L’Idiot/II/Chapitre 6
VI
La villa de Lébédeff était petite, mais commode et même jolie. La partie destinée à être mise en location avait été ornée avec un soin particulier. Sur la terrasse assez vaste qui s’étendait devant la maison on voyait une rangée d’orangers, de citronniers et de jasmins plantés dans de grandes caisses de bois peintes en vert. Ces arbres, suivant Lébédeff, donnaient à sa propriété un aspect vraiment enchanteur. Quelques-uns se trouvaient déjà là lorsqu’il avait fait l’acquisition de l’immeuble ; charmé de l’effet qu’ils produisaient, il s’empressa d’en acheter d’autres pour les joindre aux premiers. Quand les caisses contenant ces végétaux exotiques eurent été amenées à la villa et mises en place, Lébédeff sortit à plusieurs reprises de chez lui pour aller dans la rue jouir du coup d’œil, et chaque fois il grossissait mentalement la somme qu’il comptait demander à son futur locataire.
Dans l’état d’affaissement physique et moral où le prince se trouvait, cette maison de campagne lui plut beaucoup. Du reste, le jour du départ pour Pavlovsk, c’est-à-dire le surlendemain de l’accès, il avait à peu près recouvré les apparences de la santé, quoique, en fait, il se sentît encore souffrant. Tous les visages qui l’entouraient depuis trois jours lui causaient une impression agréable : il était bien aise de voir, non-seulement Kolia, devenu son inséparable, mais toute la famille de Lébédeff (sauf le neveu, qui avait disparu de la maison) et Lébédeff lui-même. Ce fut aussi avec plaisir qu’avant de quitter Pétersbourg, il reçut la visite du général Ivolguine.
Il était déjà tard quand on arriva à Pavlovsk ; ce même jour, néanmoins, plusieurs personnes vinrent voir le prince et se réunirent sur la terrasse de la villa. Gania se présenta le premier. Le prince eut peine à le reconnaître, tant le jeune homme était changé et maigri. Ensuite se montrèrent Varia et Ptitzine, qui étaient aussi en villégiature dans la localité. Quant au général Ivolguine, il ne bougeait pour ainsi dire pas de chez Lébédeff et semblait avoir transféré en même temps que lui ses pénates à Pavlovsk. Lébédeff l’empêchait autant que possible d’approcher du prince et s’efforçait de le tenir près de lui ; l’employé parlait à Ardalion Alexandrovitch comme à un ami ; on aurait pu les prendre pour de vieilles connaissances. Le prince remarqua durant ces trois jours qu’ils avaient parfois de longues conversations ensemble : on les entendait souvent crier, discuter : ils devaient même s’entretenir de matières scientifiques, ce qui, évidemment, faisait plaisir à Lébédeff. Il paraissait ne pouvoir se passer du général. Mais ce n’était pas seulement Ardalion Alexandrovitch, c’était aussi sa propre famille que Lébédeff cherchait à écarter du prince, depuis qu’on s’était transféré à la campagne. Sous prétexte que son locataire avait besoin de repos, il avait établi autour de lui une sorte de cordon sanitaire. En vain Muichkine protestait contre ce luxe de précautions, Lébédeff frappait du pied et s’empressait d’éloigner ses filles, sans même en excepter Viéra, sitôt que celles-ci faisaient mine de se diriger vers la terrasse où se trouvait le prince.
— D’abord, elles n’auront plus aucun respect, si on leur laisse prendre tant de liberté ; et en second lieu c’est même inconvenant pour elles… finit-il par déclarer en réponse à une question directe du prince.
— Mais pourquoi donc ? répliqua ce dernier : — vraiment, toute cette surveillance que vous exercez m’assomme, et voilà tout. Seul, je m’ennuie, je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, et vous-même vous ne faites que m’agacer encore plus avec vos continuels mouvements de mains et vos mystérieuses allées et venues.
Le fait est que Lebédeff, si jaloux de protéger contre tout importun la tranquillité du malade, entrait lui-même presque à chaque instant chez le prince. Régulièrement il commençait par entre-bailler la porte, passait sa tête par l’ouverture et parcourait des yeux la chambre, comme pour s’assurer que le prince était là, qu’il n’avait pas pris la fuite ; puis, marchant sur la pointe du pied, Lebédeff s’approchait tout doucement du fauteuil de son locataire, que cette subite apparition effrayait parfois. Il ne manquait jamais de s’informer si le prince n’avait besoin de rien ; quand celui-ci, à la fin, lui disait de le laisser en repos, il obéissait silencieusement, tournait sur ses talons, et, tout en se dirigeant à pas de loup vers la porte, ne cessait d’agiter les bras comme pour faire signe que sa visite n’avait pas d’importance, qu’il ne dirait pas un mot de trop, qu’il sortait et ne reviendrait pas ; cela pourtant ne l’empêchait point de reparaître au bout de dix minutes ou d’un quart d’heure. Kolia avait libre accès auprès du prince, ce dont Lébédeff était tout à fait désolé, indigné même. Lorsque les deux amis causaient ensemble, il passait une demi-heure à écouter leur conversation derrière la porte. Kolia s’en aperçut, et, naturellement, fit part de cette découverte au prince.
