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L’Idiot/I/Chapitre 6

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 84-98).

VI

— Tenez, commença le prince, — en ce moment vous me considérez toutes avec une curiosité qui m’inquiète, car, si je ne la satisfais pas, vous allez vous fâcher contre moi. Non, je plaisante, se hâta-t-il d’ajouter en souriant — Là… là il y avait toujours des enfants et je passais tout mon temps avec eux, avec eux seuls. C’étaient des enfants du village, toute une bande d’écoliers. Je ne dirai pas que je les instruisais, oh ! non ; il y avait pour cela le maître d’école, Jules Thibaut. Je leur apprenais bien quelque chose, si vous voulez, mais surtout je vivais avec eux, et c’est ainsi que se passèrent mes quatre ans. Il ne me fallait rien d’autre. Je leur disais tout, je ne leur cachais rien. À la fin je m’attirai le mécontentement de leurs familles, parce que les enfants en étaient venus à ne plus pouvoir se passer de moi ; sans cesse ils m’entouraient, et le maître d’école finit même par devenir mon plus grand ennemi. Je m’aliénai beaucoup de personnes dans ce village, et toujours à cause des enfants. Schneider lui-même me fit des reproches à ce sujet. Et de quoi avaient-ils donc peur ? On peut tout dire à un enfant, — tout. Ce qui m’a toujours étonné, c’est l’idée fausse que les adultes se font des enfants ; ceux-ci ne sont même pas compris de leurs pères et mères. Il ne faut rien cacher aux enfants, sous prétexte qu’ils sont petits et qu’à leur âge on doit ignorer certaines choses. Quelle triste et malheureuse conception ! Et comme les enfants s’aperçoivent bien eux-mêmes que leurs parents les prennent pour des babies ne comprenant rien, alors qu’ils comprennent tout ! Les grandes personnes ne savent pas que, dans l’affaire même la plus difficile, un enfant peut donner un conseil d’une extrême importance. Oh ! Dieu ! quand ce joli petit oiseau fixe sur vous son regard heureux et confiant, vous avez honte de le tromper ! Je les appelle des petits oiseaux parce que les petits oiseaux sont ce qu’il y a de meilleur au monde. Du reste, il y eut surtout une circonstance qui indisposa les esprits contre moi… Quant à Thibaut, sa haine était tout simplement de la jalousie ; d’abord il hochait la tête et s’étonnait en voyant que les enfants saisissaient parfaitement tout ce que je leur disais, tandis qu’il ne réussissait pas à se faire comprendre d’eux ; ensuite il se moqua de moi quand je lui eus dit que nous ne leur apprenions rien, lui et moi, mais que c’étaient eux, au contraire, qui nous instruisaient. Et comment a-t-il pu me jalouser et me calomnier, alors que lui-même vivait avec les enfants ? Leur commerce guérit l’âme… Parmi les malades que traitait Schneider se trouvait un homme extrêmement malheureux. Je ne sais s’il peut exister une infortune pareille à la sienne. Il avait été placé dans cet établissement comme atteint d’aliénation mentale ; à mon avis, il n’était pas fou, mais il souffrait épouvantablement, c’était là toute sa maladie. Et si vous saviez ce qu’à la fin nos enfants devinrent pour lui… Mais je vous parlerai plus tard de ce malade, maintenant je vais vous raconter comment tout cela a pris naissance. Dans le principe, les enfants ne m’aimaient pas. J’étais si grand, j’ai toujours été si peu dégourdi ; je sais que je suis laid… enfin j’avais aussi contre moi ma qualité d’étranger. Les enfants, d’abord, se moquèrent de moi, puis ils se mirent même à me jeter des pierres, après qu’ils m’eurent surpris embrassant Marie. Je ne l’ai embrassée qu’une seule fois… Non, ne riez pas, se hâta d’ajouter le prince en réponse aux sourires de ses auditrices, — l’amour n’était pour rien là dedans. Si vous aviez connu cette malheureuse créature, vous-mêmes auriez eu, comme moi, pitié d’elle. C’était une jeune fille de notre village ; elle habitait avec sa mère une petite bicoque éclairée par deux fenêtres. La vieille vendait du lacet, du fil, du tabac, du savon ; avec la permission des autorités elle étalait sa marchandise sur une planche disposée devant une de ses fenêtres ; ce commerce lui rapportait quelque menue monnaie qui la faisait vivre. Elle était malade et avait les pieds gonflés, ce