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L’Idiot/II/Chapitre 5

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 293-310).

V

Il était déjà tard, près de deux heures et demie, et, quand le prince arriva chez Épantchine, il ne le trouva pas. Après avoir remis sa carte, Muichkine résolut d’aller demander Kolia à la Balance : en cas d’absence de son jeune ami, il lui laisserait un mot. À la Balance, on apprit au visiteur que Nicolas Ardalionovitch était sorti depuis le matin : « Si, par hasard, quelqu’un vient pour moi », avait-il recommandé en partant, « vous direz que je rentrerai peut-être à trois heures. Si à trois heures et demie je ne suis pas ici, c’est que je serai allé diner à Pavlovsk, chez la générale Épantchine. » Le prince se décida à attendre, et, pour tuer le temps, se fit servir à diner.

À trois heures et demie, et même à quatre heures, Kolia n’était pas encore de retour. Le prince quitta l’hôtel, et, machinalement, se mit à aller tout droit devant lui. La journée était splendide comme il arrive parfois à Pétersbourg au commencement de l’été. Pendant quelque temps Muichkine se promena sans but. Il ne connaissait pas bien la ville. Quelquefois il s’arrêtait dans un carrefour, sur une place, sur un pont ; à un moment donné il entra dans une confiserie pour s’y reposer un peu. Parfois il examinait les passants avec beaucoup de curiosité, mais le plus souvent il ne faisait attention à personne et ne remarquait même pas le chemin qu’il suivait. L’esprit inquiet, douloureusement tendu, il éprouvait en même temps un besoin extraordinaire de solitude. Loin de tenter aucun effort pour se soustraire à ce supplice moral, il voulait être seul pour s’y abandonner passivement, il refusait avec dégoût de résoudre les questions qui surgissaient dans son âme et dans son cœur. « Eh bien, est-ce que tout cela est ma faute ? » murmurait-il à part soi, sans presque avoir conscience de ses paroles.

À six heures, le prince se trouva à la gare du chemin de fer de Tzarskoïé Sélo. La solitude lui était bientôt devenue insupportable ; un élan passionné emportait maintenant son cœur, et, durant un instant, ce fut comme une vive clarté qui illumina les ténèbres au milieu desquelles s’agitait son âme. Il prit un billet pour Pavlovsk ; son impatience de partir était extrême ; mais sans doute quelque chose le poursuivait qui était une réalité et non une imagination, comme peut-être il inclinait à le croire. Au moment où il allait monter en wagon, il jeta soudain le billet qu’il venait de prendre ; puis, troublé et pensif, il sortit de la gare. Quelque temps après, dans la rue, un souvenir lui revint brusquement à l’esprit. Il acquit la subite conscience d’une occupation à laquelle il se livrait depuis longtemps déjà, mais dont il ne s’était pas aperçu jusqu’alors : plusieurs heures auparavant à la Balance déjà, ou peut-être même avant d’y arriver, il s’était tout d’un coup mis à chercher quelque chose autour de lui. Ensuite il n’y avait plus pensé, cet oubli avait duré longtemps, une demi-heure, et voilà que de nouveau il se surprenait promenant de tous côtés des regards curieux et inquiets.

Mais, comme il venait de constater en lui ce phénomène morbide et tout à fait inconscient jusqu’alors, un autre souvenir très intéressant pour le prince se réveilla soudain dans sa mémoire : il se rappela qu’au moment où il avait remarqué qu’il cherchait toujours quelque chose autour de lui, il se trouvait sur le trottoir, devant la fenêtre d’un boutiquier, et examinait avec une curiosité extrême un des articles mis à l’étalage. À présent, il voulait absolument vérifier l’exactitude de ce souvenir : était-il, en effet, tout à l’heure, cinq minutes auparavant peut-être, devant la fenêtre de cette boutique ? N’avait-il pas rêvé cela, ou fait quelque confusion ? La boutique existait-elle réellement, ainsi que la marchandise qu’il croyait y avoir vue ? Le fait est que le prince se sentait aujourd’hui dans un état particulièrement maladif, analogue à celui qui autrefois précédait ses attaques d’épilepsie. Il savait que, durant cette période avant-courrière de l’accès, il était extraordinairement distrait, et que souvent même il confondait les choses et les personnes, s’il ne les fixait pas avec un effort spécial d’attention. Mais il y avait un motif particulier qui le poussait à s’assurer de la réalité du fait ; parmi les articles mis en montre à la fenêtre de la boutique se trouvait un objet que le prince avait examiné ; il l’avait même évalué soixante kopeks, il se le rappelait, nonobstant le trouble et le désarroi de ses idées. Par conséquent, si cette boutique existait et si la chose en question figurait réellement à l’étalage, c’était proprement cette chose qui avait décidé le prince à s’arrêter. Il fallait donc qu’elle eût pour lui un intérêt bien vif, puisqu’elle avait captivé son attention au montent même où il sortait de la gare, en proie à une agitation si pénible.