— Vous vous croyez donc mon maître pour me tenir ainsi sous clef ? dit vivement ce dernier à son propriétaire ; — du moins, à la campagne, j’entends qu’il en soit autrement. Soyez persuadé que je recevrai qui je voudrai et que j’irai où il me plaira.
— Sans le plus petit doute, répondit Lébédeff en agitant les bras.
Le prince le regarda fixement des pieds à la tête.
— Eh bien, Loukian Timoféiévitch, vous avez transporté ici la petite armoire que vous aviez, dans votre chambre à coucher, au-dessus de votre chevet ?
— Non, je l’ai laissée là.
— Pas possible !
— On ne peut pas la déplacer, il faudrait pratiquer une brèche dans la muraille… Elle tient bien.
— Mais vous avez peut-être la pareille ici ?
— J’en ai même une meilleure, une meilleure ; c’est même ce qui m’a décidé à acheter cette maison de campagne.
— A-ah ! Qui avez-vous refusé d’introduire auprès de moi tantôt ? Il y a une heure.
— C’est… c’est le général. En effet, je ne l’ai pas introduit, et il n’a pas besoin d’aller chez vous. Prince, cet homme, je l’estime profondément ; c’est… c’est un grand homme, vous ne le croyez pas ? Eh bien, vous verrez, mais pourtant… vous feriez mieux, excellentissime prince, de ne pas le recevoir chez vous.
— Pourquoi cela ? permettez-moi de vous le demander. Pourquoi aussi, Lébédeff, marchez-vous maintenant sur la pointe des pieds et vous approchez-vous toujours de moi comme si vous vouliez me glisser un secret dans l’oreille ?
— Je suis bas, je suis bas, je le sens, reprit l’employé, et, en faisant cette réponse inattendue, il se frappait la poitrine d’un air contrit, — mais le général ne sera-t-il pas trop hospitalier pour vous ?
— Comment, trop hospitalier ?
— Oui. D’abord, il se propose d’habiter chez moi ; soit, mais il ne doute de rien, il se fourre tout de suite dans la famille. Plusieurs fois déjà nous avons examiné ensemble nos parentés respectives ; il s’est trouvé que nous étions beaux-frères. Vous êtes aussi, paraît-il, du côté maternel, son neveu à la mode de Bretagne ; il me l’a encore expliqué hier. Si vous êtes son neveu, il en résulte, excellentissime prince, que je suis aussi votre parent. Passe encore pour cela, c’est une petite faiblesse, mais tout à l’heure il m’assurait que toute sa vie, depuis sa nomination au grade d’enseigne jusqu’au 11 juin de l’année dernière, il a eu chaque jour à sa table au moins deux cents personnes. Finalement, il a été jusqu’à me dire qu’on ne se levait même pas de table : on dînait, on soupait et on prenait le thé pendant quinze heures consécutives ; cela a duré ainsi trente années de suite sans la moindre interruption ; à peine prenait-on le temps de changer la nappe. Quand quelqu’un s’en allait, il était aussitôt remplacé par un autre. Les jours de fête, le général avait chez lui jusqu’à trois cents convives, et il en a même eu sept cents lorsque a été célébré le millième anniversaire de la fondation de l’empire russe. C’est une passion, on est inquiet quand on apprend cela ; il est terrible de recevoir chez soi des gens qui font si grandement les choses ; aussi, je me demandais si un pareil homme ne serait pas trop hospitalier pour vous et pour moi.
— Mais vous avez, paraît-il, les meilleures relations avec lui ?
— Des relations fraternelles ; je prends cela comme une plaisanterie ; que nous soyons beaux-frères, peu m’importe, — c’est plutôt un honneur pour moi. Même à travers les deux cents personnes et le millième anniversaire de l’empire russe, je distingue en lui un homme très-remarquable. Je parle sincèrement. Tout à l’heure, prince, vous disiez qu’en m’approchant de vous j’avais l’air de vouloir vous confier un secret ; eh bien, justement, j’en ai un à vous communiquer : une certaine personne vient de me faire savoir qu’elle désirerait beaucoup avoir une entrevue secrète avec vous.
— Pourquoi donc secrète ? En aucune façon. J’irai moi-même chez elle, peut-être aujourd’hui.
— Pas du tout, pas du tout, reprit Lébédeff en agitant le bras ; — si elle a peur, ce n’est pas de ce que vous croyez. À propos : le monstre vient chaque jour s’informer de votre santé, savez-vous cela ?
— Vous le traitez trop souvent de monstre, cela m’est très-suspect.
— Vous ne pouvez avoir aucun soupçon, aucun, répondit aussitôt Lébédeff, — je voulais seulement vous dire que la personne en question n’a pas peur de lui, et que sa crainte est tout autre, tout autre.
— Mais de quoi donc a-t-elle peur ? dites-le tout de suite, fit le prince, impatienté, en voyant les grimaces mystérieuses de son interlocuteur.
— C’est précisément là le secret.
Et Lébédeff sourit.