qui l’obligeait à rester toujours assise. Marie avait vingt ans, elle était maigre et d’une faible constitution ; quoique depuis longtemps la phthisie se fût déclarée chez elle, néanmoins elle allait travailler à la journée dans des maisons où elle faisait le gros ouvrage : elle lavait les parquets, lessivait le linge, balayait les cours, donnait à manger aux bestiaux. Un commis voyageur français la séduisit et l’emmena avec lui, mais, au bout d’une semaine, il la planta là. Abandonnée sur un grand chemin, elle revint chez elle en demandant l’aumône tout le long de la route ; elle arriva toute sale, tout en loques, avec des souliers horriblement déchirés ; elle avait marché pendant huit jours, couchant à la belle étoile, et avait beaucoup souffert du froid ; ses pieds étaient ensanglantés, ses mains couvertes d’engelures et de crevasses. Du reste, auparavant déjà elle n’était pas belle ; elle avait seulement de doux yeux, pleins de bonté et d’innocence. Sa taciturnité était extraordinaire. Une fois, — c’était avant l’incident dont je viens de parler, — elle se mit tout à coup à chanter pendant qu’elle travaillait, et je me souviens que le fait causa un étonnement général. « Marie a chanté ! Comment ! Marie a chanté ! » se disait-on en riant. Elle fut fort confuse et, à partir de ce moment, s’enferma dans un mutisme obstiné. Alors on la traitait encore avec bienveillance, mais quand elle revint malade, les membres saignants, personne ne lui témoigna la moindre pitié ! Qu’ils sont durs en pareil cas ! Avec quelle sévérité ils jugent ces choses-là ! La première, la vieille reçut sa fille avec colère et mépris : « À présent, tu m’as déshonorée », lui dit-elle. La première, elle l’offrit aux insultes de la foule : quand on apprit, au village, le retour de Marie, vieillards, enfants, femmes, jeunes filles, tout le monde accourut pour la voir ; presque toute la population du pays envahit la cabane de la vieille ; mourant de faim, vêtue de haillons, Marie était couchée sur le plancher, aux pieds de sa mère, et pleurait. Tandis qu’affluaient les visiteurs, elle cherchait à se dérober à leur curiosité en se faisant un voile de ses cheveux épars et en tournant son visage contre le sol. Le public faisait cercle autour d’elle, on la considérait comme une vermine : les vieillards émettaient un blâme impitoyable, les jeunes gens ricanaient, les femmes éclataient en injures et montraient le même dégoût qu’à la vue d’une araignée. La mère, assise dans la chambre, loin de s’opposer à ces manifestations, les encourageait de la voix et du geste. Dans ce temps-là, elle était déjà fort malade, presque mourante : le fait est que, deux mois après, elle expira ; mais, quoiqu’elle se sentît près de sa fin, elle refusa jusqu’au dernier moment de se réconcilier avec sa fille : elle ne lui disait pas un mot, l’envoyait coucher dans le vestibule et même la laissait presque sans nourriture. Elle devait mettre fréquemment ses pieds malades dans de l’eau chaude : chaque jour Marie les lui lavait, et lui prodiguait des soins que la vieille acceptait sans jamais les reconnaître par la moindre parole affectueuse. La jeune fille supportait tout avec résignation, et, plus tard, quand j’eus fait sa connaissance, je remarquai qu’elle-même approuvait tout cela, se considérant comme la dernière des créatures. Quand la vieille s’alita définitivement, les commères du village vinrent la soigner à tour de rôle, suivant l’usage en vigueur dans ces campagnes. Alors on cessa tout à fait de nourrir Marie ; tous les villageois l’écartaient de leur seuil, personne même ne consentait à lui donner du travail comme autrefois. Chacun, pour ainsi dire, crachait sur elle, les hommes ne la regardaient plus comme une femme et lui tenaient les propos les plus orduriers. Parfois, très-rarement, quand ils étaient ivres le dimanche, ils lui jetaient des sous par dérision ; Marie les ramassait en silence. Alors déjà elle commençait à cracher le sang. À la fin, ses haillons devinrent si sordides qu’elle n’osa plus se montrer dans le village ; depuis son retour, elle allait pieds nus. Les enfants de l’école, — ils étaient plus de quarante, — se plaisaient particulièrement à la molester et à lui jeter