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L’Idiot/I/Chapitre 9

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 133-146).

IX

Un silence général suivit ces mots ; tous regardèrent le prince comme s’ils ne le comprenaient pas et désiraient ne pas le comprendre. La frayeur avait cloué Gania à sa place.

La visite de Nastasia Philippovna, dans les circonstances présentes surtout, constituait pour tout le monde l’événement le plus étrange, le plus inattendu et le plus inquiétant. D’abord, c’était la première fois que cette personne venait chez les Ivolguine. Jusqu’alors elle s’était montrée tellement dédaigneuse à leur égard que même, en causant avec Gania, elle n’avait jamais manifesté le désir de faire leur connaissance ; depuis quelque temps, elle ne parlait pas plus d’eux que s’ils n’avaient pas existé. En un sens, Gania était bien aise qu’elle évitât un sujet d’entretien si scabreux pour lui ; mais, au fond de son cœur, il conservait une amère rancune de cette indifférence méprisante. En tout cas, il croyait Nastasia Philippovna beaucoup plus disposée à se moquer de ses parents qu’à leur faire une politesse : elle était au courant, il le savait très-bien, de tout ce qui se passait chez lui depuis qu’il avait demandé sa main, et elle n’ignorait pas de quel œil la famille Ivolguine la considérait. En ce moment, c’est-à-dire après le don du portrait et quelques heures avant la soirée où elle avait promis de décider du sort de Gania, la visite de la jeune femme semblait avoir une signification facile à comprendre.

Le doute qui se lisait dans tous les yeux fixés sur le prince ne dura pas longtemps : Nastasia Philippovna apparut elle-même à l’entrée du salon et, cette fois encore, en pénétrant dans la chambre, elle poussa légèrement le prince.

— Enfin j’ai réussi à entrer !… Pourquoi y a-t-il une sonnette chez vous ? dit-elle gaiement en tendant la main à Gania, qui s’était aussitôt élancé vers elle. — Quelle mine stupéfaite vous avez ! Présentez-moi donc, je vous prie !…

Le jeune homme ahuri la présenta d’abord à Varia. Les deux femmes, avant de se tendre la main, échangèrent des regards étranges. Nastasia Philippovna, du reste, riait et affectait l’enjouement, mais Varia ne se donna pas la peine de feindre : longuement, d’un air sombre, elle considéra la visiteuse, sans que son visage offrît la moindre trace du sourire obligé en pareille circonstance. Gania se sentit défaillir ; ce n’était pas le moment de supplier : il lança à sa sœur un coup d’œil si menaçant que la jeune fille comprit à l’instant même de quelle importance était pour son frère la présente minute. En conséquence, elle se décida à être plus aimable, et ses lèvres ébauchèrent une sorte de sourire à l’adresse de Nastasia Philippovna. (Tous les membres de la famille avaient encore beaucoup d’attachement les uns pour les autres.)

Après avoir présenté Nastasia Philippovna à sa sœur, Gania la présenta à sa mère, ou plutôt lui présenta sa mère, car, dans son trouble, le jeune homme ne savait plus ce qu’il faisait. Nina Alexandrovna fut fort convenable, mais à peine commençait-elle à parler du plaisir particulier avec lequel, etc., que la visiteuse, sans l’écouter, interpella tout à coup Gania ; en même temps, bien qu’on ne l’eût pas encore invitée à prendre un siège, elle s’assit sur un petit divan, dans le coin près de la fenêtre.

— Où est donc votre cabinet ? cria-t-elle. — Et… et où sont les locataires ? Vous louez des chambres, n’est-ce pas ?

Gania devint cramoisi et bégaya une réponse inintelligible.

— Où peut-on donc mettre des locataires ? Vous n’avez pas même de cabinet ! reprit Nastasia Philippovna, — Et c’est d’un bon rapport ? demanda-t-elle brusquement à Nina Alexandrovna.

— Pour qu’on se donne cet embarras, il faut naturellement que cela rapporte quelque chose, répondit la vieille dame. — Du reste, nous venons seulement de…

Mais Nastasia Philippovna semblait décidée à ne pas l’écouter ; elle jeta les yeux sur Gania, se mit à rire et lui cria :

— Quel visage vous avez ! Oh ! mon Dieu, quelle tête vous faites en ce moment !

