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L’Idiot/III/Chapitre 6

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 120-133).

VI

« Je ne veux pas mentir : durant ses six mois je ne me suis pas toujours dérobé au mouvement de la vie réelle ; parfois même l’activité pratique me distrayait au point que j’oubliais ma condamnation ou, pour mieux dire, je ne voulais pas y penser. Soit dit en passant, voici dans quelles conditions je vivais alors. Il y a huit mois, lorsque ma maladie commença à prendre une tournure grave, je rompis toute relation avec le dehors et cessai de voir mes anciens camarades. Comme j’avais toujours été un homme assez morose, je fus bientôt rayé de leurs papiers, ce qui, assurément, serait arrivé tout de même sans cette circonstance. À la maison je m’organisai aussi une existence solitaire. Il y a cinq mois, je m’enfermai une fois pour toutes dans ma chambre et m’isolai complétement de ma famille. On m’obéissait toujours et personne n’osait entrer chez moi, sauf aux heures réglementaires où l’on devait faire ma chambre et m’apporter mon diner. Ma mère recevait mes ordres en tremblant et ne se permettait pas de souffler mot devant moi dans les rares occasions où je consentais à la voir. Elle fouettait sans cesse les enfants pour qu’ils ne fassent pas de bruit et ne troublassent pas mon repos ; je me plaignais souvent de leurs cris ; ils doivent me porter dans leurs cœurs à présent ! « Le fidèle Kolia », comme je l’ai surnommé, a eu aussi, je crois, passablement à souffrir de mon caractère. Dans ces derniers temps, lui-même m’a rendu la pareille : tout cela est naturel ; les hommes n’ont été créés que pour se faire souffrir mutuellement. J’avais remarqué qu’il supportait mon irascibilité comme s’il s’était juré d’être indulgent pour un malade, et, bien entendu, cela m’irritait ; mais il s’était imaginé, paraît-il, d’imiter « l’humilité chrétienne » du prince, ce qui ne laissait pas d’être un peu ridicule. C’est un garçon jeune et enthousiaste qui, naturellement, prend exemple sur autrui ; mais parfois je trouvais qu’il était temps pour lui de dégager enfin sa personnalité. Je l’aime beaucoup. J’ai aussi affligé Sourikoff, le commissionnaire qui demeure au-dessus de nous et qui fait des courses du matin au soir ; je lui démontrais continuellement que s’il était pauvre, la faute en était à lui, si bien qu’à la fin il n’osa plus venir chez moi. C’est un homme très-humble, un modèle d’humilité. (N. B. On prétend que l’humilité est une grande force ; il faudra questionner le prince à ce sujet, c’est lui qui dit cela) ; mais, au mois de mars dernier, étant monté chez lui pour voir ses enfants qui, disait-il, avaient été gelés, je souris devant le cadavre de son jeune fils, et j’expliquai de nouveau à Sourikoff que « c’était sa faute » ; soudain les lèvres du malheureux commencèrent à s’agiter ; d’une main il me saisit l’épaule et de l’autre me montra la porte en me disant à voix basse : « Allez-vous-en » ! Sur le moment cette façon d’agir me plut fort, je fus ravi en me voyant congédié de la sorte, mais plus tard je me rappelai avec un sentiment pénible les paroles de Sourikoff ; bien malgré moi j’éprouvai à son égard une pitié étrange, méprisante. Même sous le coup d’une telle offense (je sens que je l’ai offensé, quoique ce ne fût pas mon intention), même dans un pareil moment cet homme ne pouvait se fâcher ! Je le jure, le frémissement de ses lèvres dans cette circonstance ne provenait pas du tout de la colère : lorsqu’il m’empoigna l’épaule et prononça son majestueux « allez-vous-en », il n’était nullement irrité. Il y avait chez lui de la dignité, beaucoup même, une dignité qui ne lui seyait aucunement (à ce point qu’elle produisait un effet comique), mais il n’y avait pas de colère. Peut-être s’était-il mis tout d’un coup à me mépriser. Depuis lors, quand je le rencontrais dans l’escalier, ce qui arriva deux ou trois fois, il s’empressait de m’ôter son chapeau, chose qu’il ne faisait jamais auparavant, mais, au lieu de s’arrêter comme autrefois, il passait rapidement et d’un air confus. En tout cas, s’il me méprisait, c’était à sa façon : il avait le « mépris humble ». Peut-être aussi ne fallait-il voir dans son coup de chapeau que la politesse craintive d’un débiteur vis-à-vis du fils de sa créancière, car il doit de l’argent à ma mère et il lui est impossible de s’acquitter. Cette conjecture est même la plus probable. Je voulus d’abord avoir une explication avec lui ; je suis sûr qu’au bout de dix minutes il m’aurait demandé pardon, mais ensuite je jugeai qu’il valait mieux le laisser tranquille.