de la boue. Elle demanda à un paysan la permission de garder ses vaches, il la mit à la porte. Alors, de sa propre initiative, elle s’installa dans cet emploi, accompagnant le bétail au sortir de l’étable et ne le quittant pas de la journée. Le paysan s’aperçut qu’elle lui rendait beaucoup de services et ne la chassa point, parfois même il lui donnait les restes de son dîner, du fromage et du pain. Il regardait cela comme une grande bonté de sa part. Quand la mère mourut, le pasteur n’eut pas honte de vilipender Marie publiquement, en pleine église. Vêtue de ses misérables guenilles, elle était agenouillée prés de la bière et pleurait. La curiosité avait attiré beaucoup de monde à la cérémonie funèbre : on voulait voir comment la jeune fille pleurerait, comment elle marcherait derrière le cercueil. Le pasteur, homme jeune encore, dont toute l’ambition était de devenir un grand prédicateur, s’adressa à la foule en lui montrant Marie. « Voilà celle qui a causé la mort de cette femme respectable » (ce n’était pas vrai, car la vieille était malade depuis deux ans déjà), « elle est là devant vous et elle n’ose pas lever les yeux, parce qu’elle a été marquée par le doigt de Dieu ; elle est là, pieds nus, en haillons, — exemple pour celles qui seraient tentées de se mal conduire ! Qui donc est-elle ? C’est sa fille ! » etc. Et, figurez-vous, cette lâcheté fit plaisir à presque tous les assistants, mais… alors arriva une histoire, alors les enfants prirent parti pour la malheureuse, car à cette époque déjà ils étaient tous de mon côté et commençaient à aimer Marie. Voici comment la chose eut lieu. Je désirais faire un peu de bien à la jeune fille. Elle avait grand besoin d’argent, mais, pendant tout mon séjour en Suisse, je n’ai jamais eu un kopek à ma disposition. J’avais une petite épingle de diamant et je la vendis à un brocanteur. Cet homme allait de village en village et faisait le commerce des vieux habits. Il me donna huit francs de mon épingle, qui en valait certainement quarante. Je fus longtemps sans pouvoir me procurer un entretien particulier avec Marie. À la fin, nous nous rencontrâmes hors du village, dans un sentier de la montagne, derrière un arbre. Là, je lui donnai les huit francs en lui recommandant de les ménager, parce qu’à l’avenir je ne pourrais plus lui venir en aide. Ensuite je l’embrassai. « Ne me supposez aucune mauvaise intention, lui dis-je ; si je vous embrasse, ce n’est point parce que je suis amoureux de vous, mais parce que vous m’inspirez une profonde pitié. Dès le commencement, en effet, j’ai toujours vu en vous une malheureuse et nullement une coupable. » Je désirais vivement la consoler, lui persuader qu’elle avait tort de se croire si au-dessous des autres, mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle ne comprenait pas mes paroles. Ce fut son attitude qui me l’apprit, car elle me dit à peine un mot, elle resta tout le temps debout devant moi, les yeux baissés, comme une personne accablée de honte. Quand j’eus fini, elle me baisa la main ; je saisis aussitôt la sienne, et voulus la baiser, mais elle la retira tout de suite. Soudain nous fûmes aperçus par les enfants : toute la bande était là. Je sus plus tard qu’ils m’épiaient depuis longtemps. Ils commencèrent à rire, à siffler, à frapper leurs mains l’une contre l’autre, et Marie se hâta de fuir. Je voulus parler, mais ils me lancèrent des cailloux. Le même jour, tout le village connaissait l’histoire ; la malveillance publique s’acharna de plus belle sur Marie. J’ai même entendu dire qu’il avait été question de lui infliger un châtiment, mais, grâce à Dieu, aucune suite ne fut donnée à cette idée. En revanche, les enfants ne laissèrent plus de répit à leur victime ; avec un redoublement d’animosité ils se mirent à la pourchasser et à lui jeter de la boue. Quand elle les avait à ses trousses, la pauvre poitrinaire courait à perdre haleine pour se soustraire à ces avanies et ils la poursuivaient en vociférant des injures. Un jour, je faillis même me colleter avec eux. Plus tard, j’entrepris de leur faire entendre raison, je leur parlai chaque jour, autant du moins que cela me fut possible. Parfois ils s’arrêtaient et m’écoutaient, mais ils n’en