L’Idiot/I/Chapitre 10

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 146-155).

X

Soudain un brouhaha se produisit dans l’antichambre ; il semblait à la société réunie au salon qu’un certain nombre de gens avaient pénétré dans l’appartement et que l’invasion continuait. Plusieurs voix se faisaient entendre en même temps ; on parlait et l’on riait aussi sur le palier ; pour que ce bruit arrivât aux oreilles des personnes de la maison, il fallait évidemment que la porte d’entrée fût restée ouverte. Chacun échangea un coup d’œil avec son voisin ; tous se demandaient ce que pouvait être une pareille visite. Gania s’élança dans la salle ; mais déjà quelques individus s’y étaient introduits.

— Ah ! voilà le Judas ! s’écria quelqu’un dont le prince reconnut la voix : — bonjour, coquin de Ganka !

— C’est lui, lui-même ! observa un autre.

Le prince n’en put douter : le premier qui venait de parler était Rogojine, le second était Lébédeff.

Gania resta comme paralysé sur le seuil du salon et regarda silencieusement entrer dans la salle, sans essayer de leur en interdire l’accès, les dix ou douze hommes dont se composait la suite de Parfène Rogojine. Cette société était fort mêlée et se distinguait surtout par son mauvais genre. Plusieurs avaient conservé leurs paletots et leurs pelisses. À vrai dire, il n’y avait point là de gens en état complet d’ivresse, mais tous étaient passablement gris. Ils semblaient avoir besoin de se sentir les coudes : aucun d’eux n’aurait osé entrer isolément ; aussi marchaient-ils en colonne serrée. Rogojine lui-même s’avançait avec circonspection à la tête de sa bande, mais il n’était pas venu sans intention ; son visage sombre et soucieux laissait deviner la nature des sentiments qui l’animaient. Les autres n’étaient que des comparses qu’il avait enrôlés pour lui prêter main-forte, le cas échéant. Parmi eux figurait, outre Lébédeff, le muscadin Zaliojeff, qui s’était dépouillé de sa pelisse dans l’antichambre et affectait la désinvolture d’un petit-maître. Avec lui se trouvaient deux ou trois messieurs du même genre, sans doute des fils de marchands. Signalons encore un étudiant en médecine, un Polonais habile à se fourrer partout, un petit homme obèse qui riait continuellement, un individu que son paletot aurait pu faire prendre pour un militaire, enfin un monsieur taillé en athlète qui gardait un sombre silence et paraissait compter énormément sur la force de ses poings. Sur le carré, il y avait deux dames qui regardaient dans l’antichambre, mais sans se décider à entrer ; Kolia leur claqua la porte sur le nez et la ferma au crochet.

— Bonjour, coquin de Gania ! Eh bien, tu n’attendais pas Parfène Rogojine ! répéta le jeune marchand en allant se camper vis-à-vis de Gania, toujours debout à l’entrée du salon. Mais, au même instant, il aperçut tout à coup dans cette pièce, juste en face de lui, Nastasia Philippovna. Évidemment Rogojine était loin de penser qu’il la rencontrerait là, car la vue de la jeune femme produisit sur lui un effet extraordinaire ; il devint si pâle que ses lèvres mêmes blêmirent. — Ainsi, c’est vrai ! murmura-t-il à voix basse et comme en se parlant à lui-même, tandis que sa physionomie prenait une expression d’égarement ; — c’est la fin !… Allons… me répondras-tu maintenant ? vociféra-t-il soudain en fixant sur Gania des yeux enflammés de colère… — Allons… ah !…

Il étouffait, les mots avaient peine à sortir de son gosier. Machinalement il fit un pas pour entrer dans le salon ; mais, comme il franchissait le seuil, il remarqua soudain la présence des dames Ivolguine, et, malgré son agitation, s’arrêta un peu confus. Lébédeff l’avait accompagné ; déjà fortement pris de boisson, l’employé ne quittait pas plus Rogojine que s’il eût été son ombre. À leur suite venaient l’étudiant, l’athlète, Zaliojeff, qui saluait à droite et à gauche, enfin le petit homme obèse. Tous, dans le premier moment, se sentirent assez gênés vis-à-vis de Nina Alexandrovna et de Varia, mais on aurait eu tort de compter sur la durée de cette impression ; il était clair que, quand le moment de commencer serait venu, ils oublieraient bien vite le respect dû aux dames.

— Comment ! toi aussi, tu es ici, prince ? fit distraitement Rogojine, un peu étonné de cette rencontre ; — et toujours avec tes guêtres, e-eh ! soupira-t-il.

Déjà il avait oublié le prince et reporté ses yeux sur Nastasia Philippovna, vers qui il s’avançait toujours, comme mû par une attraction magnétique.

