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L’Idiot/I/Chapitre 5

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 62-84).

V

Élisabeth Prokofievna était fière de sa naissance. Que devint-elle lorsque, de but en blanc sans la moindre préparation, on lui apprit que le dernier représentant de sa race, ce prince Muichkine dont elle avait déjà entendu parler quelque peu, n’était guère autre chose qu’un malheureux idiot et un pauvre hère vivant d’aumônes ? Le général avait prémédité ce coup de théâtre : craignant un interrogatoire au sujet des perles, il avait voulu détourner sur un autre objet l’attention de sa femme.

D’ordinaire, dans les circonstances exceptionnelles, Élisabeth Prokofievna ouvrait de grands yeux, et, le corps un peu rejeté en arrière, regardait vaguement devant elle, sans proférer un mot. C’était une femme grande et maigre, avec un nez légèrement bossu, des joues jaunes et avalées, des lèvres minces et creuses. Sa chevelure grisonnante était encore épaisse. Son front était haut, mais étroit. Ses yeux gris et assez grands avaient parfois l’expression la plus inattendue. Ayant eu jadis la faiblesse de croire que son regard produisait un effet extraordinaire, elle restait inébranlable dans cette conviction.

— Le recevoir ? Vous me parlez de le recevoir, maintenant, tout de suite ?

Et, roulant les yeux le plus possible, la générale regardait son mari, qui allait et venait en face d’elle.

— Oh ! tu n’as pas à te gêner le moins du monde, ma chère : c’est seulement dans le cas où il te plairait de le voir, se hâta d’expliquer Ivan Fédorovitch. — C’est tout à fait un enfant, et même un enfant à plaindre ; il est sujet aux accès d’une certaine maladie ; en ce moment il arrive de Suisse ; il s’est rendu ici au sortir du wagon ; sa mise est étrange, c’est un peu le costume allemand, et, qui plus est, il n’a pas un kopek ; je n’exagère pas ; il a presque les larmes aux yeux. Je lui ai donné vingt-cinq roubles et je veux lui procurer un petit emploi de scribe dans notre chancellerie. Vous, mesdames, je vous prie de le régaler un peu, car il paraît avoir faim…

— Vous m’étonnez, répondit sans changer de ton la générale ; — il a faim et il est sujet à des accès ! Quels sont ces accès ?

— Oh ! ils ne se renouvellent pas si souvent, et, d’ailleurs, il est presque comme un baby ; du reste, il a reçu de l’éducation. Je voulais vous prier, mesdames, de lui faire subir un examen, ajouta le général en s’adressant de nouveau à ses filles, — il serait bon de savoir à quoi il est apte.

— Lui faire subir un examen ? répéta d’une voix traînante Élisabeth Prokofievna, tandis que son regard profondément étonné allait de ses filles à son mari et vice versa.

— Oh ! ma chère, ne donne pas un tel sens… du reste, comme il te plaira ; je me proposais de le traiter avec bienveillance et de l’introduire auprès de vous, parce que c’est presque une bonne action.

— L’introduire auprès de nous ? Et il arrive de la Suisse ?

— Qu’est-ce que cela fait qu’il arrive de la Suisse ? Mais, je le répète, ce sera comme tu voudras. Cette idée m’était venue, d’abord parce que c’est un homonyme et peut-être même un parent, ensuite parce qu’il ne sait où reposer sa tête. J’avais même pensé que, comme membre de notre famille, il éveillerait en toi quelque intérêt.

— Cela va de soi, maman, s’il n’y a pas à se gêner avec lui, dit Alexandra ; — de plus, il arrive de voyage, il a faim, pourquoi ne pas le nourrir, s’il ne sait où aller ?

— Et puis c’est tout à fait un enfant, on peut encore jouer à cligne-musette avec lui.

— Jouer à cligne-musette ? Comment ?

— Ah ! maman, cessez de poser, je vous en prie ! fit avec colère Aglaé.

Adélaïde, qui était d’un caractère gai, se mit à rire.

— Appelez-le, papa, maman permet, décida Aglaé.

Ivan Fédorovitch sonna et donna ordre d’introduire le prince.

— Mais à condition qu’on lui nouera une serviette autour du cou, lorsqu’il se mettra à table, déclara la générale ; — il faudra dire à Fédor ou à Marc de se tenir derrière sa chaise et d’avoir l’œil sur lui pendant le repas. Est-il tranquille, au moins, dans ses accès ? Ne fait-il pas de gestes ?

— Au contraire, il est même très-bien élevé et il a de fort bonnes façons. Un peu trop simple parfois… Mais le voilà lui-même ! Je vous présente le dernier des princes Muichkine, un homonyme et peut-être même un parent ; faites-lui bon accueil. Ces dames vont déjeuner, prince ; ainsi, faites-leur l’honneur… Mais, pardon, je suis en retard, je me sauve…

— On sait où vous vous sauvez, observa d’un ton significatif Élisabeth Prokofievna.

— Je me sauve, je me sauve, ma chère, je suis en retard ! Mais, mesdames, donnez-lui vos albums pour qu’il y écrive quelque chose, vous verrez quel talent il a ! C’est un calligraphe hors ligne ! Tout à l’heure il a reproduit sous mes yeux un spécimen de l’écriture d’autrefois : « L’igoumène Pafnoutii a apposé sa signature… » Allons, au revoir.

— Pafnoutii ? L’igoumène ? Mais attendez un peu, attendez, où allez-vous donc et qu’est-ce que c’est que ce Pafnoutii ? cria la générale prise de colère et presque d’inquiétude, tandis que son mari gagnait rapidement la porte.

— Oui, oui, ma chère, c’était un igoumène du temps passé… Mais je vais chez le comte, il m’attend depuis longtemps, lui-même m’avait donné rendez-vous… Prince, au revoir !