Il marchait en regardant à droite avec une sorte d’angoisse ; l’impatience et l’inquiétude faisaient battre son cœur. Mais voici cette boutique ! Il en était déjà à cinq cents pas lorsqu’il avait eu l’idée de rebrousser chemin. Voici également cet objet de soixante kopeks. « Sans doute, il ne vaut pas plus ! » se dit encore le prince en le revoyant, et il se mit à rire. Mais c’était une gaieté hystérique ; il se sentait fort oppressé. À présent il avait le souvenir très-net qu’ici même, étant debout devant cette fenêtre, il s’était brusquement retourné, comme tantôt, quand il avait surpris sur lui les yeux de Rogojine. Après s’être assuré qu’il ne s’était pas trompé (ce dont il n’avait jamais douté d’ailleurs), il s’éloigna aussitôt de la boutique. Tout cela demandait à être examiné sans délai ; il était clair maintenant qu’à la gare le prince n’avait pas non plus été le jouet d’une illusion, qu’il lui était arrivé quelque chose de très-réel, et que cet incident se rattachait à l’objet de son inquiétude précédente. Mais, cette fois encore, un insurmontable sentiment de dégoût prit le dessus dans l’âme du prince : il ne voulut réfléchir à rien et donna un tout autre cours à ses pensées.

Il songea notamment à un phénomène qui précédait ses attaques d’épilepsie, lorsque celles-ci se produisaient à l’état de veille. Au milieu de l’abattement, du marasme mental, de l’anxiété qu’éprouvait le malade, il y avait des moments où son cerveau s’enflammait tout à coup, pour ainsi dire, et où toutes ses forces vitales atteignaient subitement un degré prodigieux d’intensité. La sensation de la vie, de l’existence consciente, était presque décuplée dans ces instants rapides comme l’éclair. Une clarté extraordinaire illuminait l’esprit et le cœur. Toutes les agitations se calmaient ; tous les doutes, toutes les perplexités se résolvaient d’emblée en une harmonie supérieure, en une tranquillité sereine et joyeuse, pleinement rationnelle et motivée. Mais ces moments radieux n’étaient encore que le prélude de la seconde finale, celle à laquelle succédait immédiatement l’accès. Cette seconde, assurément, était inexprimable. Quand plus tard, rendu à la santé, le prince réfléchissait là-dessus, il se disait souvent : « Ces instants fugitifs où se manifeste la plus haute conscience de soi-même et par conséquent aussi la vie la plus haute, ne sont dus qu’à la maladie, à la rupture des conditions normales, et, s’il en est ainsi, il n’y a pas là de vie supérieure, mais, au contraire, une vie de l’ordre le plus bas. » Cela pourtant ne l’empêchait pas d’aboutir à une conclusion des plus paradoxales : « Qu’importe que ce soit une maladie, une tension anormale, si le résultat même, tel que, revenu à la santé, je me le rappelle et l’analyse, renferme au plus haut degré l’harmonie et la beauté ; si, dans cette minute, j’ai une sensation inouïe, insoupçonnée jusqu’alors, de plénitude, de mesure, d’apaisement, de fusion, dans l’élan d’une prière, avec la plus haute synthèse de la vie ? » Ce galimatias paraissait au prince parfaitement compréhensible et n’avait d’autre tort à ses yeux que de rendre trop faiblement sa pensée. Qu’il y eût là, en effet, « beauté et prière », que ce fût réellement « la plus haute synthèse de la vie », il ne pouvait ni en douter, ni même admettre sur ce point la possibilité d’un doute. Mais n’avait-il pas dans ce moment des visions analogues aux rêves fantastiques et abrutissants que procure l’ivresse du haschich, de l’opium, ou du vin ? Il pouvait sainement juger de cela lorsque l’état maladif avait cessé. Ces instants ne se caractérisaient, — pour les définir d’un mot, — que par l’extraordinaire accroissement du sens intime. Si, dans cette seconde-là, c’est-à-dire dans le dernier moment de conscience qui précédait l’accès, le malade pouvait se dire clairement et en connaissance de cause : « Oui, pour ce moment on donnerait toute une vie ! » sans doute ce moment, à lui seul, valait toute une vie reste, quant à la partie dialectique de sa conclusion, le prince en faisait bon marché : il voyait trop bien que la conséquence évidente de ces « minutes supérieures », c’était l’hébétude, l’obscurcissement des facultés, l’idiotisme. Là-dessus, bien entendu, point de contestation possible. Sa conclusion, c’est-à-dire le jugement qu’il portait sur cette minute, renfermait à coup sûr une erreur, mais la réalité de la sensation ne laissait pas de le troubler un peu. Quoi de plus insolent qu’un fait ? Or le fait avait lieu : durant cette seconde-là, le prince s’avouait à lui-même que par le bonheur immense et pleinement senti dont elle était remplie, cette seconde valait toute une existence, « Dans ce moment, — disait-il un jour à Rogojine, du temps où ils se voyaient fréquemment à Moscou, — dans ce moment il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l’Apôtre : Il n’y aura plus de temps. » Et il ajoutait avec un sourire : « C’est sans doute à cette même seconde que faisait allusion l’épileptique Mahomet quand il disait qu’il visitait toutes les demeures d’Allah en moins de temps qu’il n’en fallait à sa cruche d’eau pour se vider. » Oui, à Moscou il avait eu de fréquents rapports avec Rogojine, et ce n’avait pas été là le seul sujet de leurs entretiens. « Rogojine a dit tantôt que j’avais été alors un frère pour lui ; il l’a dit aujourd’hui pour la première fois », pensa le prince à part soi.