Cette hilarité dura quelques instants. Le fait est que Gania ne se ressemblait plus à lui-même : sa stupéfaction, son effarement comique avaient disparu tout à coup, mais il était affreusement pâle et des contractions crispaient ses lèvres ; silencieux, il tenait ses yeux fixés avec une expression sinistre sur la jeune femme, qui continuait à rire.

Le prince n’avait pas encore pu secouer l’espèce de catalepsie qui s’était emparée de lui à la vue de Nastasia Philippovna ; il était resté comme pétrifié à l’entrée du salon. Cependant la pâleur et l’altération du visage de Gania ne laissèrent pas de le frapper ; par un mouvement dont il ne fut pas le maître, il s’avança soudain vers le jeune homme.

— Buvez de l’eau, lui dit-il tout bas. — Et ne regardez pas ainsi…

Évidemment, il ne fallait chercher aucun sous-entendu, aucune arrière-pensée dans ces paroles : elles avaient jailli spontanément de la bouche du prince, sans qu’il y attachât un sens particulier ; néanmoins elles produisirent un effet extraordinaire. Il semblait que toute la colère de Gania se fût subitement reportée sur Muichkine : il le saisit par l’épaule et, silencieusement, comme s’il eût été hors d’état de proférer un mot, darda sur lui un regard chargé de haine et de rancune. Ce fut un émoi général dans le salon ; Nina Alexandrovna poussa même un léger cri. Ptitzine, inquiet, s’avança vivement vers les deux hommes. Kolia et Ferdychtchenko, qui allaient entrer, s’arrêtèrent stupéfaits. Varia seule resta impassible. Debout un peu à l’écart, les bras croisés sur sa poitrine, la jeune fille continuait à tout observer du coin de l’œil.

Mais, en moins d’un instant, Gania recouvra la possession de lui-même ; son emportement fit place à un rire nerveux.

— Mais que dites-vous, prince ? il faudrait appeler un médecin, n’est-ce pas ? s’écria-t-il avec autant de gaieté et de bonhomie que possible ; — il m’a même fait peur ! Nastasia Philippovna, on peut vous le présenter ; c’est un type inappréciable, quoique moi-même je ne le connaisse que depuis ce matin.

Nastasia Philippovna regarda Muichkine d’un air ébahi.

— Prince ? Il est prince ? Figurez-vous, tout à l’heure, dans l’antichambre, je l’ai pris pour un laquais et je lui ai ordonné d’aller m’annoncer ! Ha, ha, ha !

— N’y a pas de mal, n’y a pas de mal ! dit Ferdychtchenko, qui, bien aise de voir que l’on commençait à rire, s’empressa de se mêler à la société : — ça ne fait rien : se non è vero

— Et, qui plus est, je crois bien vous avoir brutalisé, prince. Pardonnez-moi, je vous prie. Ferdychtchenko, comment êtes-vous ici à pareille heure ? Je pensais, du moins, ne pas vous trouver… Qui ? Quel prince ? Muichkine ? demanda-t-elle à Gania qui, tenant toujours le prince par l’épaule, venait d’achever la présentation.

— Il loge chez nous, répéta le jeune homme.

Il était clair qu’on faisait jouer au prince le rôle de bête curieuse ; sa présence fournissait un moyen de sortir d’une situation fausse et on le jetait, pour ainsi dire, à la tête de Nastasia Philippovna ; il perçut même distinctement le mot « idiot », murmuré derrière lui, probablement par Ferdychtchenko, pour l’édification de la visiteuse.

— Dites-moi, pourquoi donc m’avez-vous laissée dans l’erreur tantôt, quand je me suis si terriblement… trompée sur votre compte ? reprit Nastasia Philippovna en examinant le prince des pieds à la tête avec le sans-gêne le plus cavalier ; puis elle attendit impatiemment la réponse, présumant que celle-ci allait égayer tout le monde par sa bêtise.

— J’ai été surpris en vous apercevant ainsi tout d’un coup… balbutia le prince.

— Mais comment m’avez-vous reconnue ? Où m’aviez-vous vue auparavant ? Au fait, il me semble l’avoir vu quelque part ! Et permettez-moi de vous demander pourquoi tout à l’heure vous êtes resté cloué sur place : qu’y a-t-il de si stupéfiant en moi ?