Le général partit au plus vite.

— Je sais chez quel comte il va ! dit d’un ton âpre Élisabeth Prokofievna, et ses yeux se reportèrent sur le prince avec une expression de mécontentement. — Quoi donc ! grommela ensuite l’irascible générale en faisant appel à ses souvenirs ; — eh bien, qu’est-ce que c’est ? Ah ! oui ; eh bien, quel igoumène ?

— Maman… commença Alexandra.

Aglaé frappa du pied.

— Laissez-moi parler, Alexandra Ivanovna, interrompit sèchement la mère, — moi aussi je veux savoir. Asseyez-vous ici, prince, tenez, sur ce fauteuil, en face de moi, non, ici, au soleil ; mettez-vous plus près de la lumière, que je puisse vous voir. Eh bien, quel igoumène ?

— L’igoumène Pafnoutii, répondit sérieusement le prince.

— Pafnoutii ? C’est intéressant ; eh bien, qu’est-ce qu’il a fait ?

Élisabeth Prokofievna questionnait d’une voix brusque et impatiente, les yeux toujours fixés sur le prince. Lorsque celui-ci répondit, elle l’écouta en hochant la tête après chacune de ses paroles.

— L’igoumène Pafnoutii vivait au quatorzième siècle, commença le prince, — son monastère était situé sur les bords du Volga, dans la contrée qui s’appelle maintenant le gouvernement de Kostroma. Il était célèbre par la sainteté de sa vie ; il est allé à la Horde, a aidé à arranger certaines affaires et a mis sa signature au bas d’un papier. J’ai vu un fac-similé de ce seing, l’écriture m’a plu et je me suis appliqué à l’imiter. Tantôt, comme le général voulait voir si j’ai une assez belle main pour pouvoir être employé quelque part, j’ai tracé plusieurs phrases offrant chacune un type d’écriture différent. Entre autres phrases se trouvait celle-ci : «  L’igoumène Pafnoutii a apposé sa signature », dans laquelle j’avais reproduit l’écriture même du moine. Cela a beaucoup plu au général, voilà pourquoi il en a parlé tout à l’heure.

— Aglaé, dit Élisabeth Prokofievna, — rappelle-toi : Pafnoutii, ou plutôt prends-en note, autrement je suis sûre d’oublier. Du reste, je croyais que ce serait plus intéressant. Où est donc cette signature ?

— Elle est restée, je crois, dans le cabinet du général, sur la table.

— Qu’on aille la chercher tout de suite.

— Ce n’est pas la peine, je puis vous la récrire, si vous voulez.

— Sans doute, maman, dit Alexandra, — à présent il vaudrait mieux déjeuner. Nous avons faim.

— Soit, décida la générale. — Venez, prince ; vous devez être très-affamé ?

— Oui, maintenant je mangerais volontiers, et je vous suis bien reconnaissant.

— C’est très-bien d’être poli, et je m’aperçois que vous n’êtes pas, à beaucoup près, aussi… original qu’on me l’avait dit en m’annonçant votre visite. Venez, asseyez-vous ici, vis-à-vis de moi, poursuivit la générale quand on arriva dans la salle à manger, et elle indiqua une place au prince, — je veux vous avoir sous les yeux. Alexandra, Adélaïde, ayez soin du prince. N’est-ce pas qu’il est loin d’être si… malade ? Peut-être même la serviette n’est-elle pas nécessaire… Prince, est-ce qu’on vous noue une serviette sous le menton quand vous êtes à table ?

— Je crois qu’on le faisait autrefois, lorsque j’avais sept ans ; mais maintenant, quand je mange, je déploye ma serviette sur mes genoux.

— C’est ainsi qu’il faut faire. Et les accès ?

— Les accès ? répéta le prince un peu étonné : — à présent ils sont assez rares chez moi. Du reste, je ne sais pas ; on dit que le climat de la Russie me sera nuisible.

Élisabeth Prokofievna continuait à incliner la tête après chaque parole prononcée par le visiteur.

— Il parle bien, fit-elle observer à ses filles ; — j’en suis même surprise. Ainsi, ce n’étaient que des fadaises et des mensonges, comme toujours. Mangez, prince, et racontez-nous votre existence : où êtes-vous né ? où avez-vous été élevé ? Je veux tout savoir ; vous m’intéressez extrêmement.

Le prince remercia, et, tout en mangeant avec beaucoup d’appétit, il recommença le récit qu’il avait dû faire plusieurs fois déjà dans cette matinée. La générale était de plus en plus satisfaite. Les demoiselles écoutaient aussi avec assez d’attention. On rechercha si l’on était parents. Le prince connaissait assez bien la série de ses ascendants, mais on eut beau conférer les tables généalogiques, il se trouva qu’entre lui et la générale la parenté était presque nulle. Les grands-pères et les grands-mères auraient encore pu, à la rigueur, cousiner ensemble. Cette aride conversation plut fort à la générale, qui aimait beaucoup à parler de ses ancêtres, mais n’avait presque jamais l’occasion de le faire. Aussi était-elle de très-bonne humeur quand elle quitta la table.

— Allons tous à notre chambre de réunion, dit-elle, — on nous y apportera le café. Nous avons une pièce commune, expliqua-t-elle au prince, tandis qu’elle sortait avec lui de la salle à manger, — c’est tout bonnement mon petit salon, où nous nous réunissons, quand nous sommes seules, et où chacune s’occupe de son affaire. Alexandra, ma fille ainée, joue du piano, lit ou brode ; Adélaïde peint des paysages et des portraits, seulement elle ne peut rien finir ; quant à Aglaé, elle reste là sans rien faire. Moi, je ne travaille guère non plus, je laisse mon ouvrage s’échapper de mes mains. Allons, nous voici arrivés, asseyez-vous, prince, ici, près de la cheminée, et racontez. Je veux savoir comment vous faites un récit. Je tiens à être parfaitement édifiée là-dessus, et, quand je verrai la princesse Biélokonsky, je raconterai à la vieille tout ce qui vous concerne. Je veux aussi que vous les intéressiez toutes. Eh bien, parlez donc.