Il songeait à cela, assis sur un banc, sous un arbre, dans le jardin d’Été. Il était environ sept heures. La solitude régnait dans le jardin. La température étouffante présageait un orage. La disposition contemplative dans laquelle se trouvait alors le prince n’était pas sans charme pour lui. Il attachait son esprit à chaque objet extérieur, et cela lui plaisait : il s’efforçait toujours d’oublier quelque chose, d’échapper à l’idée du présent, mais, au premier regard jeté autour de lui, il retrouvait immédiatement sa sombre pensée, la pensée qu’il aurait tant voulu écarter. Il se souvint que tantôt, en dînant au traktir, il avait causé avec le garçon d’un assassinat fort étrange qui avait été commis récemment et dont tout le monde s’entretenait. Mais à peine s’était-il rappelé cela qu’un nouveau phénomène se produisit brusquement en lui.

C’était un désir violent, inéluctable, une sorte de tentation contre laquelle sa volonté n’avait aucune force. Il se leva du banc, quitta le jardin et prit la direction de la Pétersbourgskaïa, Tantôt, sur le quai de la Néva, il avait prié un passant de lui indiquer ce quartier ; on lui avait montré le chemin pour y aller, mais alors il n’y avait pas été. D’ailleurs, il savait qu’il était inutile de faire cette course aujourd’hui. Il avait depuis longtemps l’adresse ; il pouvait facilement trouver la maison de la parente de Lébédeff, mais il était presque sûr qu’elle ne serait pas là. » Elle est assurément allée à Pavlovsk, autrement Kolia aurait laissé un mot à la Balance, comme c’était convenu. » Si donc il se rendait là maintenant, ce n’était sans doute pas pour la voir. Un autre aimant l’attirait, une curiosité sombre, poignante. Il lui était venu subitement à l’esprit une nouvelle idée…

Mais pour lui c’était déjà beaucoup que de marcher et de savoir où il allait : au bout d’une minute il cheminait sans presque remarquer la route qu’il suivait. Creuser davantage sa « subite idée » était tout à coup devenu pour le prince une tâche répugnante et presque impossible. Il observait avec un douloureux effort d’attention tout ce qui s’offrait à ses yeux ; il regardait le ciel, la Néva. Rencontrant un petit enfant, il se mit à lui parler. Peut-être aussi l’état épileptique s’accusait-il de plus en plus chez lui. L’orage qui se préparait depuis longtemps semblait sur le point d’éclater, et déjà le tonnerre s’était fait entendre. L’air était extrêmement lourd…