continuaient pas moins à insulter Marie. Je leur expliquai combien elle était malheureuse ; ils cessèrent bientôt de l’injurier et passèrent leur chemin sans lui rien dire. Peu à peu nous eûmes ensemble des entretiens plus prolongés ; je ne leur cachais rien, je leur racontais tout. Ils m’écoutaient avec beaucoup de curiosité et ils ne tardèrent pas à prendre en pitié la jeune fille. Plusieurs, quand ils la rencontraient, la saluaient d’un « bonjour » affable. J’imagine que Marie dut être bien étonnée d’un tel changement à son égard. Une fois, deux fillettes à qui on avait donné quelques victuailles allèrent les lui porter et vinrent ensuite me l’apprendre. Elles me dirent que Marie s’était mise à pleurer et qu’à présent elles l’aimaient beaucoup. Bientôt tous les enfants l’aimèrent, et en même temps ils se prirent aussi d’une soudaine affection pour moi. Ils venaient souvent me trouver et toujours ils me priaient de leur raconter quelque chose. Je suppose que je racontais bien, car ils étaient très-avides de mes récits. Par la suite, je m’adonnai à l’étude et à la lecture, uniquement pour leur communiquer ce que j’apprenais dans les livres ; j’en usai ainsi avec eux pendant les trois années qui suivirent. Quand Schneider et les autres me reprochaient de parler aux enfants comme à des hommes faits et de ne leur rien cacher, je répondais que c’était une honte de leur mentir. « D’ailleurs, ajoutais-je, en dépit de toutes vos précautions, ils sauront toujours ce que vous voulez leur laisser ignorer, seulement ils l’apprendront d’une manière qui salira leur imagination, tandis qu’avec moi ce danger n’est pas à craindre. Chacun n’a qu’à interroger les souvenirs de sa propre enfance. » Mais ce raisonnement ne convainquait personne… Ce fut quinze jours avant la mort de sa mère que j’embrassai Marie. Lorsque le pasteur prononça son sermon, tous les enfants s’étaient déjà rangés de mon côté. Je leur appris aussitôt l’odieuse sortie que l’ecclésiastique s’était permise et je la qualifiai comme elle méritait de l’être. Tous furent révoltés ; plusieurs, dans leur indignation, allèrent jusqu’à briser à coups de pierres les vitres du pasteur. Je leur représentai qu’ils avaient eu tort d’agir ainsi, néanmoins le bruit se répandit dans tout le village que j’étais l’instigateur du fait, et ce fut à partir de ce moment qu’on m’accusa de pervertir les écoliers. Ensuite, tout le monde s’aperçut qu’ils aimaient Marie, et cette découverte causa une inquiétude extrême, mais la jeune fille était heureuse. Les parents avaient beau défendre à leurs enfants de la fréquenter, les bambins allaient secrètement la trouver à l’endroit où elle gardait les vaches, et c’était assez loin, à une demi-verste environ du village ; ils lui apportaient des cadeaux, quelques-uns se rendaient auprès d’elle simplement pour la serrer sur leur cœur, l’embrasser, lui dire : « Je vous aime, Marie ! » après quoi ils retournaient chez eux de toute la vitesse de leurs jambes. Peu s’en fallut qu’un bonheur aussi inespéré ne fît perdre la tête à Marie ; même en rêve, jamais elle n’avait entrevu cela ; elle éprouvait un mélange de confusion et de joie. Les enfants et, en particulier, les petites filles tenaient surtout à l’aller voir pour lui dire que je l’aimais et que je leur parlais beaucoup d’elle. « Il nous a raconté toute votre histoire, lui disaient-ils, maintenant nous vous aimons, nous vous plaignons, et il en sera toujours ainsi ». Puis ils accouraient auprès de moi, et, avec de petites mines joyeuses, affairées, m’informaient qu’ils venaient de voir Marie et que Marie m’envoyait ses salutations. Le soir, j’allais à la cascade ; là se trouvait un endroit entièrement clos du côté du village, des peupliers l’entouraient ; c’était en ce lieu que, pendant les soirées, je recevais la visite des enfants ; plusieurs y venaient même en cachette. Je crois qu’ils prenaient un plaisir extrême à mon amour pour Marie, et, durant tout mon séjour là-bas, c’est le seul point sur lequel je les aie trompés. Je leur laissais croire que j’étais amoureux de Marie, bien que j’éprouvasse seulement de la pitié pour elle ; mais voyant qu’ils me prêtaient un autre sentiment et que cette idée leur était