— Mais, maman, il est fort étrange de raconter ainsi, observa Adélaïde en disposant son chevalet ; puis la jeune fille prit ses pinceaux et sa palette pour travailler à un tableau commencé depuis longtemps déjà ; c’était un paysage qu’elle copiait d’après une estampe. Alexandra et Aglaé s’assirent toutes deux sur un petit divan, et, croisant les bras, se préparèrent à écouter la conversation. Le prince remarqua qu’il était l’objet de l’attention générale.

— Je ne raconterais rien, si on me l’ordonnait ainsi, dit Aglaé.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a là d’étrange ? Pourquoi ne raconterait-il pas ? Il a une langue. Je veux savoir comment il parle. Eh bien, dites quelque chose. Racontez comment vous avez trouvé la Suisse, quelle a été votre première impression. Vous verrez, il va commencer et il entrera très-bien en matière.

— L’impression a été forte… fit le prince.

— Vous voyez, vous voyez ! Il a commencé ! interrompit Élisabeth Prokofievna en s’adressant à ses filles.

— Laissez-le, du moins, parler, maman ! dit Alexandra. — Ce prince est peut-être un fin matois et pas du tout un idiot, murmura-t-elle à l’oreille d’Aglaé.

— C’est probable, il y a longtemps que je m’en doute, répondit celle-ci. — Et c’est une lâcheté à lui de jouer cette comédie. Dans quel intérêt fait-il cela ?

— La première impression a été très-forte, répéta le prince. — Quand on m’eut emmené à l’étranger, dans les différentes villes d’Allemagne par où nous passions, je me bornais à regarder en silence, et, je m’en souviens, je ne faisais même aucune question. Je venais d’avoir une série d’accès très-violents ; or chaque retour de ces attaques, chaque recrudescence de ma maladie avait pour effet de me plonger ensuite dans une hébétude complète. Je perdais alors toute mémoire, l’esprit travaillait encore, mais le développement logique de la pensée était, pour ainsi dire, interrompu. Je ne pouvais pas lier l’une à l’autre plus de deux ou trois idées. Quand les accès étaient passés, je redevenais bien portant et fort, comme vous me voyez en ce moment. Je me rappelle que j’éprouvais un chagrin insupportable ; j’avais même envie de pleurer ; j’étais toujours étonné et inquiet. Je me sentais au milieu de toutes choses étrangères et cela me tuait. Je me rappelle que ce marasme se dissipa entièrement à mon arrivée en Suisse. La circonstance qui y mit fin fut le braiement d’un âne entendu sur le marché de Bâle. L’âne m’impressionna extrêmement, il me causa, je ne sais pourquoi, un plaisir extraordinaire et mon cerveau recouvra soudain toute sa lucidité.

— Un âne ? C’est étrange, observa la générale. — Du reste, il n’y a là rien d’étrange, certaines de nous s’éprennent d’amour pour des ânes, ajouta-t-elle en regardant avec colère ses filles, qui s’étaient mises à rire. — Cela se voyait déjà dans les temps mythologiques. Continuez, prince.

— Depuis lors j’aime terriblement les ânes. C’est même chez moi une sorte de sympathie. Je commençai à me renseigner sur eux, car auparavant je ne les connaissais pas. Je ne tardai pas à constater que ce sont des animaux fort utiles : laborieux, robustes, patients, économiques. Bref, cet âne me fit soudain prendre goût à la Suisse tout entière, si bien que ma tristesse disparut comme par enchantement.

— Tout cela est fort étrange, mais il n’est pas absolument nécessaire de s’étendre sur l’âne ; passons à un autre sujet. Pourquoi ris-tu toujours, Aglaé ? Et toi, Adélaïde ? Le prince a très-bien parlé de l’âne. Il l’a vu personnellement, et toi qu’est-ce que tu as vu ? Tu n’es pas allée à l’étranger ?

— J’ai déjà vu un âne, maman, dit Adélaïde.

— Et moi j’en ai même entendu un, ajouta Aglaé.

Ce furent de nouveaux rires ; le prince fit chorus avec les trois jeunes filles.

— C’est très-mal de votre part, déclara Élisabeth Prokofievna ; — excusez-les, prince, cela ne les empêche pas d’être bonnes. Je dispute continuellement avec elles, mais je les aime. Elles sont légères, étourdies, folles.

— Pourquoi donc ? répliqua en riant le prince : — à leur place, moi non plus je n’aurais pas laissé échapper l’occasion. Mais je maintiens mon éloge de l’âne : l’âne est un homme bon et utile.

— Mais vous êtes bon, prince ? C’est par curiosité que je demande cela, questionna la générale.

Ces mots provoquèrent une nouvelle explosion d’hilarité.

— C’est encore ce maudit âne qui leur est revenu à l’esprit : je n’y pensais pas du tout ! s’écria Élisabeth Prokofievna. — Croyez-moi, je vous prie, prince, je n’ai voulu faire aucune…

— Allusion ? Oh ! je n’ai pas de peine à le croire.

Et le prince riait de bon cœur.

— Vous faites fort bien de rire. Je vois que vous êtes un très-bon jeune homme, dit la générale.

— Je suis quelquefois méchant, répondit-il.