Comme on est quelquefois poursuivi par la fatigante réminiscence d’un motif musical, à présent le prince était sans cesse obsédé par l’image du neveu de Lébédeff qu’il avait vu tout à l’heure. Bizarre association d’idées, il se représentait toujours le jeune homme sous l’aspect de l’assassin dont Lébédeff lui-même avait parlé tantôt en présentant son neveu au visiteur. Oui, tout dernièrement encore Muichkine avait lu quelque chose au sujet de cet assassin. Depuis son arrivée en Russie, il avait vu dans les journaux ou entendu raconter beaucoup d’histoires de ce genre ; il suivait assidûment tout cela. Et tantôt la conversation qu’il avait eue avec le garçon du restaurant, et qui l’avait tant intéressé, roulait justement sur l’assassinat des Jémarine. Le garçon avait été de son avis, il se le rappelait. Il se rappelait aussi le garçon : ce n’était pas un imbécile, mais un homme posé et circonspect ; « du reste, Dieu sait ce qu’il est. Dans un pays qu’on ne connaît pas, il est difficile de déchiffrer les gens ». Toutefois, il commençait à croire passionnément à l’âme russe. Oh ! durant ces six mois il avait fait quantité de découvertes qui avaient été pour lui des surprises inouïes ! Mais l’âme d’autrui est un mystère et l’âme russe est pleine de ténèbres. Par exemple, il a longtemps pratiqué Rogojine ; une amitié étroite, « fraternelle », les unit l’un à l’autre, — eh bien, connaît-il Rogojine ? Mais, du reste, quel chaos, quelle absurdité, quelle laideur il y a parfois dans tout cela ! Et quel vilain être que ce neveu de Lébédeff ! Mais à quoi vais-je penser ? (continuait à songer le prince). Est-ce qu’il est l’auteur de ce crime ? Est-ce qu’il a assassiné ces six personnes ? Il me semble que je confonds… comme c’est étrange ! La tête me tourne… Mais quel sympathique et charmant visage que celui de la fille aînée de Lébédeff, celle qui tenait un enfant sur ses bras ! Quelle physionomie innocente et presque enfantine ! Quel rire presque enfantin ! C’est étrange que je ne me sois pas rappelé plus tôt ce visage : il m’était à peu près sorti de la mémoire. Mais ce qu’il y a de positif, ce qui est sûr comme deux et deux font quatre, c’est que Lébédeff adore aussi son neveu !

Pourquoi, du reste, se pressait-il tant de les juger ? Pouvait-il, après une première visite, prononcer ainsi sur eux ? Voilà qu’aujourd’hui Lébédeff lui avait offert une énigme : s’attendait-il, en effet, à trouver un pareil homme dans Lébédeff ? Est-ce qu’auparavant il connaissait Lébédeff sous cet aspect ? Lébédeff et la comtesse Du Barry ! Seigneur ! Si Rogojine tue, du moins ce ne sera pas une chose aussi étourdissante, on n’y verra pas un tel chaos. Un instrument fabriqué sur commande, d’après un dessin, et six personnes mises en état de délire ! Y a-t-il chez Rogojine un instrument qu’il ait fait faire d’après un dessin ? Mais… est-ce qu’il est décidé que Rogojine assassinera ? s’écria le prince pris d’un tremblement soudain. « N’est-ce pas un crime, une bassesse de ma part, que de hasarder avec cette cynique franchise une semblable conjecture ? » poursuivit-il, tandis que le rouge de la honte couvrait son visage. Il restait stupéfait, comme cloué au sol. Tout lui revenait en même temps à la mémoire : les deux incidents survenus tantôt, l’un à la gare de Pavlovsk, l’autre à celle de Nikolaïeff, la question que Rogojine lui avait carrément adressée au sujet des yeux, la croix de Rogojine qu’il portait maintenant sur lui, la bénédiction que Rogojine avait demandée pour lui à sa mère, et, enfin, sur l’escalier, cet embrassement chaleureux, cette renonciation suprême, — et, après tout cela, le prince s’était surpris cherchant continuellement quelque chose autour de lui, il s’était occupé de cette boutique, de cet objet… quelle bassesse ! Et après tout cela, il s’en allait maintenant là-bas avec « un but particulier », avec « une idée subite » ! Rempli de désespoir et de douleur, il voulut immédiatement revenir sur ses pas, retourner chez lui, à son hôtel ; il fit même volte-face et commença à rebrousser chemin ; mais au bout d’une minute il s’arrêta, réfléchit, puis se remit à marcher dans la direction première.

D’ailleurs, il était déjà dans la Péterbourgskaïa, il se trouvait près de la maison. Mais maintenant il n’y va plus avec le même but que tout à l’heure, avec « une idée particulière » ! Et comment avait-il pu en être ainsi ? Oui, sa maladie revient, cela est incontestable ; il aura peut-être une attaque dans la journée. C’est l’accès qui a amené cette éclipse intellectuelle, cette « idée » ! À présent, les ténèbres sont dissipées, le démon est chassé, les doutes n’existent plus, la joie est dans son cœur ! Et — il ne l’a pas vue depuis si longtemps, il a besoin de la voir, et… oui, il voudrait à présent rencontrer Rogojine, il le prendrait par le bras et ils iraient ensemble… Son cœur est pur ; est-ce qu’il est le rival de Rogojine ? Demain il ira lui-même dire à Rogojine qu’il l’a vue ; il a volé à Pétersbourg, comme disait tantôt Rogojine, uniquement pour la voir ! Peut-être bien la trouvera-t-il, il n’est pas absolument sûr qu’elle soit à Pavlovsk !