« Il y a dix jours, Rogojine passa chez moi pour me demander des renseignements au sujet d’une affaire sur laquelle je crois inutile de m’étendre ici. Je ne l’avais jamais vu auparavant, mais j’avais beaucoup entendu parler de lui. Je lui appris tout ce qu’il voulait savoir et il ne tarda pas à se retirer. Je n’avais pas à lui rendre sa visite, puisqu’il n’était venu chez moi que pour affaire, mais il m’avait grandement intéressé, et pendant tout le reste de la journée j’eus l’esprit occupé de pensées étranges, si bien que le lendemain je me décidai à l’aller voir moi-même. Rogojine me reçut avec un mécontentement peu dissimulé ; il me fit même entendre « délicatement » que des rapports suivis entre nous n’avaient aucune raison d’être. Néanmoins je passai chez lui une heure pendant laquelle je ne m’ennuyai pas du tout, et je crois qu’il ne s’ennuya pas non plus avec moi. Entre nous le contraste était tel que nous ne pouvions pas ne pas le remarquer, moi surtout : j’avais déjà fait le compte des jours qu’il me restait à vivre ; lui, au contraire, dans le plein épanouissement de la vie, n’avait que faire de pareilles supputations, et nul souci n’existait pour lui en dehors de… de sa toquade ; que monsieur Rogojine me pardonne cette expression où se trahit la maladresse d’un littérateur inexpérimenté. Nonobstant son accueil peu aimable, il me fit l’effet d’un homme intelligent et capable de comprendre bien des choses, quoiqu’il ne s’intéresse guère à ce qui ne le touche pas directement. Je ne lui soufflai pas mot de ma « conviction définitive », mais il me sembla qu’il l’avait devinée en m’entendant. Il gardait le silence, il est extrêmement taciturne. « Les extrêmes se touchent », lui dis-je avant de me retirer (pour être compris de Rogojine, je traduisis ce proverbe en russe) ; « aussi, malgré toute la différence qui existe entre nous, et quoique nous soyons aux antipodes l’un de l’autre, vous êtes peut-être beaucoup moins éloigné de ma « conviction dernière » qu’il ne le semble ». Une grimace aigre et maussade fut sa réponse ; feignant de croire que je voulais m’en aller, il se leva, me chercha lui-même ma casquette et, sous couleur de me reconduire par politesse, me mit tout bonnement à la porte de sa sombre demeure. Cette maison m’avait frappé ; elle ressemble à un tombeau, mais il paraît qu’elle lui plaît ; cela, du reste, se conçoit : il y a en lui trop de vie pour qu’il ait besoin d’en trouver autour de lui.

« Cette visite à Rogojine me fatigua beaucoup. D’ailleurs, depuis le matin, je ne me sentais pas bien ; vers le soir, me trouvant très-faible, je me mis au lit ; de temps à autre j’avais le corps en feu, et même, par moments, je délirais. Kolia resta auprès de moi jusqu’à onze heures. Je me rappelle pourtant tout ce dont nous parlâmes ensemble. Mais quand il m’arrivait de fermer les yeux, je rêvais toujours qu’Ivan Fomitch était devenu millionnaire. Il ne savait que faire de sa fortune, se creusait la tête pour résoudre cette question, tremblait d’être volé et finalement se décidait à enfouir ses millions. Je lui faisais observer qu’il aurait tort d’enterrer inutilement tant de richesses :