De son côté, Nastasia Philippovna considérait les visiteurs avec un mélange de curiosité et d’inquiétude.

Gania finit par recouvrer sa présence d’esprit ; il promena un regard sévère sur ces intrus, et, s’adressant surtout à Rogojine :

— Mais permettez, qu’est-ce que cela signifie, à la fin ? dit-il d’une voix forte : — il me semble, messieurs, que vous n’êtes pas entrés dans une écurie ; ma mère et ma sœur sont ici.

— Nous le voyons bien, murmura entre ses dents Rogojine.

— Cela se voit, ajouta Lébédeff pour dire aussi quelque chose.

L’athlète, croyant sans doute que le moment était venu, fit entendre un sourd grognement.

Mais pourtant !… reprit Gania, dont la voix atteignit brusquement le diapason le plus élevé : — d’abord, je vous invite tous à rentrer dans la salle, ensuite permettez que je sache…

Rogojine ne bougea point de sa place.

— Eh ! il ne sait pas ! répliqua-t-il avec un sourire haineux : — tu ne reconnais pas Rogojine ?

— J’ai pu vous rencontrer quelque part, mais…

— Voyez-vous ça : il a pu me rencontrer quelque part ! Mais il n’y a pas plus de trois mois, tu m’as gagné au jeu deux cents roubles appartenant à mon père ; le vieillard est mort avant que cette perte arrivât à sa connaissance ; tu détournais mon attention et Kniff filait la carte. Tu ne me remets pas ? Ptitzine a été témoin de la chose ! Que je te montre trois roubles, que je les tire maintenant de ma poche, et, pour les gagner, tu marcheras à quatre pattes sur le boulevard Vasilievsky, — voilà ce que tu es ! Voilà quelle est ton âme ! En ce moment même je viens pour l’acheter tout entier ; ne fais pas attention à mes bottes, j’ai beaucoup d’argent, mon ami ; je t’achèterai tout entier, tout en vie… Si je veux, je vous achèterai tous ! J’achèterai tout ! vociféra Rogojine, chez qui l’ivresse se manifestait de plus en plus. — E-eh ! cria-t-il : — Nastasia Philippovna ! ne me chassez pas, je ne vous demande qu’un mot : l’épousez-vous, oui ou non ?

En posant cette question, Rogojine était troublé comme s’il s’adressait à quelque divinité, mais en même temps il parlait avec l’audace du condamné qui, devant l’échafaud, n’a plus rien à ménager. Il attendit la réponse, en proie à une anxiété mortelle.

Nastasia Philippovna le toisa d’un regard hautain et moqueur ; mais, après avoir successivement jeté les yeux sur Varia, sur Nina Alexandrovna et sur Gania, elle prit soudain une autre attitude.

— Pas du tout. Qu’est-ce que vous avez ? Et à quel propos l’idée vous est-elle venue de me demander cela ? répondit-elle d’un ton bas et sérieux où semblait percer un certain étonnement.

— Non ? non ! ! s’écria Rogojine, transporté de joie : — ainsi c’est non ? Mais ils m’avaient dit… Ah ! allons !… Nastasia Philippovna ! Ils prétendent que vous avez promis votre main à Ganka ! À lui ? Mais est-ce que c’est possible ? (Je le leur dis à tous !) Mais, moyennant cent roubles, je l’achèterai tout entier ; je lui payerai son désistement mille roubles, j’irai au besoin jusqu’à trois mille, et, la veille du jour fixé pour la noce, il s’éclipsera, il m’abandonnera la propriété pleine et entière de sa fiancée ! Est-ce vrai, lâche Ganka ? N’est-ce pas que tu prendrais les trois mille roubles ? Tiens, les voici ! Je suis venu pour te faire signer une renonciation en règle ; j’ai dit que je t’achèterais et je t’achèterai !

— Hors d’ici, homme ivre ! cria Gania, qui, tour à tour, rougissait et pâlissait.

Une explosion de murmures accueillit cette parole. Depuis longtemps la bande de Rogojine n’attendait qu’une provocation pour intervenir. Lébédeff s’était penché à l’oreille du marchand et lui parlait avec animation.

— C’est vrai, employé ! répondit Rogojine : — c’est vrai, sac à vin ! Eh ! soit. Nastasia Philippovna ! implora-t-il en la regardant d’un air insensé ; puis sa timidité fit soudain place à l’insolence : — voilà dix-huit mille roubles !

Ce disant, il jeta devant elle, sur la table, une liasse d’assignats enveloppée d’un papier blanc et ficelée avec un cordon noué en croix.

— Voilà ! Et… il y en aura encore !

Ce n’était pas tout ce qu’il voulait dire, mais il n’osa pas exprimer sa pensée jusqu’au bout.