— Allons donc, allons ! fit plaisamment Ferdychtchenko ; — mais allons donc ! Oh ! Seigneur, si c’était moi, que de choses je répondrais à une pareille question ! Mais allons donc !… Vraiment, prince, il faut que tu sois joliment godiche !

Muichkine se mit à rire.

— Moi aussi, à votre place, je dirais bien des choses, répondit-il à Ferdychtchenko ; — tantôt votre portrait m’a beaucoup frappé, ajouta-t-il en s’adressant à Nastasia Philippovna ; — ensuite j’ai causé de vous avec les Épantchine… et déjà ce matin, avant d’arriver à Pétersbourg, je m’étais trouvé dans le train avec Parfène Rogojine, qui m’avait longuement parlé de vous… Au moment même où je vous ai ouvert la porte, je pensais à vous, et tout d’un coup vous m’êtes apparue.

— Mais comment donc avez-vous su que c’était moi ?

— Parce que je connaissais votre portrait et…

— Et quoi encore ?

— Et parce que vous répondez de tout point à l’idée que je m’étais faite de vous… Il me semble aussi vous avoir vue quelque part.

— Où ? où ?

— Je dois avoir déjà vu vos yeux quelque part… mais c’est impossible !… J’ai dit cela sans y faire attention… Je n’ai même jamais habité à Pétersbourg… Peut-être en songe…

— Ah çà ! prince ! cria Ferdychtchenko. — Non je retire mon mot : se non è vero… Du reste… du reste, il dit tout cela sans y entendre malice ! ajouta-t-il avec compassion.

Le prince avait proféré ces quelques phrases d’une voix inquiète, entrecoupée, comme quelqu’un à qui le souffle manque. Tout en lui dénotait une agitation extraordinaire. Nastasia Philippovna le considérait avec curiosité, mais elle ne riait plus…

Soudain, derrière le cercle qui s’était formé autour du prince et de la jeune femme, se fit entendre une voix sonore ; le groupe s’entr’ouvrit pour laisser passer le père de famille lui-même, le général Ivolguine. Il était en frac, et sur sa poitrine s’étalait un plastron d’une propreté irréprochable ; ses moustaches étaient teintes.

L’apparition d’Ardalion Alexandrovitch porta un coup terrible à Gania.

Ce vaniteux jeune homme, dont l’amour-propre souffrant confinait à l’hypocondrie, avait dû avaler bien des couleuvres depuis deux mois, et voilà qu’une dernière humiliation, la plus cruelle de toutes, lui était réservée ! Il fallait qu’il connût le supplice de rougir des siens, chez lui, dans sa propre maison. Une pensée traversa alors son esprit : « Mais enfin le jeu en vaut-il la chandelle ? »

En ce moment se produisait un fait dont, durant ces deux mois, la simple possibilité entrevue à l’état de cauchemar dans le silence de ses nuits le glaçait de terreur, l’affolait de honte : enfin avait lieu la rencontre de son père avec Nastasia Philippovna. Parfois, se roidissant contre lui-même, il avait essayé de se représenter le général pendant la cérémonie nuptiale, et jamais il n’en avait eu la force, tant ce tableau lui répugnait. On trouvera peut-être que Gania s’exagérait beaucoup les choses, mais c’est toujours ce qui arrive aux gens vaniteux. Après avoir longuement réfléchi à cela, il s’était juré qu’à tout prix il ferait momentanément disparaître son père : si c’était possible, il l’éloignerait même de Pétersbourg, que Nina Alexandrovna y consentît ou non. Dix minutes auparavant, lorsque Nastasia Philippovna était entrée, Gania, dans son trouble, avait complètement oublié que le général pouvait se montrer au salon ; aussi n’avait-il pris aucune mesure en prévision de cet événement. Et voilà qu’Ardalion Alexandrovitch apparaissait devant tout le monde ; bien plus, il s’était mis en habit, il faisait une entrée triomphale, et cela au moment même où Nastasia Philippovna ne cherchait qu’une occasion pour accabler de sarcasmes Gania et ses proches. (Le jeune homme en était persuadé.) Quel sens, en effet, pouvait avoir sa visite, sinon celui-là ? Était-elle venue chez lui pour faire des avances à sa mère et à sa sœur ou pour les blesser ? L’attitude respective de ces dames tranchait la question : Nina Alexandrovna et sa fille étaient assises à l’écart comme des créatures conspuées, tandis que la visiteuse semblait avoir même oublié leur présence dans la chambre… Si elle se comportait ainsi, c’est, sans doute, qu’elle avait son but !