Oui, il faut que maintenant leurs situations respectives soient nettement établies, qu’ils n’aient plus de mystères l’un pour l’autre, qu’il n’y ait plus de ces renoncements sombres et passionnés, comme celui de Rogojine tantôt, et que tout cela se fasse librement et… au grand jour. Est-ce que l’âme de Rogojine ne peut supporter la lumière ? Il dit qu’il ne l’aime pas ainsi, qu’en lui il n’y a pas de pitié, « aucune compassion semblable ». Il est vrai qu’ensuite il a ajouté : « Ta compassion est peut-être plus forte encore que mon amour » ; — mais il se calomnie. Hum !… Rogojine s’adonne à la lecture, — est-ce que ce n’est pas de la « compassion », ou, du moins, un commencement de « compassion » ? La seule présence de ce livre ne prouve-t-elle pas qu’il sait pleinement ce qu’il est par rapport à elle ? Et son récit tantôt ? Non, il y a là autre chose et plus qu’un entraînement passionnel. D’ailleurs, a-t-elle un visage à n’inspirer que la passion ? Et même, à présent, ce visage peut-il l’inspirer ? Il provoque une impression de souffrance, il saisit l’âme tout entière, il… Et un souvenir douloureux, poignant, traversa soudain le cœur du prince.

Oui, poignant. Il se rappela combien, dernièrement encore, il avait souffert quand, pour la première fois, il avait remarqué en elle des symptômes de folie. Alors c’était presque du désespoir qu’il avait éprouvé. Et comment avait-il pu la laisser partir lorsqu’elle l’avait quitté pour revenir à Rogojine ? Il aurait dû courir lui-même après elle, au lieu d’attendre qu’on lui donnât des nouvelles de la fugitive. Mais… est-il possible que Rogojine ne se soit pas encore aperçu qu’elle est folle ? Hum… Rogojine explique tout par d’autres causes, par la passion ! Et quelle jalousie insensée ! Que signifie le projet dont il a parlé tantôt ? Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? (Le prince rougit tout à coup et quelque chose comme un frisson agita son cœur.)

Pourquoi, du reste, penser à cela ? Ici, il y a de la folie des deux côtés. Un amour passionné du prince pour cette femme pourrait à peine se concevoir, ce serait presque de l’inhumanité, de la barbarie. Oui, oui ! Non, Rogojine se calomnie ; il a un grand cœur, capable de souffrir et de compatir. Quand il saura toute la vérité, quand il aura reconnu combien est à plaindre cette créature détraquée, privée de raison, — ne lui pardonnera-t-il pas alors tout le passé, tout ce qu’il a souffert ? Ne deviendra-t-il pas son serviteur, son frère, son ami, sa providence ? La compassion sera pour Rogojine lui-même une école où il se formera. La compassion est la principale et peut-être la seule loi de l’existence humaine. Oh ! quel tort impardonnable il s’est donné, combien il a été bassement injuste envers Rogojine ! Non, ce n’est pas « l’âme russe » qui est « pleine de ténèbres », c’est la sienne qui est ténébreuse, s’il a pu imaginer une telle abomination ! Pour quelques paroles chaudes et cordiales dites à Moscou, Rogojine l’appelle son frère, et lui… Mais c’est l’effet de la maladie, d’un délire ! Tout cela va se dissiper !… De quel air sombre Rogojine a dit tantôt qu’il perdait la foi ! Cet homme doit cruellement souffrir. Il aime, dit-il, à regarder ce tableau ; non, il ne le contemple pas volontiers, mais il éprouve sans doute un besoin de le contempler. Rogojine n’est pas seulement une âme passionnée ; c’est un lutteur : il veut reconquérir de vive force sa foi perdue. C’est maintenant pour lui un martyre que d’en être privé… Oui ! croire à quelque chose ! Croire à quelqu’un ! Et qu’il est étrange pourtant, ce tableau de Holbein !… Ah ! voici la rue ! Tiens, ce doit être cette maison-ci, no 16, « maison de la veuve du secrétaire de collège Filisoff ». C’est ici !

Le prince sonna et demanda Nastasia Philippovna.

La maîtresse du logis lui répondit elle-même que Nastasia Philippovna était partie dans la matinée pour se rendre à Pavlovsk, chez Daria Alexievna, et que peut-être elle y resterait plusieurs jours. Madame Filisoff était une petite femme de quarante ans, elle avait un visage en lame de couteau et des yeux perçants dont le regard dénotait l’astuce. Quand, avec une certaine apparence de mystère, elle demanda le nom du visiteur, celui-ci refusa d’abord de le donner, mais presque aussitôt après il se ravisa et insista vivement pour qu’on remît son nom à Nastasia Philippovna. Ces instances attirèrent l’attention particulière de madame Filisoff, et elle donna à ses traits une expression qui semblait vouloir dire : « Ne vous inquiétez pas, j’ai compris ». Évidemment, le nom du prince avait produit sur elle une impression très-forte. Le visiteur la regarda d’un air distrait, puis il se retira et reprit le chemin de son hôtel. Mais en sortant de chez madame Filisoff, il n’était plus le même que quand il avait sonné à sa porte. Un changement extraordinaire et, pour ainsi dire, instantané venait encore de s’opérer en lui : de nouveau il cheminait pâle, faible, souffrant, agité ; ses genoux fléchissaient, et un sourire vague, égaré, flottait sur ses lèvres blêmes : son « idée subite » avait été tout d’un coup confirmée et justifiée… de nouveau il croyait à son démon !