— Et moi je suis bonne, déclara inopinément Élisabeth Prokofievna, — et, si vous voulez, je suis toujours bonne ; c’est mon seul défaut, car il ne faut pas être toujours bonne. Je m’emporte trés-fréquemment, par exemple, contre elles, et surtout contre Ivan Fédorovitch, mais ce qu’il y a de dégoûtant, c’est que je suis on ne peut meilleure quand je me fâche. Tantôt, avant votre arrivée, je m’étais mise en colère, je faisais semblant de ne rien comprendre et de ne pouvoir pas comprendre. Cela m’arrive ; je suis comme une enfant. Aglaé m’a donné une leçon ; je te remercie, Aglaé. Du reste, tout cela ne signifie rien. Je ne suis pas encore aussi bête que j’en ai l’air et que mes filles voudraient le faire croire. J’ai du caractère et je ne suis pas trop honteuse. Du reste, je dis cela sans amertume. Viens ici, Aglaé, embrasse-moi. Allons… assez de mignardises, dit-elle ensuite à sa fille, qui lui baisait tendrement les lèvres et la main. — Continuez, prince ; peut-être vous rappellerez-vous quelque chose de plus intéressant encore que l’âne.

— Encore une fois, observa de nouveau Adélaïde, — je ne comprends pas qu’on puisse raconter, quand on est si brusquement sommé de le faire. Moi je resterais interloquée.

— Mais le prince ne restera pas interloqué, parce que le prince est extrêmement intelligent, au moins dix fois plus intelligent que toi, et peut-être même douze. J’espère que tu le sentiras après cela. Prouvez-le-leur, prince ; continuez. Au fait, on peut maintenant laisser l’âne de côté. Eh bien, qu’est-ce que vous avez vu à l’étranger, indépendamment de l’âne ?

— Mais ce que le prince a dit de l’âne était déjà intelligent, remarqua Alexandra : — il a décrit d’une façon fort intéressante son état maladif et le rassérénement qui s’est produit en lui à la suite d’un choc extérieur. J’ai toujours été curieuse de savoir comment les gens perdent la raison, puis la recouvrent. Surtout quand cela a lieu tout d’un coup.

— N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? fit vivement la générale ; — je vois que toi aussi, tu es parfois intelligente ; allons, qu’on en finisse avec les rires ! Vous en étiez resté, je crois, prince, à la nature suisse ; eh bien ?

Le prince poursuivit son récit :

— Nous arrivâmes à Lucerne, et on me fit faire une promenade sur le lac. J’en admirai la beauté, mais en même temps j’avais un poids sur le cœur.

— Pourquoi ? demanda Alexandra.

— Je n’en sais rien. Je me sens toujours oppressé et inquiet quand je contemple pour la première fois une telle nature : elle me plaît et elle me trouble. Du reste, à cette époque, j’étais encore malade.

— Eh bien, non, moi je désirerais beaucoup la voir, dit Adélaïde. — Je ne comprends même pas pourquoi nous n’allons pas à l’étranger. Voilà deux ans que je cherche en vain un sujet de tableau :

« L’Orient et le Sud à présent sont usés… »

Trouvez-moi un sujet de tableau, prince.

— Je n’y entends rien. Il suffit, me semble-t-il, de regarder, et ensuite on peint.

— Je ne sais pas regarder.

— Mais pourquoi ce langage énigmatique ? Je ne comprends rien ! fit brusquement Élisabeth Prokofievna : — « Je ne sais pas regarder », dis-tu ? Qu’est-ce que cela signifie ? Tu as des yeux, tu n’as qu’à les ouvrir. Si tu ne sais pas regarder ici, ce n’est pas à l’étranger que tu apprendras. Racontez plutôt comment vous-même avez regardé, prince.

— Oui, cela vaudra mieux, ajouta la jeune artiste. — À l’étranger le prince a appris à regarder.

— Je ne sais pas ; j’y ai seulement rétabli ma santé ; j’ignore si j’ai appris à regarder. Du reste, presque tout le temps, j’ai été fort heureux.

— Heureux ! Vous savez être heureux ? questionna Aglaé : — alors, comment donc dites-vous que vous n’avez pas appris à regarder ? Il faut que vous nous instruisiez.

— Instruisez-nous, s’il vous plaît, dit en riant Adélaïde.

— Je ne puis rien enseigner, répondit le prince, qui riait lui-même ; — pendant mon séjour à l’étranger, je n’ai guère quitté ce village suisse ; je sortais rarement et je n’allais que dans le voisinage ; qu’est-ce que je vous apprendrais donc ? D’abord, je cessai seulement de m’ennuyer ; je recouvrai bientôt la santé ; puis chaque journée me devint chère et acquit, à mesure que le temps s’écoulait, un prix de plus en plus grand à mes yeux, si bien que je commençai à m’en apercevoir. Je me couchais fort content et me levais plus heureux encore. Mais d’où cela venait-il ? il serait assez difficile de le dire.

— En sorte que vous n’aviez envie d’aller nulle part et n’éprouviez aucun besoin de déplacement ? demanda Alexandra.

— Au commencement, si, j’avais l’humeur inquiète et vagabonde. Je pensais toujours à mon existence future ; je voulais faire l’épreuve de ma destinée ; à certains moments surtout le repos m’était pénible. Vous savez, on a de ces moments-là, surtout quand on est seul. Il y avait chez nous une cascade, ou, pour mieux dire, un mince filet d’eau qui tombait d’une montagne presque perpendiculairement, une eau blanche, bruyante, écumeuse. Elle se trouvait à une demi-verste de notre habitation, et il me semblait qu’elle n’en était qu’à cinquante pas. La nuit, j’aimais à l’entendre bruire ; tenez, dans ces moments-là, une grande agitation s’emparait quelquefois de moi. De temps à autre il m’arrivait aussi de me trouver seul dans les montagnes au milieu du jour ; autour de moi se dressaient de grands pins séculaires exhalant une odeur de résine ; sur le haut d’un rocher apparaissaient les ruines d’un vieux castel féodal ; notre petit village, perdu dans la vallée, se voyait à peine ; le soleil était vif, le ciel bleu ; partout régnait un effrayant silence. Eh bien, là aussi je me sentais pris du besoin de voyager ; il me semblait que si j’allais toujours tout droit devant moi, si je franchissais la ligne où le ciel se confond avec la terre, je trouverais au delà le mot de l’énigme, une vie nouvelle mille fois plus mouvementée que la nôtre ; je rêvais d’une grande ville comme Naples, pleine de palais, de bruit, d’agitation, de vie… Oui, j’avais bien des aspirations ! Mais, ensuite, il me parut qu’on pouvait, même dans une prison, trouver énormément de vie.

