie des hautes visées de Mme Arsène. Le jour même de leur arrivée aux Grolles, Cécile, d’une fenêtre, avait entendu ce colloque, tenu entre la fermière et Mme Arsène, au seuil de la maison :

« Vous nous mettez joliment sens dessus dessous, disait la première d’un ton bourru.

— Voilà bien de quoi vous plaindre ! avait répondu Mme Arsène. Puisque vous aviez un château, vous fallait-il pas des seigneurs ?

— Ah ! c’est-il des seigneurs ?

— Dame ! vous verrez.

— C’est vraiment des gens riches ? avait demandé la fermière en insistant.

— Je le crois bien ! Très-riches ! Imaginez-vous point que je me serais dérangée pour servir de pauvres diables ? Non pas ; bien que ce soit par pur attachement pour la jeune demoiselle que j’ai consenti… Elle ne trouvait personne de suffisamment convenable. Et c’est si intéressant ! Pas de mère ! vous comprenez ? Il fallait chez elle une personne qui pût lui en tenir lieu, ou quelque chose d’approchant. J’ai senti que c’était mon devoir. J’ai vingt francs par mois ; on voulait me donner bien davantage, mais j’ai dit non, ça sera comme ça ; je ne veux rien de plus ; c’est à prendre ou à laisser. Des motifs d’intérêt nuiraient à la délicatesse de mes sentiments.

— Ah ! ah ! comme ça, ce n’est donc pas des gens regardants ?

— Peuh ! pour qui les prenez-vous ? Allez ! allez ! vous n’aurez pas besoin à présent de porter votre volaille au marché. Seulement, nourrissez-la bien, car ce n’est pas du rebut qu’il nous faut. On n’y regardera pas ; mais il faut que ce soit beau. »

Cécile ne fut pas longtemps sans s’apercevoir que les insinuations indiscrètes de Mme Arsène portaient leurs fruits. Ils eurent à entrer en négociation avec le fermier pour la cession de la partie du jardin qui touchait à la maison et dont Cécile désirait faire un parterre ; ce n’était qu’une location, et cependant le fermier ne demanda pas une somme inférieure à celle qui représentait, au taux du pays, le prix même du fonds de terre. Lucien s’emporta ; le fermier se trouva fort désappointé, et grommela en acceptant le triple de la valeur de son carré de jardin.

On prenait à la ferme le lait, le beurre, les œufs, les volailles ; et le tout se payait aux prix de Paris, avec cette seule différence que la qualité était inférieure et le choix impossible. Au risque de se faire des ennemis à la ferme, Cécile se serait fournie ailleurs ; mais Mme Arsène était une bonne trop distinguée pour consentir à porter le moindre fardeau et pour s’en aller, le panier au bras, à Loubans, ou dans les fermes voisines.

Elle faisait seulement les emplettes d’épicerie, et ce n’était pas sans se plaindre, ni sans de grands embarras, prenant partout le meilleur et le plus cher, en sorte que Cécile fut obligée de lui déclarer qu’elle entendait se contenter à moins, d’autant plus qu’on ne s’apercevait de l’excellence des produits qu’à leur cherté exceptionnelle.

Ses observations, toutefois, furent d’abord assez timides. Il faut l’avouer, vis-à-vis de cette chambrière aux grandes façons, qui estimait tant la richesse, la jeune maîtresse éprouvait quelque fausse honte à faire l’aveu de sa pauvreté. Faiblesse très-commune et très-explicable : si mesquins, si peu justes que soient les motifs du jugement porté sur nous, il n’en existe pas moins sans appel dans l’esprit de ceux qui l’ont prononcé.

En dépit de la vérité, nous ne sommes que cela pour ceux qui nous entourent. Or, notre vie étant aussi dans les autres pour une grande part, nous ne pouvons échapper absolument à l’influence de l’opinion d’autrui sur nous-mêmes, si renversée ou rapetissée que soit notre image dans le réflecteur que cette opinion nous présente.

Qui s’empressera d’avouer une action honorable en soi, si elle doit passer pour déshonorante aux yeux de tous ? Que de fois notre front rougit sous un soupçon que dément notre conscience ! Tandis qu’un nain, entouré des miroirs grossissants de la flatterie, finira par se croire un grand homme, chose si fréquente dans nos sociétés monarchiques ; de même, un entourage aplatissant nous énerve et nous diminue ; car il est indispensable à notre nature de trouver chez ceux qui nous entourent un point d’appui. Pour être complètement soi, il est nécessaire d’être compris.

Mme Arsène avait paru extrêmement mortifiée des observations de sa jeune maîtresse, quelque modérées qu’elles fussent, et à partir de ce moment il y avait eu dans son zèle et dans son humeur une baisse prononcée.

Elle se vengeait du moins des restrictions apportées à ses achats, en ajoutant au repas toujours quelque plat de plus que n’avait commandé Cécile. On obtenait de la sorte beaucoup de restes, que Mme Arsène distribuait libéralement aux fermiers.

Sans aucun doute, ces grandes façons procédaient du souvenir de l’homme illustre que Mme Arsène possédait dans sa famille ; ce qui prouve combien il est impossible de prévoir toutes les influences auxquelles on peut être sujet en ce monde. L’esprit du défunt valet de chambre du prince de Lichtenstein régna despotiquement pendant tout un mois sur le budget des Marlotte et leur coûta cher.