Mais était-elle confirmée ? Mais était-elle justifiée ? Pourquoi encore ce tremblement, cette sueur froide et, dans son âme, cette obscurité glaciale ? Parce que tout à l’heure encore il avait aperçu ces yeux ? Mais il avait quitté le jardin d’Été uniquement pour les voir ! C’était là son « idée subite ». Il tenait absolument à s’assurer que , près de cette maison, il rencontrerait les « yeux de tantôt ». Voilà le désir fiévreux qui l’avait poussé à faire cette course, et, puisqu’il s’attendait à les voir, pourquoi donc leur présence l’avait-elle saisi, bouleversé à ce point ? Oui, c’étaient les mêmes yeux (à présent, plus moyen d’en douter !) qui, le matin, dans la foule, lui avaient lancé un regard de flamme, au moment où il descendait du train à la gare de Nikolaïeff, les mêmes (tout à fait les mêmes !) que, quelques heures plus tard, chez Rogojine, il avait surpris fixés sur lui par derrière. Tantôt Rogojine avait nié. « À qui appartenaient donc ces yeux ? » avait-il demandé en grimaçant un sourire. Tout à l’heure encore, à la gare du chemin de fer de Tzarskoïé Sélo, lorsque le prince était sur le point de monter en wagon pour se rendre auprès d’Aglaé, il avait soudain revu ces yeux, pour la troisième fois depuis le commencement de la journée ; alors il avait eu une terrible envie de s’avancer vers Rogojine et de lui dire « à qui appartenaient les yeux ! » Mais il s’était enfui éperdu de la gare et n’avait recouvré ses esprits que devant la boutique d’un coutelier, dans l’instant où il évaluait à soixante kopeks un couteau avec un manche en bois de cerf. Un démon étrange, épouvantable, s’était définitivement attaché à lui et ne voulait plus le lâcher. Tandis que le prince rêvait, assis sous un tilleul, dans le jardin d’Été, ce démon lui avait murmuré tout bas : « Si Rogojine, depuis le matin, s’acharne ainsi à te suivre et à épier chacune de tes démarches, à coup sûr, en constatant que tu n’as pas pris le train de Pavlovsk (ce qui sans doute aura été une découverte terrible pour lui), il ne manquera pas de se rendre , à cette maison, dans la Péterbourgskaïa ; il ira certainement t’y guetter, toi qui, ce matin même, lui as donné ta parole d’honneur que tu ne la verrais pas, et que tu n’étais pas venu à Pétersbourg pour cela. » Là-dessus, le prince s’était précipitamment dirigé vers cette maison, et quoi d’étonnant qu’il ait, en effet, rencontré là Rogojine ? Il n’avait vu qu’un homme malheureux, dans une disposition d’esprit fort sombre mais trop facile à comprendre. Bien plus, ce malheureux ne se cachait pas, cette fois. Oui, tantôt Rogojine avait nié, menti ; mais, à la gare de Tzarskoïé Sélo, il avait à peine dissimulé sa présence. Si l’un des deux s’était dérobé, c’était plutôt le prince que Rogojine. Et maintenant, près de la maison, celui-ci se tenait à cinquante pas de côté ; les bras croisés, il attendait debout sur l’autre trottoir. On ne pouvait guère ne pas le voir et il semblait s’être mis exprès en évidence. Il était là comme un accusateur, comme un juge, et non comme… et non comme quoi ?

Mais pourquoi donc, au lieu de s’avancer vers lui, le prince s’était-il éloigné sais avoir l’air de le remarquer, quoique leurs yeux se fussent rencontrés ? (Oui, leurs yeux s’étaient rencontrés ! les deux hommes avaient échangé un regard.) Est-ce que tantôt lui-même ne voulait pas le prendre par le bras et aller avec lui ? Lui-même ne se proposait-il pas d’aller le lendemain lui dire qu’il avait été chez elle ? Est-ce que tout à l’heure, arrivé à mi-chemin de la maison, il n’avait pas triomphé de son démon et senti une joie soudaine inonder son âme ? Ou bien y avait-il, en effet, aujourd’hui chez Rogojine, c’est-à-dire dans l’ensemble de ses paroles, de ses mouvements, de ses actes, de ses regards, quelque chose qui fût de nature à justifier les affreux pressentiments du prince et les odieuses insinuations de son démon ? Ce je ne sais quoi qui saute aux yeux, mais qu’il est difficile d’analyser et de raconter, dont on ne peut se rendre un compte exact, et qui pourtant impressionne au point de déterminer la conviction ?…