Ferdychtchenko s’empara du général et l’amena à Nastasia Philippovna. Le vieillard s’inclina en souriant devant la jeune femme.

— Ardalion Alexandrovitch Ivolguine, dit-il avec dignité, — un vieux et malheureux soldat, père d’une famille que réjouit l’espoir de compter bientôt parmi ses membres une si charmante…

Il n’acheva pas ; Ferdychtchenko se hâta de lui avancer une chaise sur laquelle le général se laissa choir lourdement : après son dîner, il avait toujours les jambes un peu vacillantes ; du reste, cette circonstance ne le démonta point. Il s’assit vis-à-vis de Nastasia Philippovna, et, lentement, avec une galanterie de haut goût, porta à ses lèvres les petits doigts de la visiteuse. Ardalion Alexandrovitch ne se déconcertait pas facilement. À part une certaine négligence de tenue, son extérieur était resté assez convenable, ce que lui-même savait fort bien. Autrefois il avait vécu dans un monde très comme il faut, et il n’y avait pas plus de deux ou trois ans qu’il se trouvait mis à l’index de la bonne société. Depuis lors il s’était abandonné à divers excès, mais il avait néanmoins conservé l’aisance et l’agrément de ses manières. Nastasia Philippovna parut extrêmement contente de voir Ardalion Alexandrovitch, que, sans doute, elle connaissait déjà de réputation.

— J’ai appris que mon fils… commença-t-il.

— Oui, votre fils ! Vous êtes encore gentil aussi, vous, papa ! Pourquoi ne vous voit-on jamais chez moi ? Est-ce vous-même qui vous cachez, ou votre fils qui vous cache ? Vous pouvez venir chez moi sans compromettre personne.

— Les enfants du dix-neuvième siècle et leurs parents… voulut expliquer le général.

— Nastasia Philippovna ! souffrez, je vous prie, qu’Ardalion Alexandrovitch vous quitte pour un instant, on le demande, dit à haute voix Nina Alexandrovna.

— Qu’il me quitte ? Permettez, j’ai tant entendu parler de lui, depuis si longtemps je désirais le voir ! Et quelles affaires a-t-il donc ? Est-ce qu’il n’est pas en retraite ? Vous ne me quitterez pas, général, vous ne vous en irez pas ?

— Je vous promets qu’il reviendra, mais à présent il a besoin de repos.

— Ardalion Alexandrovitch, on dit que vous avez besoin de repos ! cria Nastasia Philippovna avec la mine mécontente et grognonne d’une petite fille capricieuse à qui on retire un jouet.

Quant au général, il se prêta on ne peut plus complaisamment à la mystification.

— Mon amie ! mon amie ! fit-il d’un ton de reproche en s’adressant avec solennité à sa femme et en mettant la main sur son cœur.

— Vous ne vous en irez pas d’ici, maman ? demanda d’une voix sonore Barbara Ardalionovna.

— Non, Varia, je resterai jusqu’à la fin.

Nastasia Philippovna ne put pas ne pas entendre la question et la réponse, mais elle n’en devint que plus gaie, et immédiatement elle se remit à accabler de questions le général. Cinq minutes après, celui-ci, fort en train, pérorait au milieu des éclats de rire de l’assistance.

Kolia tira le prince par la basque de son vêtement.

— Mais emmenez-le ! Est-ce que cela est possible ? Je vous en prie ! — Et des larmes d’indignation brillaient dans les yeux du pauvre garçon. — Oh ! maudit Ganka ! ajouta-t-il à part soi.

Cependant le général continuait à répondre d’abondance aux questions de Nastasia Philippovna :

— J’ai été, en effet, très-lié avec Ivan Fédorovitch Épantchine. Moi, lui et le feu prince Léon Nikolaïévitch Muichkine, dont j’ai embrassé aujourd’hui le fils, que je n’avais pas vu depuis vingt ans, nous étions trois inséparables, quelque chose comme les trois mousquetaires : Athos, Porthos et Aramis. Mais, hélas ! l’un est dans la tombe, tué par une calomnie et par une balle, l’autre est devant vous, luttant encore contre les calomnies et les balles…

— Contre les balles ! s’écria Nastasia Philippovna.