Lébédeff se pencha de nouveau à l’oreille de Rogojine et lui parla à voix basse.

— Non, non, non ! l’entendit-on chuchoter d’un air consterné. On pouvait deviner que l’énormité de la somme effrayait l’employé et qu’il conseillait de proposer d’abord un chiffre de beaucoup inférieur.

— Non, mon ami, tu n’y entends rien… il est clair que, toi et moi, nous sommes des imbéciles ! répliqua Rogojine, frissonnant tout à coup sous le regard enflammé de Nastasia Philippovna. — E-eh ! j’ai eu tort de t’écouter, tu m’as fait faire une sottise, ajouta-t-il d’un ton qui exprimait le plus profond repentir.

En voyant la mine déconfite de Rogojine, Nastasia Philippovna partit d’un éclat de rire.

— Dix-huit mille roubles, à moi ? Voilà qui sent bien son moujik ! dit-elle avec un sans-gêne effronté, et elle se leva comme pour s’en aller. Gania, le cœur glacé, observait toute cette scène.

— Eh bien, quarante mille, quarante et non dix-huit, reprit vivement Rogojine ; — Vanka Ptitzine et Biskoup ont promis de me remettre quarante mille roubles ce soir, à sept heures. Quarante mille ! Tout sur la table !

Ce marchandage devenait franchement ignoble ; mais Nastasia Philippovna semblait prendre plaisir à le faire durer, car elle ne s’en allait pas et continuait à rire. Les dames Ivolguine s’étaient levées aussi, et, inquiètes, attendaient en silence le dénouement de l’aventure. Les yeux de Varia lançaient des flammes, mais tout cela causait un véritable malaise à Nina Alexandrovna ; elle tremblait et paraissait sur le point de s’évanouir.

— Puisqu’il en est ainsi, — cent ! Aujourd’hui même je mettrai cent mille roubles à votre disposition ! Ptitzine, trouve-les-moi, c’est une affaire qui te rapportera gros !

L’usurier s’approcha vivement de Rogojine et le saisit par le bras.

— Tu as perdu l’esprit ! lui dit-il tout bas : — tu es ivre, on va faire venir la police. Songe un peu où tu es !

— Il divague sous l’influence de la boisson, observa malignement Nastasia Philippovna.

— Non, je ne divague pas, l’argent sera prêt, il le sera ce soir. Ptitzine, âme d’usurier, je compte sur toi, prends l’intérêt que tu voudras et procure-moi cent mille roubles pour ce soir ; je prouverai que je n’attends pas ! répliqua Rogojine, qui s’exaltait de plus en plus.

Soudain Ardalion Alexandrovitch se fâcha.

— Mais pourtant, qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-il d’une voix menaçante en s’avançant vers le visiteur.

Le silence gardé jusqu’alors par le général rendait fort comique cette sortie imprévue. Des rires se firent entendre.

— Qu’est-ce qu’il a encore, celui-là ? ricana Rogojine : — viens avec moi, vieux, je te payerai à boire !

— C’est lâche ! protesta Kolia, qui pleurait de honte et d’indignation.

— Mais se peut-il qu’il ne se trouve parmi vous personne pour expulser d’ici cette déhontée ! s’écria brusquement Varia, toute tremblante de colère.

— C’est moi qu’on appelle une déhontée ! fit avec une gaieté méprisante Nastasia Philippovna : — et moi, comme une sotte, j’étais venue les inviter à ma soirée ! Voilà comme votre sœur me traite, Gabriel Ardalionovitch !

Devant l’emportement de sa sœur, Gania était d’abord demeuré anéanti, mais voyant que cette fois Nastasia Philippovna s’en allait bel et bien, il s’élança comme un forcené sur Varia, qu’il saisit violemment par la main.

— Qu’est-ce que tu as fait ? hurla-t-il en la regardant comme s’il eût voulu la foudroyer sur place. Il était décidément hors de lui et incapable de raisonner.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? Où me traînes-tu ? Tu veux peut-être que j’aille lui demander pardon parce qu’elle a insulté ta mère et qu’elle est venue déshonorer ta maison, homme bas ? riposta Varia, qui regardait son frère avec une expression de défi superbe.

Pendant quelques instants tous deux restèrent ainsi en face l’un de l’autre. Gania tenait toujours la main de sa sœur dans la sienne. À deux reprises Varia essaya de se dégager, mais elle n’y put réussir et tout à coup, devenue furieuse elle cracha au visage de son frère.

— Voilà une gaillarde ! cria Nastasia Philippovna. — Bravo, Ptitzine ! je vous félicite.

Un nuage se répandit sur les yeux de Gania ; ne se connaissant plus, le jeune homme leva la main sur sa sœur. Mais au moment où cette main allait s’abattre sur le visage de Varia, un autre bras arrêta tout à coup celui de Gania.