Mais le goût des grandeurs est si enivrant pour les âmes bien nées que Mme Arsène en oubliait tout, même ses fatigues. Cinq ou six plats exigent incontestablement plus de peine que deux ou trois ; toutefois, cette personne distinguée ne regrettait rien quand, une serviette sous le bras, en tablier blanc, solennelle et digne comme avait dû l’être son oncle aux soupers du prince de Lichtenstein, elle servait le repas.

Cécile, un soir, était assise dans le jardin, sur un banc de pierre que la lune inondait de ses molles lueurs ; elle regardait au ciel les nuages épars, à travers lesquels çà et là pointaient les étoiles, et se sentait heureuse de ce calme et de ces grandeurs. Au delà des silhouettes paisibles des arbres du verger, se découpaient sous le ciel les cimes de grands chênes, et dans le silence le chant de l’oiseau des nuits ruisselait.

Tout à coup, Cécile crut entendre à quelque distance comme des pas furtifs ; des feuilles sèches, dans les allées, craquaient et bruissaient, et entre deux arbres il lui sembla voir quelque chose, comme une ombre d’homme, passer. La jeune fille, d’abord effrayée, voulut rentrer ; mais la réflexion calma sa crainte : à la campagne, il n’y a point de voleurs nocturnes, sauf peut-être des maraudeurs, gens timides et inoffensifs.

Elle reprenait donc le cours de sa rêverie, quand Mme Arsène vint de la maison s’asseoir près d’elle. Cette familiarité, Cécile n’en fut pas choquée, mais elle s’en serait passée volontiers. La conversation de cette femme, qui mêlait le ridicule à l’idéalisme, lui déplaisait ; cependant, elle se reprochait cela comme une injustice et s’obligeait à causer avec de temps en temps. Il était convenu d’ailleurs que Mme Arsène avait droit à des égards tout particuliers, et c’était bien ainsi qu’elle-même l’entendait.

« Je donnerais beaucoup pour être dans l’idée de mademoiselle, dit Mme Arsène de son ton obséquieux.

— Dans mon idée ! Comment ? demanda Cécile.

— C’est que mademoiselle doit penser de si belles choses en regardant le ciel là, si bien mise qu’elle est, et avec son éducation. »

Cécile eut tout de suite envie de ne plus penser à rien, ou du moins de s’enfuir afin d’être seule ; mais elle voulut par bonté rester un moment encore, et répondit :

« Le ciel est très-beau ce soir.

— Et voyez, mademoiselle, comme ces constellations (elle appuya sur ce mot) y font bon effet. Ah ! ça remue, ça élève le cœur, surtout quand on pense que tout ça sont des mondes comme nous. Ça ne confond-il pas l’imagination ! »

Cécile cherchait avec effort une réponse à ces prétentieuses banalités, quand, voyant s’agiter d’une façon insolite les rameaux d’un laurier-cerise, elle demanda à Mme Arsène si les maraudeurs n’étaient point à craindre aux environs.

« Justement, mademoiselle, il m’a semblé voir un homme dans le jardin, hier soir, à cette heure, pendant que mademoiselle faisait de la musique. Mais il ne paraît point qu’on ait touché aux fruits. Si je connaissais par ici des jeunes gens assez romantiques, je croirais plutôt qu’on vient écouter mademoiselle. Car il y a de quoi tomber dans le ravissement. Ah ! je ne puis m’empêcher de croire que j’étais née pour une existence différente ; car tout ce qui est beau me transporte, et quand mademoiselle se met à son piano, rien que d’entendre les premiers accords, je me sens toute bouleversée.

— Je vais vous donner ce plaisir, « dit Cécile en rompant ainsi l’entretien. »

Et elle rentra, suivie de Mme Arsène, qui n’osait pas rester seule, et qui saisissait tous les prétextes pour s’installer au salon.

Quand elle fut à son piano, Cécile retomba sous l’empire des pensées douces et mélancoliques dans lesquelles, au jardin, elle s’était plongée. Au milieu du crépuscule, et de souvenir, elle joua lentement et gravement un morceau d’Haydn, autour duquel ensuite elle versa d’inspiration des mélodies inédites, fraiches comme des fleurs battues par une ondée de printemps.

Ces notes, qui par la fenêtre ouverte, passionnées et sonores, s’envolaient au ciel, la soulageaient comme des larmes ; elle joua longtemps ainsi ; puis, fortifiée, elle se releva tout à coup par un chant vif et brillant, plein d’affirmation et d’espoir. Alors, les mains de la jeune artiste quittèrent l’instrument, et elle alla s’accouder sur la fenêtre pour jouir de la belle lumière épanchée dehors.

Elle faillit jeter un cri. Un homme, coiffé d’un chapeau rond, était adossé contre un arbre, en face. Il avait la main sur con cœur, la tête penchée sur sa poitrine ; un chien se tenait couché à ses pieds. Enfin il releva la tête assez lentement, et tout à coup – peut-être venait-il d’apercevoir Cécile, — se retournant d’un mouvement brusque, il disparut. Cécile avait reconnu Louis de Pontvigail.

« Que vient faire ici ce pauvre sauvage ? se demanda-t-elle. Écouter mon piano, ce n’est pas douteux. Il aura passé là par hasard un soir que je jouais ou chantais, et, pour une organisation si impressionnable et si exalté, la musique aura dû être une révélation, une extase ! – Tant mieux, se dit-elle un moment après, mes rêveries musicales serviront à quelque chose, et je tâcherai de lui faire du bien.