« Vous devriez plutôt, lui disais-je, fondre tout cet or, vous en feriez un petit cercueil pour votre enfant qui a été gelé et dont vous exhumeriez le corps. » Sourikoff recevait avec des larmes de reconnaissance ce conseil ironique et s’empressait de le suivre. Je lançais un jet de salive et m’éloignais. Lorsque j’eus complètement repris mes sens, Kolia m’assura que je n’avais pas dormi une minute et que pendant tout ce temps je lui avais parlé de Sourikoff. Par instants mon agitation était extraordinaire, en sorte que Kolia se retira inquiet. Après son départ, je me levai pour aller fermer la porte au crochet et tout d’un coup je me rappelai un tableau que j’avais vu le matin chez Rogojine, dans une des salles les plus sombres de sa maison, au-dessus d’une porte. Il me l’avait lui-même montré en passant ; je m’étais, je crois, arrêté cinq minutes devant cette toile. Bien qu’elle n’eût rien de remarquable au point de vue artistique, elle n’avait pas laissé de me troubler étrangement.

« Ce tableau représente le Christ au moment où il vient d’être détaché de la croix. À ce qu’il me semble, les peintres qui font des crucifiements et des descentes de croix ont coutume de donner au Christ un visage extraordinairement beau ; ils cherchent à lui conserver cette beauté au milieu même des plus cruels supplices. Dans le tableau de Rogojine rien de pareil ; ici on a réellement sous les yeux le cadavre d’un homme qui a infiniment souffert avant même d’être crucifié, qui a été battu par les gardes, battu par le peuple, quand il portait sa croix et succombait sous ce fardeau, enfin qui a enduré pendant six heures (tel est du moins mon calcul) l’affreux supplice du crucifiement. À la vérité, le visage est celui d’un homme qui vient d’être descendu de la croix, c’est-à-dire que, loin d’être roidi, il garde beaucoup de vie et de chaleur ; l’expression est douloureuse comme si le défunt sentait encore la souffrance (cela a été très-bien saisi par l’artiste) ; en revanche, le visage est peint avec un réalisme impitoyable ; il n’y a ici que la nature, et c’est bien ainsi que doit être le cadavre d’un homme quelconque, après de tels tourments. Je sais que, suivant la croyance adoptée par l’Église dès les premiers siècles du christianisme, le Christ a souffert non pas figurément, mais en réalité, et que, par conséquent, son corps sur la croix a été pleinement soumis à la loi de la nature. Le visage représenté sur le tableau est enflé et couvert de plaies saignantes ; les yeux dilatés brillent d’un éclat vitreux. Mais, chose étrange, quand on considère ce cadavre de supplicié, une question singulière s’offre à l’esprit : si tous les disciples du Christ, ceux qui furent plus tard ses principaux apôtres, les femmes qui lui donnaient des soins et se tenaient debout près de la croix, si, en un mot, tous ses fidèles et tous ses adorateurs ont vu son corps en cet état (et c’est certainement ainsi qu’il devait être), comment ont-ils pu croire, à la vue de tels restes, que ce martyr ressusciterait ? Si la mort est si terrible, se dit-on malgré soi, et si les lois de la nature sont si puissantes, comment donc en triompher ? Comment les vaincre, quand nous voyons maintenant vaincu par elles celui-là même qui, de son vivant, forçait la nature à lui obéir, celui qui s’écriait : « Talifa Koumi », — et ressuscitait une jeune fille, celui à la voix de qui Lazare sortait du tombeau ? Lorsqu’on regarde ce tableau, la nature apparaît sous la forme d’une bête énorme, impitoyable et muette, ou plutôt, quelque bizarre que soit la comparaison, comme une immense machine d’invention moderne, qui, sourde et insensible, a stupidement saisi, mis en pièces et absorbé dans ses entrailles un être valant à lui seul autant que toute la nature avec toutes ses lois, autant que toute la terre, laquelle n’a peut-être été créée que pour donner naissance à cet être ! Le tableau dont je parle éveille précisément cette impression d’une force aveugle, effrontée, éternellement stupide, à qui tout est soumis et qui s’impose fatalement à vous. Pas un des gens qui formaient l’entourage du défunt n’est représenté sur cette toile. Ils ont dû éprouver une angoisse et une consternation indicibles dans cette soirée qui anéantissait d’un seul coup toutes leurs espérances, toutes leurs croyances même, pourrait-on dire. Sans doute, ils se sont dispersés en proie à une épouvante extraordinaire, quoique chacun d’eux emportât une grande idée qui désormais ne pouvait plus lui être arrachée. Et si leur maître même avait pu voir son image la veille du supplice, aurait-il ainsi monté sur la croix, et serait-il mort comme il est mort ? Voilà encore une question qu’on se pose involontairement, quand on regarde ce tableau.