agréable, je me gardais de les désabuser, je faisais semblant d’avoir été deviné par eux. Et quelle bonté délicate chez ces petits cœurs ! Pour n’en citer qu’un exemple, il leur semblait impossible que leur bon Léon aimât tant Marie, et que Marie fût si mal vêtue et manquât même de chaussures. Imaginez-vous qu’ils lui fournirent des souliers, des bas, du linge, et même quelques vêtements. Comment, par quels prodiges d’ingéniosité réussirent-ils à se procurer tout cela ? c’est ce que je ne comprends pas ; toute l’école se mit à l’œuvre. Quand je les interrogeais à ce sujet, un rire joyeux était leur seule réponse, les petites filles battaient des mains et m’embrassaient. Quelquefois j’allais aussi voir Marie à la dérobée. Elle devint fort malade et presque incapable de marcher. À la fin elle cessa complètement son service à la ferme, mais elle conduisait encore chaque matin le bétail dans les champs. Elle s’asseyait contre un rocher perpendiculaire au sol et restait presque immobile jusqu’au moment où elle ramenait les vaches à l’étable. Épuisée par la phthisie, respirant difficilement, elle passait toute la journée dans une sorte de somnolence, les yeux fermés, la tête appuyée contre le rocher ; son visage était émacié comme celui d’un squelette, la sueur inondait son front et ses tempes. C’est dans cet état que je la trouvais toujours. Je ne venais que pour un moment, moi non plus je ne voulais pas qu’on me vît. Dès que je me montrais, Marie tressaillait, ouvrait les yeux et s’empressait de me baiser les mains. Je la laissais faire parce que c’était un bonheur pour elle. Pendant tout le temps de ma visite, elle tremblait et versait des larmes ; parfois, à la vérité, elle se mettait à parler, mais il était difficile de comprendre ses paroles ; elle avait l’air d’une folle, tant elle était émue et exaltée. Parfois, les enfants arrivaient avec moi. D’ordinaire, en pareil cas, ils se tenaient à une certaine distance et faisaient le guet, pour que personne ne me surprît causant avec Marie ; ce rôle de sentinelles leur plaisait infiniment. Lorsque nous étions partis, Marie, se retrouvant seule, restait de nouveau sans bouger, les yeux fermés, la tête appuyée contre le rocher ; peut-être rêvait-elle de quelque chose. Un matin, il lui fut impossible de sortir, comme de coutume, pour mener paître le troupeau, et elle resta chez elle, dans sa petite maison vide. Les enfants l’apprirent aussitôt, et presque tous vinrent à plusieurs reprises lui faire visite ce jour-là ; elle était au lit, et n’avait personne pour s’occuper d’elle. Pendant deux jours les enfants furent seuls à lui donner des soins : ils se relayaient dans l’office de garde-malade. Mais ensuite, quand on sut dans le village que Marie était mourante, de vieilles paysannes vinrent à tour de rôle s’installer à son chevet. Dans la localité on commençait, paraît-il, à avoir pitié de la jeune fille ; du moins, on laissait aux enfants la liberté de l’approcher et on ne l’injuriait plus comme autrefois. La malade était toujours dans un état comateux, elle avait le sommeil agité et toussait effroyablement. Les vieilles femmes empêchaient les enfants de pénétrer dans la chambre, mais ils accouraient à la fenêtre, quelquefois pour n’y rester qu’une minute, le temps de dire : « Bonjour, notre bonne Marie. » Et elle, dès qu’elle les apercevait ou entendait leurs voix, elle était toute ranimée ; aussitôt, sourde aux observations de ses garde-malades, elle se soulevait péniblement sur sa couche, adressait un signe de tête à ses petits amis, les remerciait. Ils continuaient à lui apporter des cadeaux, mais elle ne mangeait plus guère. Grâce à eux, je vous l’assure, elle mourut presque heureuse. Grâce à eux, elle oublia son malheur, elle reçut d’eux en quelque sorte son pardon, car, jusqu’à la fin, elle se considéra comme une grande coupable. Pareils à de petits oiseaux, ils battaient des ailes à ses fenêtres et lui criaient chaque matin : « Nous t’aimons, Marie. » Elle mourut très-vite. Je croyais qu’elle aurait vécu plus longtemps. La veille de sa mort, avant le coucher du soleil, j’allai la voir, elle parut me reconnaître, je lui serrai la main pour la dernière fois ; comme cette main était