— Le secret de qui ?
— Le vôtre. Vous-même m’avez défendu, excellentissime prince, de parler devant vous… murmura l’employé, et heureux d’avoir irrité au plus haut point la curiosité de Muichkine, il acheva brusquement : — Elle a peur d’Aglaé Ivanovna.
Le prince fronça le sourcil et garda le silence pendant une minute.
— Vraiment, Lébédeff, je quitterai votre maison, dit-il tout à coup. — Où sont Gabriel Ardalionovitch et les Ptitzine ? Chez vous ? Vous les avez aussi fait entrer chez vous ?
— Ils vont venir, ils vont venir. Et même le général les suivra. J’ouvrirai toutes les portes et j’appellerai toutes mes filles, toutes, à l’instant, à l’instant, fit à voix basse Lébédeff effrayé, et il courut d’une porte à l’autre en agitant les bras.
Kolia se montra en ce moment sur la terrasse ; il arrivait du dehors et il annonça qu’Élisabeth Prokofievna le suivait, accompagnée de ses trois filles.
Ému de cette nouvelle, Lébédeff s’approcha vivement du prince.
— Faut-il ou non faire entrer les Ptitzine et Gabriel Ardalionovitch ? Faut-il introduire le général ? demanda-t-il.
— Pourquoi pas ? Tous ceux qui veulent me voir ! Je vous assure, Lébédeff, que dès le début vous avez mal compris ma situation ; vous êtes dans une erreur continuelle. Je n’ai pas le plus petit motif pour me cacher à qui que ce soit, répondit gaiement le prince.
En le voyant rire, Lébédeff crut devoir rire aussi. Quoique extrêmement agité, l’employé éprouvait une satisfaction visible.
Kolia avait dit vrai : il précédait seulement de quelques pas les dames Épantchine. Tandis qu’elles arrivaient de la terrasse, d’autres visiteurs qui se trouvaient déjà dans la maison, mais chez Lébédeff, firent aussi leur apparition : c’étaient les Ptitzine, Gania et Ardalion Alexandrovitch.
Il n’y avait qu’un instant que la famille Épantchine avait appris, par Kolia, la maladie du prince et son installation à la campagne. Jusqu’alors la générale était restée dans une pénible incertitude. L’avant-veille, Ivan Fédorovitch avait communiqué aux siens la carte du prince et il n’en avait pas fallu davantage pour persuader à Élisabeth Prokofievna que Muichkine allait immédiatement leur faire visite à Pavlovsk. Les demoiselles eurent beau objecter qu’il n’y avait peut être pas lieu de compter sur un tel empressement de la part d’un homme qui n’avait pas écrit un mot depuis six mois, et qui, d’ailleurs, pouvait être retenu à Pétersbourg par des affaires, ces observations ne servirent qu’à irriter la générale ; elle était prête à parier que le prince arriverait le lendemain, « au plus tard ». Le lendemain, elle l’attendit pendant toute la matinée, puis pour le dîner, puis enfin pour le soir ; quand la nuit fut tout à fait venue, Élisabeth Prokofievna, prise de colère, se mit à quereller son entourage à propos de tout, sans souffler mot, naturellement, de celui qui était la vraie cause de sa mauvaise humeur. Toute la journée suivante, elle garda le même silence au sujet du prince. Pendant le dîner, une parole imprudente d’Aglaé donna lieu à un petit incident. « Maman est fâchée parce que le prince ne vient pas », lâcha inopinément la jeune fille. Là-dessus, le général ayant fait remarquer que « ce n’était pas sa faute », Élisabeth Prokofievna se leva et sortit furieuse de la salle à manger. Enfin, vers le soir, Kolia arriva et il raconta tout ce qu’il savait concernant les aventures du prince. Au bout du compte, la générale triomphait ; néanmoins Kolia reçut une forte semonce : « Il flâne ici des journées entières, on ne peut pas se débarrasser de lui, et, quand il devrait venir, il ne vient pas ; il aurait bien pu envoyer un mot s’il ne jugeait pas à propos de se déranger. » En s’entendant dire qu’ « on ne pouvait pas se débarrasser de lui », Kolia aurait volontiers pris la mouche, mais il se réserva de manifester son mécontentement une autre fois, et même, si le mot avait été moins blessant, peut-être l’aurait-il pardonné, tant lui plaisaient l’agitation et l’inquiétude d’Élisabeth Prokofievna à la nouvelle de la maladie du prince. Elle insista longtemps sur la nécessité d’envoyer tout de suite un exprès à Pétersbourg et de faire venir par le premier train une célébrité médicale de première grandeur. Ses filles l’en dissuadèrent ; toutefois elles ne voulurent pas rester en arrière de leur maman, lorsque celle-ci se disposa à aller voir le malade.
— Il est au lit de mort, dit avec animation Élisabeth Prokofievna, — et nous ici, nous observerons encore l’étiquette ? Est-il ou n’est-il pas un ami de notre maison ?
— Mais il ne faut pas entrer dans l’eau sans avoir sondé le gué, observa Aglaé.