Entre lui et la jeune fille venait de se jeter le prince.

— Finissez ! assez, dit-il d’un ton ferme, bien qu’une agitation extraordinaire fît trembler tous ses membres.

— Ainsi, je te rencontrerai éternellement sur mon chemin ! vociféra Gania au paroxysme de la rage et, lâchant soudain Varia, il asséna au prince un violent soufflet.

— Ah ! fit Kolia en frappant ses mains l’une contre l’autre : — ah ! mon Dieu !

De toutes parts retentirent des exclamations. Le prince pâlit. Il regarda Gania en plein visage avec une singulière expression de reproche ; ses lèvres tremblantes firent un effort pour parler ; un sourire étrange les crispa.

— Allons, moi, peu importe… mais elle… je ne le souffrirai pas !… murmura-t-il enfin. Puis, comme si la vue de Gania lui eût été trop pénible, il le quitta brusquement, et, couvrant son visage de ses mains, se retira dans un coin de la chambre ; là, tourné du côté du mur, il ajouta d’une voix entrecoupée :

— Oh ! combien vous aurez honte de votre action !

Le fait est que Gania semblait atterré ; Kolia courut serrer Muichkine dans ses bras et lui prodigua ses caresses ; après lui vinrent se grouper autour du prince Rogojine, Varia, Ptitzine, Nina Alexandrovna, — tout le monde, sans même en excepter le vieil Ardalion Alexandrovitch.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! répondait à chacun d’eux le prince, qui avait toujours sur les lèvres le même sourire étrange.

— Et il s’en repentira ! cria Rogojine : — tu auras honte, Ganka, d’avoir outragé une telle… brebis (il ne put trouver un autre mot) ! Prince, mon âme, laisse-les là ; crache sur eux, viens avec moi ! Tu sauras comme aime Rogojine !

Nastasia Philippovna avait été, elle aussi, très-frappée et de la conduite de Gania et de la réponse du prince. Sa gaieté d’emprunt qui s’harmonisait si peu avec son visage ordinairement pâle et rêveur parut faire place à un sentiment nouveau. Cependant on voyait que la jeune femme s’efforçait de réagir contre cette impression et de conserver une physionomie moqueuse.

— Vraiment, j’ai vu sa figure quelque part ! observa-t-elle soudain d’un ton sérieux, se rappelant que la même idée lui était déjà venue tout à l’heure.

— Et vous, n’êtes-vous pas honteuse de votre manière d’être ? Est-ce que vous êtes telle que vous avez voulu le paraître ? Mais cela est-il possible ? s’écria brusquement le prince.

Ces paroles de reproche et l’émotion sincère avec laquelle Muichkine les prononça, étonnèrent Nastasia Philippovna. Quelque peu troublée, elle sourit, sans doute pour se donner une contenance, jeta les yeux sur Gania et sortit du salon. Mais avant d’être arrivée à l’antichambre, elle rentra tout à coup, s’avança vivement vers Nina Alexandrovna, lui prit la main et la porta à ses lèvres.

— En effet, je ne suis pas telle, il l’a compris, murmura-t-elle précipitamment, d’une voix émue, tandis qu’une subite rougeur colorait son visage ; puis, tournant sur ses talons, elle se retira si vite que personne ne put s’expliquer pourquoi elle était rentrée. On l’avait seulement vue parler tout bas à Nina Alexandrovna et on avait cru remarquer qu’elle lui baisait la main. Mais aucun détail de cette rapide scène n’avait échappé à Varia et, lorsque la visiteuse sortit, la jeune fille la suivit d’un regard étonné.

Gania, reprenant conscience de lui-même, s’élança sur les pas de Nastasia Philippovna, mais elle avait déjà quitté le salon. Il la rejoignit sur l’escalier.

— Ne me reconduisez pas ! lui cria-t-elle. — Au revoir, à ce soir ! Ne manquez pas de venir, vous entendez !

Il revint dans l’appartement, troublé, soucieux, oppressé par une énigme qu’il sentait peser plus lourdement que jamais sur son âme. La pensée du prince traversa aussi son esprit… À côté de lui passa comme une trombe toute la bande de Rogojine. Ces hommes sortaient en causant bruyamment, et, dans la précipitation de leur départ, ils bousculèrent même Gania, mais celui-ci était si préoccupé qu’il le remarqua à peine. Quant à Rogojine, il s’en alla en compagnie de Ptitzine, à qui il paraissait faire les recommandations les plus pressantes.

— Tu as perdu, Ganka ! cria-t-il en sortant.

Gabriel Ardalionovitch l’accompagna d’un regard inquiet jusqu’au moment où il eut disparu.