« Après le départ de Kolia, je songeai à tout cela pendant une heure et demie ; peut-être avais-je le délire. Parfois ces idées revêtaient même pour moi une forme plastique. Peut-on imaginer ce qui n’a point de corps ? Quoi qu’il en soit, par moments je croyais voir, sous une forme étrange et impossible, cette force infinie, cet être sourd, aveugle et muet. Je rêvais que quelqu’un me prenait par le bras et me conduisait quelque part où il me montrait, à la clarté d’une bougie, une énorme et repoussante tarentule : « Cet être aveugle, sourd et tout-puissant, le voilà », m’assurait-il, et il riait de mon indignation. Dans ma chambre, devant l’icône, une petite lampe est toujours allumée pendant la nuit ; quoique faible, cette lumière permet pourtant de distinguer tous les objets ; sous la lampe on peut même lire. Je crois qu’il était déjà minuit ; je ne dormais pas du tout et j’étais couché les yeux ouverts ; tout à coup la porte de ma chambre s’ouvrit et Rogojine entra.

« Lorsqu’il eut franchi le seuil, il ferma la porte, me regarda silencieusement et se dirigea sans bruit vers la chaise placée dans le coin presque au-dessous de la lampe. Je fus fort surpris et je le regardai, attendant ce qu’il allait faire. Rogojine s’accouda contre la petite table et se mit à me considérer sans rien dire. Ainsi se passèrent deux ou trois minutes et je me souviens que le silence du visiteur me mécontenta vivement. Pourquoi donc ne voulait-il pas parler ? Certes, je trouvais étrange qu’il fût venu si tard, mais, à vrai dire, je n’en étais pas extraordinairement étonné. Loin de là : le matin je ne lui avais pas révélé clairement mon idée, mais je savais qu’il l’avait comprise à demi-mot ; or cette idée était d’une nature telle que le désir d’en recauser avec moi pouvait fort bien me procurer la visite de Rogojine, même à une heure aussi indue. Je pensais qu’il était venu pour cela. Le matin, nous nous étions quittés en assez mauvais termes ; deux fois même il m’avait regardé d’un air très-moqueur. Voilà qu’à présent je retrouvais dans son regard la même expression moqueuse, j’en étais blessé. Quant à ce fait que j’avais devant moi Rogojine en personne et non une vision enfantée par le délire, sur le moment je n’en doutai pas du tout.

« Cependant il ne bougeait pas de sa place et me regardait toujours avec son sourire caustique. De colère, je me tournai violemment sur mon lit et m’accoudai sur l’oreiller, décidé à me taire aussi, dût cette situation se prolonger indéfiniment. Je voulais absolument qu’il parlât le premier. Je crois que vingt minutes s’écoulèrent de la sorte. Tout à coup une idée me vint : si ce n’était pas Rogojine, mais seulement une apparition ?

« Je n’en avais jamais vu, ni depuis que j’étais malade, ni auparavant, mais dans mon enfance et même jusqu’à ces derniers temps il m’avait toujours semblé que, malgré mon scepticisme absolu à l’égard des apparitions, si j’en voyais une, je mourrais à l’instant même. Pourtant je n’éprouvai aucune frayeur à la pensée que mon visiteur pouvait être un fantôme et non Rogojine. Je dirai plus : cette conjecture n’eut pour effet que de m’irriter. Autre particularité étrange : la question de savoir si j’avais devant moi un spectre ou un visiteur en chair et en os me laissait beaucoup plus indifférent qu’elle ne l’aurait dû, ce semble ; je crois que je pensais alors à autre chose. Par exemple, j’étais bien plus curieux de savoir pourquoi Rogojine que j’avais vu tantôt en robe de chambre et en pantoufles portait maintenant un frac, un gilet blanc et une cravate blanche. Je me posai aussi cette question : Si c’est une apparition et si tu n’en as pas peur, pourquoi donc ne te lèves-tu pas et ne t’approches-tu pas d’elle pour t’assurer personnellement du fait ? Après tout, c’était peut-être la crainte qui m’en empêchait. Mais, dès que cette idée me fut venue, je sentis soudain mes genoux vaciller et un frisson glacial parcourir mon dos. Dans ce même instant, Rogojine qui paraissait avoir deviné ma frayeur écarta la main sur laquelle il appuyait sa tête, se redressa, et, me regardant fixement, ouvrit la bouche comme s’il allait se mettre à rire. La rage s’empara de moi et je voulus me jeter sur lui ; mais, m’étant juré de ne pas prendre le premier la parole, je restai sur mon lit ; d’ailleurs, j’en étais encore à me demander si c’était bien Rogojine lui-même que j’avais sous les yeux.