— Eh bien, n’y va pas. D’ailleurs, il vaut mieux que tu restes ici. Eugène Pavlitch va venir, il n’y aurait personne pour le recevoir.
Après ces paroles, Aglaé, comme bien on pense, s’empressa de se joindre à sa mère et à ses sœurs, ce qui, du reste, avait toujours été son intention. Le prince Chtch… était venu voir Adélaïde, et, sur la demande de la jeune fille, il consentit immédiatement à accompagner les dames. Dès les premiers temps de sa liaison avec la famille Épantchine, il avait entendu parler du prince dans cette maison, et ce qu’on lui en avait dit l’avait fort intéressé. Lui-même se trouvait connaître Muichkine : trois mois auparavant ils s’étaient rencontrés quelque part et avaient passé quinze jours ensemble dans une petite ville. Chtch… avait raconté aux dames diverses particularités sur le prince, et, en général, il parlait de lui en termes très sympathiques. Aussi ce fut avec un sincère plaisir qu’il accepta la proposition de faire visite à une ancienne connaissance. Cette fois Ivan Fédorovitch ne se trouvait pas à la maison. Eugène Pavlovitch n’était pas encore arrivé non plus.
De la villa des Épantchine à celle de Lébédeff il n’y avait pas plus de trois cents pas. En entrant chez le prince, ce fut pour Élisabeth Prokofievna une première contrariété d’apercevoir autour de lui toute une société, sans compter que parmi ces visiteurs il y en avait deux ou trois qu’elle détestait cordialement. Ensuite, la générale, qui s’attendait à trouver un moribond, fut fort étonnée quand elle vit s’avancer au-devant d’elle un jeune homme souriant, mis avec élégance. et, autant qu’on en pouvait juger à première vue, très-bien portant. Elle demeura stupéfaite, et son désappointement causa un plaisir extraordinaire à Kolia. Sans doute il aurait très-bien pu la détromper avant qu’elle sortît de sa villa, mais le malicieux gymnasiste n’avait eu garde de le faire, pressentant la colère comique que ne manquerait pas d’éprouver la générale lorsqu’elle trouverait le prince, son cher ami, en bonne santé. Kolia poussa même l’indélicatesse jusqu’à s’applaudir tout haut de son succès, pour achever de vexer Élisabeth Prokofievna, avec qui, nonobstant leurs relations d’amitié, il était continuellement en pique.
— Attends un peu, mon cher, ne te presse pas, ne gâte pas ton triomphe ! répondit-elle en prenant place sur un fauteuil que le prince lui avait avancé.
Lébédeff, Ptitzine et Ardalion Alexandrovitch se hâtèrent de faire asseoir les jeunes filles. Le général offrit une chaise à Aglaé. Lébédeff en présenta une aussi au prince Chtch…, ce qu’il fit en s’inclinant jusqu’à la ceinture. Varia, comme de coutume, échangea à voix basse de chaleureux compliments avec les demoiselles.
— C’est vrai, prince, que je croyais te trouver au lit, tant la peur m’avait grossi les choses, et, pourquoi mentirais-je ? sur le moment ta bonne mine m’a mise en colère, mais, je te le jure, cela n’a duré qu’une minute, je n’avais pas encore eu le temps de réfléchir. Quand je réfléchis, je parle et j’agis toujours plus intelligemment ; je crois qu’il en est de même de toi. En réalité, la guérison de mon propre fils, si j’en avais un, me ferait peut-être moins de plaisir que la tienne ; si tu ne le crois pas, c’est pour toi qu’est la honte et non pour moi. Mais ce méchant garçon se permet de me jouer bien d’autres tours. Tu le protéges, paraît-il ; aussi je te préviens qu’un beau matin je me priverai, sois-en sûr, de l’honneur et du plaisir de cultiver plus longtemps sa connaissance.
— Mais de quoi suis-je donc coupable ? cria Kolia : — j’aurais eu beau vous assurer que le prince était presque rétabli, vous n’auriez pas voulu me croire, parce qu’il était beaucoup plus intéressant de se le représenter au lit de mort.
— Pour combien de temps es-tu ici ? demanda Élisabeth Prokofievna au prince.
— Pour tout l’été et, peut-être, pour plus longtemps.
— Tu es seul ? Tu n’es pas marié ?
— Non, je ne suis pas marié, répondit le prince, que cette pointe naïvement lancée fit sourire.
— Pourquoi souris-tu ? ce sont des choses qui arrivent. Parlons maintenant de ton habitation : pourquoi n’es-tu pas venu loger chez nous ? Nous avons tout un pavillon qui est inoccupé. Du reste, fais comme tu veux. C’est là ton propriétaire ? demanda-t-elle à mi-voix en montrant d’un signe de tête Lébédeff. — Pourquoi fait-il toujours des grimaces ?
En ce moment, Viéra, qui portait, comme toujours, le baby dans ses bras, sortit de la maison et s’approcha de la terrasse. Lébédeff tournait autour des chaises et ne savait décidément où se mettre, mais il ne songeait nullement à s’en aller. Il n’eut pas plutôt aperçu sa fille qu’il s’élança vers elle en agitant les bras pour l’éloigner de la terrasse ; il s’oublia même jusqu’à frapper du pied.