Quelle conviction ? (Oh ! combien la monstruosité de cette conviction faisait souffrir le prince, et quels reproches il s’adressait à lui-même !) Dis donc, si tu l’oses, en quoi elle consiste ! ne cessait-il de se répéter avec un accent de défi, — formule toute ta pensée, aie le courage de l’exprimer nettement, clairement, sans détours ! Oh ! je suis un misérable ! poursuivit-il indigné, rouge de honte, — comment désormais pourrai-je lever les yeux sur cet homme ! Oh ! quelle journée ! Oh ! Dieu, quel cauchemar !

Ainsi se désolait le prince en revenant de la Péterbourgskaïa. Arrivé au terme de cette longue et pénible route, il éprouva soudain un violent désir, celui d’aller à l’instant chez Rogojine : quand ce dernier rentrerait, le prince l’embrasserait avec confusion, avec larmes ; il lui dirait tout, et ce serait une affaire finie. Mais déjà il était près de son hôtel… Combien lui avaient déplu tantôt cet hôtel, ces corridors, toute cette maison, sa chambre ! À première vue, il avait pris tout cela en aversion, et plusieurs fois, durant la journée, son cœur s’était soulevé à la pensée qu’il lui faudrait y revenir… « Mais qu’est-ce que c’est ? Voilà que, comme une femme malade, je crois aujourd’hui à toute sorte de pressentiments ! » se dit-il, et tandis qu’il se moquait ainsi de lui-même, il s’arrêta devant la grand’porte. Parmi les circonstances de la journée, il y en avait une surtout qui en ce moment occupait son esprit, mais maintenant il l’envisageait avec sang-froid, dans la plénitude de son bon sens, et non plus sous l’influence d’un cauchemar. Il s’était tout à coup rappelé le couteau qu’il avait remarqué tantôt sur la table de Rogojine. « Mais pourquoi donc, au fait, Rogojine n’aurait-il pas sur sa table autant de couteaux que bon lui semble ? » fit le prince, profondément étonné de ses soupçons. Il éprouva la même surprise en songeant à sa station devant la boutique du coutelier. « Mais enfin quel lien peut-il y avoir !… » s’écria-t-il, et il n’acheva pas. Suffoqué de honte, presque désespéré, il resta cloué à sa place, tout près de la porte. C’est ce qui arrive parfois aux gens : un souvenir insupportable, humiliant surtout, en se réveillant, a pour effet ordinaire de paralyser momentanément chez eux la faculté locomotrice. « Oui, je suis un homme sans cœur et un lâche ! » répéta-t-il avec irritation, et il fit un brusque mouvement pour entrer, mais… il s’arrêta de nouveau.

Sous cette grand’porte où il ne faisait jamais bien clair, régnait alors une obscurité profonde : en même temps que le prince arrivait devant la maison, le nuage orageux qui couvrait le ciel avait crevé et la pluie tombait à torrents. Lorsque Muichkine, resté un instant immobile, voulut s’arracher de sa place, il aperçut tout à coup, dans la pénombre, un homme qui se trouvait du côté intérieur de la porte, tout à l’entrée de l’escalier. Cet homme semblait attendre quelque chose, mais il disparut immédiatement. Le prince n’eut pas le temps de l’examiner, et, sans doute, il n’aurait pu dire avec certitude qui c’était. D’ailleurs, dans un hôtel, il y a un continuel va-et-vient de gens qui entrent et qui sortent. Mais aussitôt il fut persuadé entièrement, invinciblement persuadé qu’il avait reconnu cet homme, que c’était Rogojine. Au bout d’un instant, le prince, dont le cœur défaillait, s’élança à sa suite dans l’escalier. « Tout va être éclairci ! » murmura-t-il à part soi avec une conviction étrange.

L’escalier qu’il montait si précipitamment conduisait aux corridors du premier et du second étage, le long desquels étaient situées les chambres de l’hôtel. Comme dans toutes les vieilles maisons, c’était un escalier de pierre, étroit et sombre, qui tournait autour d’un gros pilier. Au niveau du premier étage, ce pilier présentait un enfoncement, une sorte de niche, large d’un pas environ, et d’une profondeur moitié moindre. Un homme pourtant aurait pu s’y introduire. Malgré l’obscurité, le prince, en arrivant sur le palier, s’aperçut tout de suite que quelqu’un était caché dans cette niche. Il voulut passer à côté sans regarder à droite, mais, après avoir fait un pas, il ne put s’empêcher de retourner la tête.