décharnée ! Et le lendemain matin on vint tout à coup me dire que Marie était morte. Cette fois, bravant toutes les défenses, les enfants entrèrent dans la maison : ils couvrirent de fleurs la défunte et lui mirent une couronne sur la tête. À l’église, le pasteur épargna du moins la mémoire de celle que, vivante, il avait insultée. Du reste, l’assistance se réduisait à quelques curieux. Au moment de la levée du corps, tous les enfants voulurent porter le cercueil ; comme ils n’étaient pas assez forts pour cela, on ne put donner satisfaction à leur désir, mais tous suivirent le convoi en pleurant. Depuis lors, la tombe de Marie a toujours été honorée par eux, chaque année ils l’ornent de fleurs, ils ont planté des rosiers tout autour. C’est surtout après cet enterrement qu’il y eut contre moi un déchaînement général à cause de mes relations avec les écoliers. Les principaux meneurs de cette cabale étaient le pasteur et le maître d’école. On alla jusqu’à défendre aux enfants de se rencontrer avec moi, et Schneider promit de faire bonne garde. Malgré cela, nous nous voyions, nous causions de loin par signes. Ils m’envoyaient de petites lettres. Plus tard les choses changèrent, mais alors c’était charmant : cette persécution contribua même à rendre plus étroite encore mon intimité avec les enfants. Pendant la dernière année, je me réconciliai presque avec Thibaut et avec le pasteur, mais entre Schneider et moi les discussions étaient fréquentes, et il me reprochait volontiers ce qu’il appelait mon « pernicieux système avec les enfants ». Comme si j’avais un système ! Enfin, à la veille même de mon départ, Schneider me confia une opinion fort étrange qu’il s’était formée sur mon compte, « J’ai acquis l’absolue conviction, me dit-il, que vous êtes vous-même un véritable enfant, j’entends un enfant dans le sens complet du mot. Vous avez d’un adulte la taille et le visage, mais c’est tout. Sous le rapport du développement, de l’âme, du caractère, peut-être même de l’intelligence, vous n’êtes pas un homme fait et vous resterez tel, dussiez-vous vivre jusqu’à soixante ans. » Cela me fit beaucoup rire. Évidemment il se trompe : est-ce que j’ai l’air d’un baby ? Une chose est vraie pourtant, c’est que je n’aime pas à me trouver avec les adultes, avec les hommes, avec les grandes personnes, et, — j’en ai fait la remarque depuis longtemps, — je n’aime pas, parce que je ne sais pas. Quoi qu’ils me disent, quelque bonté qu’ils me témoignent, leur commerce m’est toujours pénible et je suis enchanté sitôt que je puis aller rejoindre mes camarades ; or ceux-ci ont toujours été les enfants, non parce que j’étais moi-même un enfant, mais parce que je me sentais attiré vers le jeune âge. Dans les premiers temps de mon séjour là-bas, lorsque, errant seul et triste, je les voyais tout à coup sortir bruyamment de l’école avec leurs petits sacs et leurs ardoises, avec leurs jeux, leurs rires, leurs cris, toute mon âme s’élançait soudain vers eux. Je ne sais pas, mais j’éprouvais une sensation de bonheur extraordinairement forte chaque fois que je les rencontrais. Je m’arrêtais et j’avais un rire de béatitude en considérant leurs petits pieds qui trottaient si vite, les garçons et les fillettes courant ensemble, les rires et les larmes (car, en revenant chez eux après la classe, plusieurs trouvaient le temps de se battre, de pleurer, de faire la paix et de jouer). Devant ce spectacle j’oubliais mon chagrin. Ensuite, durant ces trois ans, je ne pouvais comprendre comment ni pourquoi les hommes se tourmentent. Mon genre d’existence me rapprochait des enfants. Je comptais même ne jamais quitter le village et j’étais loin de supposer que je reviendrais un jour ici, en Russie. Il me semblait que je resterais toujours là, mais à la fin je reconnus que Schneider ne pouvait pas me garder. D’ailleurs, il survint une circonstance si importante que Schneider lui-même me pressa de partir. Je vais voir ce que c’est et conférer avec quelqu’un. Mon sort changera peut-être complètement, mais ce n’est pas là le principal. Le principal, c’est qu’un grand changement s’est déjà opéré dans ma vie. J’ai laissé là-bas beaucoup de choses, beaucoup trop. Tout a disparu. En wagon, je me disais : « À présent je vais parmi les hommes ; je ne sais rien peut-être, mais une nouvelle vie a commencé pour moi. » J’ai décidé que je serais honnête et ferme dans l’accomplissement de ma tâche. Le commerce des hommes me réserve peut-être beaucoup d’ennuis et de contrariétés. J’ai pris la résolution d’être poli et sincère avec tout le monde ; on ne peut pas me demander plus. Peut-être qu’ici comme en Suisse on me considérera comme un enfant, — eh bien, cela m’est égal. Tous me prennent aussi pour un idiot ; j’ai été autrefois si malade qu’alors en effet je ressemblais à un idiot, mais est-ce que j’en suis un maintenant que je comprends moi-même qu’on me juge tel ? J’entre et je pense : « Voilà, ils me prennent pour un idiot, mais je suis intelligent et ils ne s’en doutent pas… » J’ai souvent cette idée. Quand j’ai reçu à Berlin quelques petites lettres que les enfants m’avaient écrites, alors seulement j’ai compris combien je les aimais. La première lettre qu’on reçoit cause une impression bien pénible ! Qu’ils étaient tristes en me reconduisant ! Un mois avant mon départ, ils avaient pris l’habitude de me reconduire : « Léon s’en va, Léon s’en va pour toujours ! » Nous continuions à nous réunir chaque soir près de la cascade et nous ne parlions guère que de notre prochaine séparation. Parfois les enfants retrouvaient leur ancienne gaieté, mais, au moment de retourner chez eux, ils me serraient étroitement dans leurs bras, ce qu’ils ne faisaient pas auparavant. Lorsque j’allai prendre le train, tous m’accompagnèrent jusqu’à la gare qui était située à environ une verste de notre village. Ils s’efforçaient de maîtriser leur émotion, mais, quoi qu’ils fissent pour ne pas pleurer, beaucoup, les petites filles surtout, avaient des larmes dans la voix. Je montai en wagon, le train partit, tous me crièrent : « hourra ! » et restèrent sur le quai aussi longtemps qu’ils purent m’apercevoir. Moi-même je regardais toujours de leur côté… Écoutez, quand je suis entré ici tantôt, en considérant vos jolis visages, — à présent j’observe les physionomies avec beaucoup d’attention, — et en entendant vos premières paroles, je me suis senti soulagé pour la première fois depuis que j’ai quitté la Suisse. Tout à l’heure je me disais que j’étais peut-être en effet au nombre des gens heureux : je sais qu’il est rare de rencontrer des personnes qu’on aime de prime abord, et je vous ai rencontrées au sortir du wagon. Je sais fort bien qu’en général on n’ose pas parler de ses sentiments, et voilà que je vous parle des miens sans aucun embarras. Je suis misanthrope et je ne reviendrai peut-être pas chez vous d’ici à longtemps. Mais ne voyez ici aucune mauvaise pensée : si je dis cela, ce n’est pas que je ne tienne point à vous ; ne croyez pas non plus que je me sois blessé de quelque chose. Vous m’avez demandé ce que j’ai remarqué dans vos visages : je vous le dirai très-volontiers. Vous, Adélaïde Ivanovna, vous avez une figure heureuse, votre visage est le plus sympathique des trois. Outre que vous êtes fort bien de votre personne, en vous voyant on se dit : « Elle a l’air d’une bonne sœur. » Avec vos façons simples et enjouées, vous lisez vite dans le cœur des gens. Voilà l’impression que votre visage a produite sur moi. Vous, Alexandra Ivanovna, vous avez aussi une figure charmante, mais il y a peut-être chez vous un chagrin secret ; votre âme est fort bonne assurément, mais vous n’êtes pas gaie. Votre physionomie rappelle celle de la madone de Holbein qu’on voit à Dresde. Eh bien, voilà aussi l’opinion que je me forme d’après votre visage ; à vous de dire si j’ai deviné juste. Quant à vous, Élisabeth Prokofievna, ajouta brusquement le prince en s’adressant à la générale, — votre visage me donne à croire, ou plutôt me prouve que, malgré votre âge, vous êtes un véritable enfant, avec toutes les qualités et tous les défauts que ce mot implique. Vous ne vous fâcherez pas contre moi, parce que je parle ainsi ? Vous savez, n’est-ce pas, quel respect je professe pour les enfants ? Et si je viens de m’exprimer avec tant de franchise au sujet de vos visages, ne croyez pas que je l’aie fait par naïveté : oh ! non, ce n’est pas cela du tout ! J’avais peut-être mon idée.