— Il est fou ? dit brusquement la générale.
— Non, il…
— Il est ivre, peut-être ? Ta société n’est pas des mieux composées, ajouta-t-elle après avoir embrassé du regard les autres visiteurs ; — mais quelle jolie jeune fille ! Qui est-ce ?
— C’est Viéra Loukianovna, la fille de ce Lébédeff.
— Ah !… Elle est fort gentille. Je veux faire sa connaissance.
À peine Lébédeff eut-il entendu ces paroles qu’il courut chercher Varia pour la présenter à la générale.
— Des orphelins, des orphelins ! commença-t-il d’un ton pathétique en s’approchant d’Élisabeth Prokofievna ; — et cet enfant qu’elle a sur les bras est aussi un orphelin : c’est sa sœur, ma fille Luboff, née, en légitime mariage, de ma défunte épouse Hélène, qui, il y a de cela six semaines, est morte en couches, par la volonté de Dieu… oui… elle lui tient lieu de mère, quoiqu’elle ne soit que sa sœur et rien de plus que sa sœur… rien de plus, rien de plus…
— Et toi, batuchka, tu n’es rien de plus qu’un imbécile, excuse-moi. Allons, assez, tu le comprends toi-même, je pense, répliqua la générale avec une indignation extraordinaire.
Lébédeff s’inclina profondément.
— C’est la vérité vraie ! répondit-il avec le plus grand respect.
— Écoutez, monsieur Lébédeff, on dit que vous expliquez l’Apocalypse, est-ce vrai ? demanda Aglaé.
— C’est la vérité vraie… depuis quinze ans.
— J’ai entendu parler de vous. Il a même été question de vous dans les journaux, je crois ?
— Non, c’est d’un autre commentateur que les journaux ont parlé, mais celui-là est mort, et c’est moi qui l’ai remplacé, dit Lébédeff ivre de joie.
— Nous sommes voisins, ayez donc la bonté de venir un de ces jours m’expliquer l’Apocalypse ; je n’y comprends rien.
— Je ne puis pas ne pas vous prévenir, Aglaé Ivanovna, que tout cela n’est de sa part que du charlatanisme, intervint brusquement le général Ivolguine, qui s’était assis à côté d’Aglaé et depuis longtemps brûlait de lui adresser la parole ; — sans doute la campagne a ses droits et ses plaisirs, continua Ardalion Alexandrovitch, — et recevoir un intrus si extraordinaire pour l’entendre pérorer sur l’Apocalypse, est une fantaisie comme une autre, je dirai même une fantaisie remarquable au point de vue de l’esprit, mais je… Vous avez l’air de me regarder avec étonnement ? Le général Ivolguine, j’ai l’honneur de me présenter. Je vous ai portée sur mes bras, Aglaé Ivanovna.
— Enchantée. Je connais Barbara Ardalionovna et Nina Alexandrovna, murmura la jeune fille, qui faisait tous ses efforts pour ne pas éclater de rire.
Élisabeth Prokofievna rougit de colère. Elle ne pouvait souffrir le général, qu’elle avait connu autrefois, mais avec qui, depuis fort longtemps, elle avait cessé toutes relations.
— Tu mens, selon ton habitude, batuchka, jamais tu ne l’as portée sur tes bras, dit-elle d’une voix indignée à Ardalion Alexandrovitch.
— Vous l’avez oublié, maman, mais la vérité est qu’il m’a portée, à Tver, assura soudain Aglaé. — Nous habitions alors Tver. C’était quand j’avais six ans, je m’en souviens. Il m’a fait un arc et une flèche, il m’a appris à tirer, et j’ai tué un pigeon. Vous rappelez-vous le pigeon que nous avons tué ensemble ?
— Et à moi il a apporté un casque de carton et une épée de bois, je m’en souviens aussi ! cria Adélaïde.
— Moi aussi, je me le rappelle, ajouta Alexandra : — vous vous êtes querellées à propos du pigeon blessé, et on vous a mises chacune dans un coin ; Adélaïde est restée là avec son casque et son épée.
En disant à Aglaé qu’il l’avait portée sur ses bras, le général ne croyait dire qu’une parole en l’air : c’était un simple préambule pour engager la conversation, une phrase dont il avait coutume de se servir chaque fois qu’il voulait entrer en rapport avec des jeunes gens. Mais, dans le cas présent, il se trouva avoir dit la vérité, et une vérité que lui-même avait oubliée. Aussi, lorsque Aglaé lui eut rappelé le pigeon qu’ils avaient tué ensemble, la mémoire du vieillard se réveilla instantanément, et, comme il arrive souvent au déclin de l’âge, tous les détails d’un passé lointain se représentèrent à lui. Il serait difficile de dire ce qui, dans ces souvenirs, pouvait affecter si vivement le pauvre général, alors un peu gris, selon son habitude, quoi qu’il en soit, il éprouva soudain une émotion extraordinaire.