— Elles sont ici, dans ma poitrine, mais je les ai reçues au siège de Kars, et, quand le temps est mauvais, je les sens. Sous tous les autres rapports, je vis en philosophe, je me promène, je joue aux dames à mon café, comme un bourgeois retiré des affaires, et je lis l’Indépendance. Mais, pour ce qui est de notre Porthos, Épantchine, je n’ai plus du tout de relations avec lui depuis l’histoire qui m’est arrivée en chemin de fer il y a trois ans, à l’occasion d’un bichon.

— D’un bichon ? Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda avec une vive curiosité la visiteuse. — Vous avez eu une histoire avec un bichon ? Permettez, et en chemin de fer !… ajouta-t-elle comme si les paroles du général lui avaient rappelé quelque chose.

— Oh ! une sotte aventure, ce n’est même pas la peine de revenir là-dessus : au sujet de mistress Schmidt, gouvernante chez la princesse Biélokonsky, mais… ce n’est pas une chose à répéter.

— Si fait, racontez-la donc ! reprit gaiement Nastasia Philippovna.

— Moi non plus, je n’en ai pas encore entendu parler, observa Ferdychtchenko ; — c’est du nouveau.

— Ardalion Alexandrovitch ! fit d’une voix suppliante Nina Alexandrovna.

— Papa, on vous demande ! cria Kolia.

— L’histoire est bête et peut se raconter en deux mots, commença d’un air suffisant le général. — Il y a de cela deux ans, oui ! à peu près ; on venait d’inaugurer la ligne de… Ayant à faire un voyage d’une extrême importance, je prends un billet de première classe (j’étais en civil), je monte dans le train, je m’assieds et je fume. C’est-à-dire que je continue à fumer, car j’avais allumé mon cigare avant de monter en wagon. J’étais seul dans le compartiment. Il n’est pas permis de fumer, mais cela n’est pas défendu non plus, on peut donc se croire à demi autorisé à le faire, d’ailleurs la glace était baissée. Tout à coup, au moment où le train va partir, deux dames, ayant avec elles un bichon, viennent s’installer juste en face de moi : l’une, vêtue très-luxueusement, porte une robe bleu clair ; l’autre, dont la mise est plus modeste, a une robe de soie noire avec une pèlerine. Ces voyageuses ne sont pas mal, elles promènent autour d’elles un regard hautain et se parlent en anglais. Moi, naturellement, je continue à fumer comme si de rien n’était. C’est-à-dire que j’avais bien eu une minute d’hésitation, mais ensuite je m’étais dit : « Bah ! puisque la fenêtre est ouverte, la fumée ne peut pas les gêner. » Le bichon repose sur les genoux de la dame à la robe bleue : il est tout petit, pas plus gros que mon poing, noir avec les pattes blanches, c’est même une rareté. Il a un collier d’argent avec une devise. Je fume toujours sans m’inquiéter de mes compagnes de voyage ; je remarque seulement qu’elles paraissent fâchées, c’est sans doute mon cigare qui les met de mauvaise humeur. L’une d’elles braque sur moi un lorgnon d’écaille. Je ne m’en émeus pas, car, après tout, elles ne disent rien ! Si elles avaient parlé, prévenu, fait une observation quelconque… on a une langue, c’est pour s’en servir ! Mais non, elles se taisent… soudain, sans le moindre avertissement préalable, comme si elle avait subitement perdu l’esprit, la dame à la robe bleue m’arrache mon cigare des mains et le jette par la fenêtre. Le wagon vole. Je la regarde stupéfait. C’est une femme étrange, du reste, bien en chair, grosse, grande, blonde, vermeille (trop même), ses yeux fixés sur moi lancent des éclairs. Sans proférer un mot, avec une politesse parfaite, raffinée, pour ainsi dire, je m’approche du bichon, je le prends délicatement par le cou, et vlan ! je l’envoie rejoindre le cigare ! À peine pousse-t-il un petit cri ! Le wagon vole toujours…

— Vous êtes un monstre ! s’exclama Nastasia Philippovna en riant et en battant des mains comme une petite fille.