— J’ai lu cette louable pensée dans ma Chrestomathie, quand j’avais douze ans, dit Aglaé.

— C’est toujours de la philosophie, observa Adélaïde ; — vous êtes philosophe, et vous êtes venu nous instruire.

— Vous avez peut-être raison, répondit le prince en souriant, — je suis philosophe en effet, et, qui sait ? il se peut aussi que j’aie l’idée d’instruire… C’est possible ; vraiment, cela se peut.

— Et votre philosophie, reprit Aglaé, — est tout à fait celle d’Eulampia Nikolaïevna, une veuve d’employé qui vient chez nous comme pique-assiette. Pour elle, tout le problème de la vie se réduit au bon marché ; elle ne s’applique qu’à dépenser le moins possible, elle ne parle même que de kopeks, et notez qu’elle a de l’argent, c’est une rusée commère. Il en est de même de votre vie énorme dans une prison, et peut-être aussi de votre bonheur de quatre ans dans un village ; bonheur pour lequel vous avez vendu votre ville de Naples, et, paraît-il, avec bénéfice, quoiqu’il ne vaille qu’un kopek.

— Pour ce qui est de la vie en prison, on peut encore n’être pas de cet avis, répliqua le prince ; — j’ai connu un homme qui avait subi douze ans de captivité ; c’était un des malades en traitement chez mon professeur. Il avait des attaques ; on le voyait parfois s’agiter, fondre en larmes ; une fois même il tenta de se suicider. Sa vie en prison était fort triste, je vous l’assure, mais certainement elle valait plus d’un kopek. Toutes ses connaissances se réduisaient à une araignée et à un arbuste qui poussait sous sa fenêtre… Mais j’aime mieux vous parler d’un autre homme avec qui je me suis rencontré l’année dernière. Il y avait dans son cas une circonstance fort étrange, — étrange surtout en ce sens qu’elle se produit très-rarement. Cet homme avait été un jour conduit à l’échafaud et on lui avait lu la sentence qui le condamnait à être fusillé comme criminel politique. Vingt minutes après, arriva la grâce de ce malheureux : une commutation de peine lui était accordée. Mais, entre la lecture de l’arrêt de mort et celle de l’édit abaissant la peine d’un degré, il s’écoula vingt minutes, ou, tout au moins, un quart d’heure durant lequel l’infortuné vécut persuadé qu’il allait mourir dans quelques instants. J’étais très-avide de savoir quelles avaient été alors ses impressions, et plus d’une fois je le questionnai à ce sujet. Il se rappelait tout avec une netteté extraordinaire et il disait que rien de ce qui s’était passé durant ces quelques minutes ne s’effacerait jamais de sa mémoire. À vingt pas de l’échafaud autour duquel se tenaient les soldats et le peuple, on avait planté trois poteaux parce qu’il y avait un certain nombre de condamnés. On attacha les trois premiers à ces poteaux, on les revêtit du costume d’usage en pareil cas (une longue blouse blanche), et on enfonça sur leurs yeux un bonnet de nuit pour qu’ils ne vissent pas les fusils ; ensuite un peloton de soldats s’aligna devant chacun de ces malheureux. L’homme dont je vous parle figurait le huitième sur la liste des condamnés, par conséquent il devait être exécuté dans la troisième série. Un prêtre, tenant une croix dans sa main, s’approcha tour à tour de chacun d’eux. Il ne leur restait plus que cinq minutes à vivre, pas davantage. Mon ami disait que ces cinq minutes lui avaient fait l’effet d’une éternité, d’une richesse immense : tant de vies lui paraissaient contenues dans ces cinq minutes qu’il avait jugé inutile de penser tout de suite au dernier moment ; il avait donc partagé son temps de la manière suivante : deux minutes pour dire adieu à ses compagnons, deux minutes pour se recueillir en lui-même, une minute pour jeter un dernier regard autour de lui. Il se rappelait très-bien avoir pris ces dispositions suprêmes. Il mourait à vingt-sept ans, plein de santé et de force. En disant adieu à ses amis, il se souvenait d’avoir adressé à l’un d’eux une question assez indifférente et d’avoir écouté la réponse avec un véritable intérêt. Les adieux terminés, arrivèrent les deux minutes qu’il avait résolu de consacrer à une méditation ; il savait d’avance à quoi il penserait, voici quel devait être l’objet de ses réflexions : à présent je vis, mais, dans trois minutes, que serai-je et où serai-je ? Telles étaient les questions qu’il se proposait de trancher durant ce court laps de temps ! Non loin de là il y avait une église dont le soleil faisait rayonner la coupole dorée. Il se rappelait avoir tenu ses yeux obstinément fixés sur cette coupole et sur les rayons qu’elle répercutait ; il ne pouvait en détacher ses regards, il lui semblait que ces rayons étaient sa nouvelle nature, que, dans trois minutes, il allait se confondre avec eux… L’incertitude, l’horreur de l’inconnu qu’il sentait si proche étaient quelque chose d’épouvantable, mais rien, disait-il, ne lui avait été alors plus pénible que cette incessante pensée : « Si je ne mourais pas ? Si la vie m’était rendue ? Quelle éternité ! Et tout cela serait à moi ! Oh ! alors, chaque minute serait pour moi comme une existence entière, je n’en perdrais pas une seule, je tiendrais compte de tous mes instants pour n’en dépenser aucun inutilement ! » À la fin, l’obsession de cette idée l’avait tellement irrité qu’il aurait voulu être fusillé le plus vite possible

Le prince s’arrêta tout à coup ; son auditoire croyait qu’il allait continuer et conclure.