— Je m’en souviens, je me rappelle tout ! s’écria-t-il. — J’étais alors capitaine d’état-major. Vous étiez si mignonne, si gentillette ! Nina Alexandrovna… Gania… J’ai été chez vous… j’y étais reçu. Ivan Fédorovitch…
— Et tu vois où tu en es arrivé maintenant ! reprit la générale. — Pourtant tu n’as pas noyé dans la boisson tout sentiment noble, puisque cela a produit un tel effet sur toi ! Mais tu as empoisonné l’existence de ta femme. Au lieu d’être un guide pour tes enfants, tu t’es fait mettre dans une prison pour dettes. Retire-toi d’ici, batuchka, va te cacher quelque part, derrière une porte, dans un petit coin, et pleure ; rappelle-toi ton ancienne innocence, peut-être que Dieu te pardonnera. Va donc, va, je te parle sérieusement. Le meilleur moyen de se corriger, c’est de songer au passé avec regret.
Mais elle aurait pu se dispenser d’insister : le général avait la sensibilité des ivrognes d’habitude et, comme tous les individus que la boisson a fait déchoir d’une position brillante, il ne songeait à son heureux passé qu’avec un cruel chagrin. Il se leva et, docilement, se dirigea vers la porte. Cette humilité désarma aussitôt Élisabeth Prokofievna.
— Ardalion Alexandrovitch, batuchka ! lui cria-t-elle : — reste encore une petite minute ; nous sommes tous pécheurs ; quand tu sentiras que ta conscience t’adresse moins de reproches, viens chez moi, nous passerons un moment ensemble, nous jaserons sur le passé. Moi-même, je suis peut-être cinquante fois plus coupable que toi ; allons, maintenant adieu, va-t’en, tu n’as que faire ici… acheva-t-elle, prise d’une inquiétude soudaine en le voyant revenir.
— Pour le moment, vous feriez mieux de ne pas le surveiller, dit le prince à Kolia, qui s’élançait déjà sur les pas de son père. — Autrement, d’ici à une minute il se fâchera, et rien ne subsistera de ses bonnes dispositions présentes.
— C’est juste, laisse-le tranquille ; tu iras le retrouver dans une demi-heure, décida Élisabeth Prokofievna.
— Voilà ce que c’est que de faire entendre la vérité à un homme, ne fût-ce qu’une fois dans sa vie ; il a été ému jusqu’aux larmes ! se permit d’observer Lébédeff.
— Eh bien, toi aussi, batuchka, tu dois être quelque chose de propre, si ce que j’ai entendu dire est vrai, lui envoya immédiatement Élisabeth Prokofievna.
Peu à peu se précisa la situation réciproque des diverses personnes réunies chez le prince. Celui-ci, naturellement, était en mesure d’apprécier et appréciait tout l’intérêt que lui témoignaient la générale et ses filles. Il leur déclara que lui-même, avant leur visite, avait l’intention de les aller voir, nononstant sa maladie et malgré l’heure avancée. Élisabeth Prokofievna lui répondit, en regardant les visiteurs, que rien ne l’empêchait de mettre sur-le-champ ce projet à exécution. Ptitzine, homme très-poli, ne tarda pas à battre en retraite vers le pavillon de Lébédeff ; il aurait bien voulu emmener l’employé avec lui. Ce dernier promit de l’aller bientôt rejoindre ; Varia qui, pendant ce temps, causait avec les jeunes filles, ne bougea pas de sa place. Elle et son frère étaient fort contents du départ de leur père. Gania se retira peu après Ptitzine. Durant les quelques minutes qu’il avait passées sur la terrasse, sous les yeux des dames Épantchine, il avait eu une attitude modeste mais digne, et ne s’était nullement laissé troubler par les regards sévères d’Élisabeth Prokofievna, qui, à deux reprises, l’avait toisé des pieds à la tête. De fait, ceux qui l’avaient connu jadis pouvaient le croire très-changé. Sa manière d’être plut beaucoup à Aglaé.
— C’est Gabriel Ardalionovitch qui vient de sortir ? demanda-t-elle de but en blanc.
Elle aimait assez à jeter ainsi au milieu de la conversation des autres une brusque question qui ne s’adressait à personne en particulier.
— Oui, répondit le prince.
— Je l’ai à peine reconnu. Il est bien changé et… à son avantage.
— J’en suis bien aise pour lui, reprit Muichkine.
— Il a été très-malade, fit remarquer Varia.
Elle prononça ces mots d’un ton de commisération où néanmoins perçait la joie.
L’observation d’Aglaé avait surpris et presque inquiété sa mère.
— Sous quel rapport a-t-il gagné ? demanda avec colère Élisabeth Prokofievna : — où as-tu pris cela ? Il n’est pas mieux du tout. Qu’est-ce que tu trouves mieux ?
— Il n’y a rien de mieux que le « chevalier pauvre » ! cria tout à coup Kolia, inamovible derrière la chaise de la générale.
— C’est aussi ce que je pense, dit en riant le prince Chtch…
— Je suis tout à fait de cet avis, ajouta solennellement Adélaïde.