Les deux yeux de tantôt, les mêmes, s’offrirent soudain à son regard. L’homme qui se cachait là avait aussi fait un pas hors de la niche. Pendant une seconde, tous deux restèrent face à face, si rapprochés qu’ils se touchaient presque. Tout à coup le prince saisit Rogojine par les épaules et le ramena en arrière, vers l’escalier, pour mieux examiner ses traits.

Un éclair s’alluma dans les yeux de Parfène Séménitch, une rage forcenée se manifesta sur son visage défiguré par un affreux sourire. Sa main droite se leva, brandissant quelque chose qui brillait dans l’obscurité ; le prince ne pensa pas à l’arrêter. Autant qu’il s’en souvint plus tard, il se contenta de crier :

— Parfène, je ne le crois pas !…

Puis il lui sembla voir tout à coup quelque chose s’entr’ouvrir devant lui : une lumière intérieure extraordinaire éclaira son âme. Cela dura peut-être une demi-seconde ; néanmoins le prince garda un souvenir très-net du commencement, des premiers cris qui s’échappèrent spontanément de sa poitrine et que tous ses efforts eussent été impuissants à contenir. Ensuite la conscience s’éteignit en lui.

C’était un retour de la maladie qui depuis fort longtemps déjà l’avait quitté. On sait avec quelle soudaineté se produisent les attaques d’épilepsie. En un clin d’œil le visage se décompose effroyablement, l’altération du regard est surtout frappante. Des convulsions s’emparent de tout le corps et crispent tous les muscles de la face. De la poitrine sortent des cris horribles, inimaginables, ne ressemblant à rien, — des cris qui n’ont plus aucun rapport avec la voix humaine. En entendant ces hurlements, il est très-difficile, sinon impossible, de se figurer que le malade lui-même les profère ; on croirait plutôt qu’ils proviennent d’un autre être qui se trouve au dedans de ce malheureux. Bref, en présence d’un homme affligé du mal caduc, beaucoup de gens éprouvent une terreur indicible et même quelque peu mystique. Ce fut sans doute cette impression d’épouvante qui arrêta soudain le bras de Rogojine, déjà levé sur le prince. Celui-ci tomba tout à coup à la renverse et roula le long de l’escalier en se cognant la nuque contre les marches de pierre. À cette vue, et sans comprendre encore ce qui venait de se passer, Rogojine descendit les degrés quatre à quatre ; arrivé en bas, il tourna l’obstacle humain qui lui barrait le passage, et, comme un fou, s’élança hors de l’hôtel.

Secoué par de violentes convulsions, le corps du malade avait roulé jusqu’au bas de l’escalier qui, du premier étage au rez-de-chaussée, ne comptait pas plus de quinze marches. Au bout de cinq minutes, on aperçut le prince gisant sur le sol, et un rassemblement se forma autour de lui. Comme la tête avait abondamment saigné, on se demanda d’abord si l’on était en présence d’un accident ou d’un crime. Toutefois plusieurs devinèrent bientôt qu’il s’agissait d’un cas d’épilepsie ; une des personnes de la maison reconnut dans le prince un voyageur arrivé le matin à l’hôtel. À la fin, la lumière se fit tout entière, grâce à une heureuse circonstance.

Après avoir promis d’être à la Balance pour quatre heures, Kolia Ivolguine s’élait néanmoins rendu à Pavlovsk ; mais il refusa de dîner chez la générale Épantchine, et, revenu à Pétersbourg, se hâta d’aller à la Balance, où il arriva vers sept heures du soir. Le mot laissé par le prince lui ayant appris que ce dernier était en ville, il courut immédiatement à l’adresse indiquée sur le billet. Lorsqu’on lui eut dit, à l’hôtel, que le prince était sorti, Kolia descendit au buffet, où il attendit le retour de Muichkine en prenant du thé et en écoutant jouer de l’orgue. Sur ces entrefaites, le hasard voulut qu’il entendit parler autour de lui d’une attaque survenue à quelqu’un ; mû par un pressentiment, il alla aussitôt à l’endroit où se trouvait le malade, et il reconnut le prince. Sur-le-champ furent prises les mesures nécessaires. On transporta le prince dans sa chambre. Il revint à lui, mais il fut assez longtemps sans recouvrer toute sa connaissance. Le docteur appelé pour examiner les plaies de la tête prescrivit une fomentation et déclara que ces contusions n’avaient absolument rien de dangereux. Une heure après, le prince commençant à avoir une conscience assez nette de ce qui l’entourait ; Kolia le fit monter en voiture et l’emmena chez Lébédeff. L’employé reçut le malade avec les plus grandes démonstrations de dévouement et de respect. Il hâta même à cause de lui le départ pour la campagne ; le surlendemain, tout le monde se rendit à Pavlovsk.