— Vous avez fini ? demanda Aglaé.

— Quoi ! j’ai fini ? répondit le prince, qui depuis une minute était devenu rêveur.

— Mais pourquoi donc avez-vous raconté cela ?

— Pour rien… parce que cela m’était revenu à l’esprit… une chose en appelle une autre…

— Votre récit manque de conclusion, observa Alexandra : — vous avez certainement voulu prouver, prince, qu’il n’est pas de moment qui ne vaille plus d’un kopek, et que, parfois, cinq minutes sont plus précieuses qu’un trésor. Tout cela est louable, mais permettez pourtant : cet ami qui vous a raconté ses transes… on a commué sa peine, par conséquent on lui a donné cete « vie éternelle ». Eh bien, quel usage a-t-il fait ensuite de ce trésor ? A-t-il vécu en « tenant compte » de chaque minute ?

— Oh ! non, je lui ai demandé s’il avait mis son programme à exécution, et lui-même a reconnu qu’il n’avait pas du tout vécu ainsi, qu’au contraire il avait perdu beaucoup, beaucoup de minutes.

— Eh bien, voilà une expérience décisive. Cela prouve qu’en effet on ne peut pas vivre en tenant compte de tous les instants. C’est impossible.

— Oui, c’est impossible, reprit le prince, — moi-même je me suis dit cela… Et pourtant comment ne pas croire ?…

— C’est-à-dire que vous croyez vivre plus intelligemment que tout le monde ? interrogea Aglaé.

— Oui, j’ai eu parfois cette idée.

— Et vous l’avez encore ?

— Et… je l’ai encore, répondit le prince.

Jusqu’alors il avait contemplé Aglaé avec un sourire doux et même timide, mais, après avoir prononcé ces mots, il se mit à rire et regarda gaiement la jeune fille.

— On n’est pas plus modeste ! dit-elle, légèrement agacée.

— Mais que vous êtes braves tout de même ! Voilà que vous riez, et moi, le récit de cet homme m’a tellement impressionné que j’en ai rêvé ensuite ; oui, j’ai vu en songe ces cinq minutes…

De nouveau, il promena sur ses auditrices un regard sérieux et scrutateur.

— Vous n’êtes pas fâchées contre moi ? demanda-t-il tout à coup avec une sorte de confusion, quoiqu’il regardât carrément les trois jeunes filles en pleine figure.

— Pourquoi ? s’écrièrent-elles, étonnées.

— Mais parce que j’ai toujours l’air d’instruire…

Toutes se mirent à rire.

— Si vous êtes fâchées, ne le soyez plus, reprit le prince ; — je le sais moi-même, j’ai moins vécu qu’un autre et j’ai moins que personne l’intelligence de la vie. Il peut m’arriver quelquefois de dire des choses fort étranges…

En achevant ces mots, il était fort troublé.

— Puisque vous dites que vous avez été heureux, par conséquent vous avez vécu non pas moins, mais plus que les autres ; pourquoi donc ces excuses embarrassées ? commença Aglaé d’un ton aigre. — D’ailleurs, vous n’avez pas à vous poser en triomphateur modeste, car ici vous ne triomphez pas du tout. Avec votre quiétisme, on peut remplir de bonheur une vie même de cent années. Qu’on vous montre une exécution capitale ou qu’on vous montre le petit doigt, de l’un et de l’autre cas vous tirerez une pensée également louable et vous resterez content. Comme cela, l’existence est facile.

— Pourquoi te mets-tu toujours en colère ? je ne le comprends pas, dit la générale, qui depuis longtemps écoutait la discussion en observant les visages des interlocuteurs, — et je ne puis comprendre non plus de quoi vous parlez. Que vient faire ici ce petit doigt ? Qu’est-ce que cela signifie ? Le prince parle bien, seulement ce qu’il dit n’est pas très-gai. Pourquoi l’intimides-tu ? Quand il a commencé, il riait, et maintenant il est tout soucieux.

— Laissez donc, maman. — C’est dommage, prince, que vous n’ayez pas vu d’exécution capitale, je vous demanderais une chose.

— J’ai vu une exécution, répondit le prince.

— Vous en avez vu une ? s’écria Aglaé ; — j’aurais dû m’en douter ! Cela couronne toute l’affaire. Si vous avez vu une exécution, comment donc dites-vous que vous avez toujours vécu heureusement ? Eh bien, ne vous ai-je pas dit la vérité ?

— Mais est-ce qu’on exécute dans votre village ? demanda Adélaïde.

— C’est à Lyon que j’ai vu cela, j’y étais allé avec Schneider, il m’avait pris avec lui. Le hasard a voulu qu’en arrivant j’assistasse à cette scène.

— Eh bien, cela vous a beaucoup plu ? C’est fort édifiant ? fort utile ? voulut savoir Aglaé.

— Cela ne m’a pas plu du tout et j’ai été un peu malade à la suite de ce spectacle, mais j’avoue qu’il a exercé sur moi une sorte de fascination, je ne pouvais en détacher mes yeux.

— Je ne l’aurais pas pu non plus, dit Aglaé.

— Là, on n’aime pas que les femmes aillent voir des exécutions, et même les journaux blâment ensuite celles qui ont eu cette curiosité.