— Quel « chevalier pauvre » ? questionna la générale intriguée, et elle regarda d’un air vexé tous ceux qui venaient de parler ; mais remarquant qu’Aglaé rougissait, elle poursuivit avec irritation : — quelque absurdité sans doute ! Qu’est-ce que ce « chevalier pauvre » ?
— Est-ce la première fois que ce gamin, votre favori, dénature les paroles d’autrui ? répondit Aglaé avec une indignation mêlée de mépris.
Elle était fort sujette aux boutades, mais dans ses sorties les plus violentes en apparence se laissait presque toujours apercevoir quelque chose de si enfantin, que parfois il était impossible, en la regardant, de conserver son sérieux. Cela, naturellement, ajoutait encore à l’exaspération de la jeune fille : elle ne comprenait pas de quoi on riait, ni « comment on pouvait, comment on osait rire ». Dans le cas présent, l’emportement d’Aglaé provoqua l’hilarité de ses sœurs et du prince Chtch… Kolia, triomphant, riait aux éclats. Aglaé se fâcha pour tout de bon, ce qui la rendit deux fois plus belle. Son agitation et le dépit qu’elle en éprouvait lui seyaient admirablement.
— N’a-t-il pas souvent travesti vos paroles ? continua-t-elle.
— Je me fonde sur une exclamation proférée par vous-même ! répliqua vivement Kolia. — Il y a un mois, vous avez feuilleté Don Quichotte, et vous vous êtes écriée en propres termes : « Il n’y a pas mieux que le chevalier pauvre ! » Je ne sais de qui vous parliez alors : si c’était de Don Quichotte, d’Eugène Pavlitch ou d’un autre encore ; toujours est-il que vos paroles s’appliquaient à quelqu’un ; ensuite a eu lieu une longue conversation…
— Je vois, mon cher, que tu te permets trop dans tes conjectures, interrompit avec colère Élisabeth Prokofievna.
— Mais est-ce que je suis le seul ? reprit hardiment Kolia ; — tout le monde a parlé alors et parle encore maintenant ; — tenez, tout à l’heure le prince Chtch…, Adélaïde Ivanovna et les autres ont déclaré qu’ils étaient pour le « chevalier pauvre » par conséquent le « chevalier pauvre » existe, il doit nécessairement exister, et, selon moi, sans Adélaïde Ivanovna, il y a longtemps que nous saurions tous qui il est.
— Quelle est ma faute ? demanda en souriant Adélaïde.
— C’est de n’avoir pas voulu faire son portrait ! Aglaé Ivanovna vous avait priée de reproduire les traits du « chevalier pauvre » ; elle vous avait donné tout le sujet du tableau, tel qu’elle-même le concevait, vous rappelez-vous le sujet ? vous n’avez pas voulu…
— Mais comment aurais-je fait son portrait ? Qui aurais-je représenté ? D’après les indications données, ce « chevalier pauvre »
Ne levait devant personne
La visière d’acier de son casque.
Dès lors, quel visage pouvait-on lui donner ? Il aurait fallu peindre une visière ? Un anonyme ?
— Je n’y comprends rien, qu’est-ce que c’est que cette visière ? cria la générale agacée.
À part soi, elle commençait à deviner de qui on parlait ainsi à mots couverts. (Le « chevalier pauvre » était une dénomination conventionnelle dont sans doute les jeunes filles, entre elles, avaient depuis longtemps coutume de se servir.) Mais cette plaisanterie mécontentait d’autant plus Élisabeth Prokofievna qu’elle voyait l’embarras du prince Léon Nikolaïevitch : ce dernier, en effet, était aussi confus qu’un enfant de dix ans.
— Est-ce que cette sottise va durer indéfiniment ? poursuivit-elle. — M’expliquera-t-on, oui ou non, ce que c’est que ce « chevalier pauvre » ? C’est donc un secret bien terrible qu’on a si peur de le dévoiler ?
De nouveaux rires furent la seule réponse qu’obtint la générale.
— Il s’agit tout bonnement d’une étrange poésie russe intitulée : le Chevalier pauvre, finit par dire le prince Chtch…, évidemment désireux de changer au plus tôt la conversation ; — c’est un morceau qui n’a ni commencement ni fin. Il y a juste un mois, on riait tous ensemble après le dîner et on cherchait, comme à l’ordinaire, un sujet pour le futur tableau d’Adélaïde Ivanovna. Vous savez que c’est depuis longtemps la tâche commune de toute la famille. Tous les suffrages se sont portés sur le « chevalier pauvre » ; qui l’a proposé le premier ? je ne m’en souviens pas…
— C’est Aglaé Ivanovna ! cria Kolia.
— Peut-être, je ne dis pas le contraire, seulement je ne m’en souviens pas, reprit le prince Chtch… — Les uns ont ri de ce sujet, les autres ont dit qu’il ne pouvait pas y en avoir de plus élevé, mais que, pour représenter le « chevalier pauvre », il fallait, en tout cas, un visage : on a passé en revue les têtes de toutes les connaissances, pas une ne convenait, et la chose en est restée là. Voilà tout. Je ne comprends pas pourquoi Nicolas Ardalionovitch s’est avisé de rappeler tout cela. Ce qui alors était plaisant et avait de l’à-propos, manque tout à fait d’intérêt maintenant.