— Bravo, bravo ! cria Ferdychtchenko. Ptitzine ne put s’empêcher de sourire, quoiqu’il eût été de ceux que l’apparition du général avait vivement contrariés. Kolia lui-même accueillit aussi par des rires et des applaudissements le récit de son père.

— Et j’étais dans mon droit, j’avais trois fois raison ! poursuivit avec feu le général triomphant, — attendu que, s’il n’est pas permis de fumer en wagon, à plus forte raison il est défendu d’y introduire des chiens.

— Bravo, papa ! cria Kolia enthousiasmé : — c’est splendide ! Moi aussi, certainement, j’aurais agi de même ! Certainement !

— Mais la dame, comment a-t-elle pris cela ? demanda Nastasia Philippovna, impatiente de connaître la fin de l’aventure.

— Elle ? Eh bien, voilà justement où l’histoire devient vilaine, répondit en fronçant le sourcil Ardalion Alexandrovitch ; — sans dire un mot, sans le plus petit avertissement, elle me flanque un soufflet ! Une femme étrange !

— Et vous, qu’est-ce que vous avez fait alors ?

Le général baissa les yeux, releva les sourcils, haussa les épaules, serra les lèvres, écarta les bras, et, après un instant de silence, dit brusquement :

— Je n’ai pas pu me contenir !

— Et vous avez tapé fort ?

— Oh ! je vous assure bien que non ! Ç’a été un scandale, mais je n’ai pas frappé fort. Je me suis borné à me défendre, à repousser son attaque. Malheureusement cette affaire était un coup monté par Satan lui-même : la dame à la robe bleue se trouvait être une Anglaise, institutrice chez la princesse Biélokonsky, ou amie de la maison, et la dame en noir était l’aînée des kniajnas[1] Biélokonsky, une vieille fille de trente-cinq ans. Or on sait quelle intimité existe entre la générale Épantchine et cette famille. Ce sont des évanouissements, des larmes, on prend le deuil du bichon favori, les six kniajnas mêlent leurs gémissements à ceux de l’Anglaise, la fin du monde, quoi ! Bien entendu, je suis allé exprimer mes regrets, j’ai fait des excuses, j’ai écrit une lettre, mais on n’a voulu recevoir ni moi ni ma lettre. De là est résultée ma rupture avec les Épantchine et, finalement, mon expulsion du service !

— Mais permettez, comment cela se fait-il ? demanda tout à coup Nastasia Philippovna ; — il y a cinq ou six jours, j’ai lu dans l’Indépendance, — je lis régulièrement ce journal, — une histoire tout à fait pareille. Mais exactement la même ! Cela s’était passé dans un wagon, sur une ligne rhénane, entre un Français et une Anglaise ; il y avait aussi un cigare arraché des mains et un bichon jeté par la portière, enfin le dénouement était le même que celui de votre aventure. La similitude se retrouve jusque dans la robe de la dame, qui était bleu clair aussi !

Le général devint tout rouge ; Kolia, non moins confus que son père, prit sa tête à deux mains ; Ptitzine se détourna par un brusque mouvement. Seul Ferdychtchenko continua à rire. Quant à Gania, inutile de dire que, depuis le commencement de cette conversation, il était au supplice.

— Je vous assure, balbutia Ardalion Alexandrovitch, — que la même chose m’est arrivée, à moi aussi…

— Papa a eu, en effet, maille à partir avec mistress Schmidt, l’institutrice des Biélokonsky, affirma hautement Kolia, — je m’en souviens !

— Comment ! Voilà une coïncidence étrange ! Deux histoires absolument identiques dans tous leurs détails seraient arrivées aux deux bouts de l’Europe ! poursuivit impitoyablement Nastasia Philippovna : — je vous enverrai l’Indépendance belge !

— Mais notez, répliqua le général, — que mon aventure a eu lieu deux ans plus tôt…

— Ah ! voilà, cela fait une différence, reprit la visiteuse, qui riait aux larmes.

— Papa, je désirerais vous dire deux mots en particulier, fit Gania d’une voix tremblante, et machinalement il saisit son père par l’épaule. La haine la plus profonde se révélait dans le regard du jeune homme.

Au même instant retentit un violent coup de sonnette. On avait tiré le cordon presque à le rompre. Cela faisait deviner une visite extraordinaire. Kolia courut ouvrir.

  1. Princesses non mariées.