— S’ils trouvent que ce n’est pas l’affaire des femmes, ils veulent dire par là que c’est celle des hommes. Je les félicite de leur logique. Et, sans doute, vous êtes aussi de cet avis.

— Racontez-nous l’exécution dont vous avez été témoin, fit brusquement Adélaïde.

Cette demande parut causer un certain embarras au prince, son visage se renfrogna.

— À présent je n’en aurais guère envie, répondit-il.

— On dirait que vous ne vous sentez pas la force de nous faire ce récit, remarqua Aglaé d’un ton moqueur.

— Non, c’est parce que j’ai déjà raconté tantôt cette même exécution.

— À qui l’avez-vous racontée ?

— À votre valet de chambre, pendant que j’attendais…

— À quel valet de chambre ? fit-on en chœur.

— Eh bien, mais à cet homme aux cheveux blancs et au visage rouge qui se tient dans l’antichambre ; je suis resté là jusqu’au moment où j’ai été reçu par Ivan Fédorovitch,

— C’est étrange, observa la générale.

— Le prince est un démocrate, dit malignement Aglaé, — voyons, du moment que vous avez fait ce récit à Alexis, vous ne pouvez pas nous le refuser.

— Je veux absolument l’entendre, insista Adélaïde.

— Tout à l’heure, reprit avec animation le prince en s’adressant à la jeune fille, — quand vous m’avez demandé un sujet de tableau, l’idée m’est venue de vous en proposer un : représenter le visage d’un condamné à mort dans la minute qui précède la chute du couperet, au moment où le malheureux va être bouclé sur la bascule.

— Comment ! le visage ? rien que le visage ? demanda Adélaïde ; — ce sera un singulier sujet, et quel tableau y a-t-il donc là ?

— Je ne sais pas ; pourquoi donc ? répliqua vivement le prince. — J’ai vu dernièrement à Bâle un tableau comme cela. Je voudrais bien vous le décrire… Je vous en parlerai un jour… il m’a beaucoup frappé.

— Plus tard, certainement, il faudra que vous me parliez du tableau de Bâle, — dit Adélaïde, — mais, à présent, expliquez-moi celui qu’il y a à faire avec cette exécution. Pouvez-vous me retracer les choses comme vous vous les représentez ? Comment donc peindre ce visage ? Ainsi un visage seulement ? Quel visage est-ce ?

— C’était juste une minute avant la mort, s’empressa de commencer le prince, qui, entraîné par ses souvenirs, semblait avoir oublié tout le reste, — au moment où le condamné venait de monter les degrés de l’échafaud et mettait le pied sur la plate-forme. Il tourna les yeux de mon côté ; je regardai son visage et je compris tout… Du reste, comment raconter cela ? Je désirerais de tout mon cœur que vous ou quelqu’un en fissiez un tableau ; il vaudrait mieux que ce fût vous ! Alors déjà je me disais qu’une semblable peinture serait utile. Vous savez, il faudrait ici représenter tout ce qui a précédé, tout, tout. Il était en prison, et, comptant que les formalités habituelles seraient observées, il croyait avoir encore au moins huit jours devant lui. Mais, par suite de je ne sais quelle circonstance, les délais d’usage furent abrégés. À cinq heures du matin il dormait. C’était à la fin d’octobre ; À cinq heures il fait encore froid, et le jour n’est pas levé. Le directeur de la prison, accompagné d’un geôlier, entra sans bruit et posa sa main sur l’épaule du détenu. Celui-ci se mit sur son séant. « Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il en voyant de la lumière. « C’est aujourd’hui, entre neuf et dix heures, que vous subirez votre peine. » Encore à moitié endormi, le prisonnier ne pouvait croire à cette nouvelle, il prétendait que l’ordre d’exécution n’arriverait que dans huit jours, mais, quand il fut bien éveillé, il cessa de discuter et garda le silence, — tels sont les détails qu’on a racontés. Ensuite il dit : « N’importe, si brusquement, c’est pénible… » Puis il se tut de nouveau et ne voulut plus proférer un mot. On sait comment les choses se passent durant les trois ou quatre heures qui suivent : c’est la visite du prêtre, c’est le déjeuner qui se compose de bœuf, de vin et de café (eh bien, n’est-ce pas une dérision ? Que cela est cruel ! pensez-vous ; mais ces gens-là n’y entendent pas malice, ils sont très-naïvement convaincus qu’en agissant de la sorte, ils font preuve d’humanité), ensuite la toilette (vous savez ce que c’est que la toilette d’un condamné à mort ?), finalement on le fait monter dans une charrette et on le conduit à l’échafaud… Lui aussi, je pense, s’est figuré, pendant le trajet, qu’il avait encore un temps infini à vivre. En chemin, sans doute, il devait se dire : « Il me reste trois rues à vivre, c’est encore long. Quand je serai arrivé au bout de cette rue-ci, j’en aurai encore une autre à suivre, et puis une troisième où il y a à droite une boutique de boulanger… Il se passera encore du temps avant que nous arrivions à cette boutique ». Autour de la charrette une foule bruyante, dix mille têtes, dix mille paires d’yeux, — il faut subir tout cela et, surtout, cette pensée : « Ils sont là dix mille et on n’exécutera aucun d’eux, c’est moi qui vais mourir ! » Eh bien, voilà pour les préliminaires. Un escalier donne accès à la guillotine, devant cet escalier le condamné se mit soudain à pleurer, et c’était un homme fort, un caractère énergique ; il avait été, dit-on, un grand scélérat. Le prêtre qui avait pris place à côté de lui dans la charrette ne le quittait pas d’un instant et lui parlait toujours : je présume que le malheureux ne l’entendait pas : il essayait probablement d’écouter, mais, dès le troisième mot, ne comprenait plus. À la fin, il commença à monter l’escalier ; les liens qui entravaient ses pieds l’obligeaient à faire de petits pas. L’ecclésiastique, un homme intelligent, sans doute, cessa ses exhortations et se contenta de lui donner continuellement la croix à baiser. Au bas de l’escalier le criminel était déjà très-pâle, mais lorsqu’il se trouva sur l’échafaud, son visage devint tout à coup blanc comme une feuille de papier. Assurément ses jambes fléchissaient sous lui et il avait mal au cœur comme si quelque chose le serrait à la gorge en lui donnant la sensation d’un chatouillement. C’est un phénomène qui se produit dans la frayeur, dans ces moments terribles où la raison subsiste tout entière, mais n’a plus aucun empire. Si, par exemple, votre perte est inévitable, si une maison va s’écrouler sur vous, tout d’un coup vous éprouvez une irrésistible envie de vous asseoir, de fermer les yeux et d’attendre, — advienne que pourra !… Le voyant dans cet état de faiblesse, le prêtre, silencieusement et d’un geste rapide, lui approcha la croix des lèvres, une petite croix latine, en argent. Il fit cela à plusieurs reprises. À ce contact, le condamné paraissait se ranimer durant quelques secondes, il ouvrait les yeux et marchait. Il baisait la croix avidement, avec la précipitation inquiète d’un homme qui, avant de partir en voyage, a peur d’oublier un objet dont il est dans le cas d’avoir besoin, mais il est à croire que toute idée religieuse était absente de sa conscience. Et il en fut ainsi jusqu’au moment où on l’attacha sur la planche… Il est étrange que, dans ces dernières secondes, la syncope se produise rarement ! Au contraire, la tête garde une vie très-intense et travaille sans doute avec une force extrême, comme une machine en mouvement. J’imagine que toutes sortes d’idées bourdonnent alors sous le crâne, des idées ébauchées, peut-être même ridicules, nullement en situation, dans le genre de celles-ci : « Tiens, ce spectateur a une verrue sur le front, le bourreau a un bouton rouillé à son habit »… Et pourtant vous savez tout, vous vous rappelez tout ; il y a un point qu’il est impossible d’oublier, on ne peut pas s’évanouir, et tout gravite autour de ce point. Et penser que cela dure ainsi jusqu’au dernier quart de seconde, lorsque la tête, déjà passée dans la lunette, attend, sait, et tout d’un coup entend le fer glisser au-dessus d’elle ! On doit certainement l’entendre ! Moi, si j’étais couché sur la bascule, je prêterais l’oreille exprès et je percevrais ce son ! Il ne se produit peut-être que pendant la dixième partie d’un instant, mais on ne peut pas ne pas l’entendre ! Et, figurez-vous, c’est encore aujourd’hui une question de savoir si, pendant la première seconde qui suit le supplice, la tête n’a pas conscience de sa décollation, — quelle idée ! Et si cet état persiste durant cinq secondes… Peignez l’échafaud de façon à ne mettre en évidence que la dernière marche : le criminel vient de la gravir, son visage est pâle comme un morceau de papier, le prêtre présente la croix, le condamné tend avidement ses lèvres blêmes, il regarde et — sait tout. Une croix et une tête, voilà le tableau ; le prêtre, le bourreau et ses deux aides, dans le bas quelques figures de spectateurs, — tout cela, on peut le laisser, pour ainsi dire, au troisième plan, dans un brouillard, ce n’est que l’accessoire… Voilà comment je conçois le tableau.