— C’est qu’il y a là-dessous quelque nouvelle sottise, quelque persiflage injurieux, déclara sévèrement Élisabeth Prokofievna.
— Il n’y a aucune sottise, il n’y a qu’une profonde estime, dit brusquement Aglaé, qui prononça ces mots avec une gravité inattendue. Toute trace de son agitation précédente avait disparu. Bien plus, à en juger d’après certains indices, elle-même à présent semblait voir avec plaisir le développement que prenait la plaisanterie. Ce changement s’était opéré chez la jeune fille alors précisément que la confusion du prince devenait le plus manifeste.
— Ils rient comme des fous, et tout d’un coup ils témoignent de leur profonde estime ! Cela n’a pas de sens ! Pourquoi de l’estime ? Réponds tout de suite : que veux-tu dire en parlant ici de ta profonde estime ? reprit d’un ton courroucé la générale.
— Je répète les mots : profonde estime, répondit Aglaé avec le même sérieux qu’auparavant, — parce que dans ces vers est représenté un homme capable d’avoir un idéal et de lui consacrer toute sa vie. Cela ne se rencontre pas si souvent à notre époque. Cette poésie ne nous dit pas en quoi consistait proprement l’idéal du « chevalier pauvre », mais on voit que c’était une image radieuse, « l’image d’une beauté pure », et que l’amoureux chevalier portait même, au lieu d’écharpe, un chapelet autour de son cou. À la vérité, il y a encore là une devise obscure, énigmatique, les lettres A. N. B. qu’il avait tracées sur son écu…
— A. N. D., rectifia Kolia.
— Moi je dis A. N. B., et je veux dire ainsi, répliqua avec colère Aglaé, — en tout cas, une chose est claire, c’est que, quelle que fût sa dame, quoi qu’elle fît, peu importait à ce pauvre chevalier. Il l’avait choisie, il avait cru à sa « beauté pure », cela suffisait pour que désormais il ne cessât de s’incliner devant elle ; s’étant une fois déclaré son serviteur, il devait, fût-elle ensuite devenue une voleuse, croire en elle et rompre des lances pour sa beauté pure. Le poëte a voulu, semble-t-il, incarner dans un type extraordinaire la notion de l’amour platonique, telle que la concevaient les chevaliers du moyen-âge. Naturellement, tout cela est un idéal. Dans le « chevalier pauvre », ce sentiment est arrivé au plus haut degré, à l’ascétisme ; il faut avouer que la faculté d’aimer ainsi prouve beaucoup en faveur de celui qui la possède ; c’est un trait de caractère qui dénote une âme profonde, et, en un sens, est très louable. Le « chevalier pauvre », c’est Don Quichotte, mais un Don Quichotte sérieux et non comique. D’abord, je ne comprenais pas ce personnage et j’en faisais des gorges chaudes, mais maintenant j’aime le « chevalier pauvre », et, surtout, je respecte ses hauts faits.
Ainsi finit Aglaé, et, en l’observant, il était difficile de reconnaître si elle parlait sérieusement ou pour rire.
— Eh bien, il est sot et j’en dirai autant de ses hauts faits ! déclara la générale. — Mais, en fait de sottises, toi aussi, matouchka, tu en as dégoisé long : toute une leçon ! À mon avis, ce rôle-là ne te va pas. En tout cas, ce n’est pas permis. Quels sont ces vers ? Récite-les, tu dois les savoir ! Je veux absolument connaître cette poésie. Je n’ai jamais pu souffrir les vers, c’était sans doute un pressentiment. Pour l’amour de Dieu, prince, prends patience, c’est évidemment la seule chose que nous ayons à faire, toi et moi, ajouta-t-elle en s’adressant à son hôte.
Elle était très-fâchée.
Le prince Léon Nikolaïévitch voulut parler, mais sa confusion ne lui permit pas de proférer un mot. Seule Aglaé, qui venait de s’accorder tant de licences durant sa « leçon », était parfaitement à son aise et paraissait même contente. On aurait dit qu’elle s’était préparée d’avance à réciter les vers en question et qu’elle attendait seulement qu’on l’y invitât. Toujours sérieuse et grave, la jeune fille se leva immédiatement et vint se camper au milieu de la terrasse, vis-à-vis du fauteuil où le prince était assis. Tous la considéraient d’un air étonné ; la plupart : les sœurs, la mère, le prince Chtch…, voyaient avec un sentiment désagréable cette nouvelle gaminerie qui frisait positivement l’inconvenance. Cependant il était visible qu’Aglaé trouvait un grand plaisir dans toute cette mise en scène par laquelle elle préludait à la récitation des vers. Élisabeth Prokofievna fut sur le point de la renvoyer brutalement à sa place. Mais au moment même où Aglaé commençait à déclamer la célèbre ballade, deux messieurs causant à haute voix se montrèrent sur la terrasse. C’était Ivan Fédorovitch Épantchine qui arrivait suivi d’un jeune homme. À leur apparition, un certain mouvement se produisit dans la société.