Le prince se tut et regarda toute la société.

— Cela, sans doute, ne ressemble pas au quiétisme, murmura Alexandra, comme se parlant à elle-même.

— Eh bien, maintenant, racontez vos amours, dit Adélaïde.

Le prince fixa sur elle un regard étonné.

— Écoutez, reprit la jeune fille avec une sorte de précipitation, — vous parlerez plus tard du tableau que vous avez vu à Bâle, maintenant je veux entendre l’histoire de vos amours ; ne niez pas, vous avez été amoureux. D’ailleurs, dès que vous commencerez à raconter, vous cesserez d’être philosophe.

— Dès que votre récit est terminé, vous êtes honteux de l’avoir fait, observa brusquement Aglaé. — Pourquoi cela ?

— Comme c’est bête, à la fin ! dit la générale en regardant Aglaé avec indignation.

— Ce n’est pas spirituel, fit à son tour Alexandra.

— Ne la croyez pas, prince, poursuivit Élisabeth Prokofievna en s’adressant à Muichkine, — elle fait cela exprès, par entêtement ; elle n’a pas été si sottement élevée ; n’allez pas vous figurer je ne sais quoi parce qu’elles vous taquinent ainsi. Assurément elles ont ourdi quelque chose, mais elles vous aiment ; je connais leurs visages.

— Je les connais aussi, répondit le prince en accentuant ces mots de façon à leur donner une signification particulière.

— Comment cela ? demanda Adélaïde intriguée.

— Qu’est-ce que vous savez de nos visages ? questionnèrent également les deux autres.

Mais le prince se taisait et avait pris un air sérieux ; les trois jeunes filles attendaient sa réponse.

— Je vous le dirai plus tard, prononça-t-il à voix basse et d’un ton grave.

— Décidément vous voulez piquer notre curiosité, cria Aglaé : — et quelle solennité !

— Allons, c’est bien, reprit vivement Adélaïde, — mais si vous êtes un si bon physionomiste, certainement aussi vous avez été amoureux ; par conséquent j’ai deviné juste. Racontez donc.

— Je n’ai pas été amoureux, répondit le prince, parlant toujours du même ton bas et sérieux, — je… j’ai été heureux autrement.

— Comme donc ? Par quoi ?

— Eh bien, je vais vous le dire, fit-il.

Son visage avait pris une expression de profonde rêverie.