« Je ne saurais dire au juste combien de temps cela dura ; je ne me rappelle pas bien non plus si je n’eus point parfois quelques moments de sommeil. À la fin Rogojine se leva, il m’examina encore longuement et d’un œil attentif comme il l’avait fait lorsqu’il était entré, mais cette fois sans sourire ; puis il se dirigea tout doucement vers la porte, l’ouvrit et se retira en la refermant sur lui. Je ne quittai pas mon lit ; combien de temps restai-je encore couché les yeux ouverts, pensant Dieu sait à quoi ? je ne me le rappelle pas ; je ne sais pas non plus comment je m’endormis. Le lendemain, à neuf heures passées, des coups frappés à ma porte me réveillèrent. Il est de règle à la maison que si, avant neuf heures, je n’ai pas crié qu’on m’apporte mon thé, Matréna doit elle-même venir cogner chez moi. Au moment où je lui ouvris, je me fis soudain la réflexion suivante : Comment donc a-t-il pu entrer, puisque la porte était fermée ? Je questionnai et j’acquis la conviction qu’il était impossible que Rogojine eût pénétré dans ma chambre, attendu que la nuit toutes nos portes sont fermées à la clef.

« C’est le cas particulier raconté ci-dessus avec tant de détails qui a été la cause déterminante de ma résolution. Je n’y ai donc pas été amené par la logique, par le raisonnement, mais par le dégoût. Je ne puis rester en vie, quand la vie prend, pour me blesser, des formes si étranges. Cette apparition m’a humilié. Je ne saurais me soumettre à la force aveugle qui revêt l’aspect d’une tarentule. Je n’éprouvai d’apaisement qu’à la chute du jour, en sentant que mon parti était pris une fois pour toutes.

« J’avais un petit pistolet de poche que je m’étais procuré dans mon enfance, à l’âge ridicule où l’on se met tout d’un coup à aimer les histoires de duels et de brigands. Je l’ai visité il y a un mois. Dans la boite où il était se trouvaient deux balles et un petit cornet à poudre contenant la valeur de trois charges. Ce pistolet ne vaut rien, il écarte et ne porte qu’à quinze pas, mais, appliqué contre la tempe, il peut sans doute écarter le crâne.

« J’ai résolu de mourir à Pavlovsk, au lever du soleil ; pour ne pas causer d’esclandre dans la villa, j’irai me tuer dans le parc. Mon « Explication » fournira à la police tous les éclaircissements nécessaires. Les intéressés et les amateurs de psychologie pourront tirer de ce document toutes les conclusions qu’il leur plaira. Pourtant je ne désire pas que mon manuscrit soit livré à la publicité. Je prie le prince d’en conserver une copie et d’en remettre une autre à Aglaé Ivanovna Épantchine. Telle est ma volonté. Je lègue mon squelette à l’Académie de médecine, dans l’intérêt de la science.

« Je ne me reconnais justiciable d’aucune juridiction et je sais qu’à présent la vindicte publique ne pourrait m’atteindre. Il n’y a pas encore longtemps, j’ai fait une hypothèse qui m’a amusé : Si maintenant je m’avisais tout d’un coup de tuer quelqu’un, d’assassiner même dix personnes, enfin de commettre le crime réputé le plus affreux en ce monde, quel serait, avec l’abolition de la torture, l’embarras du tribunal vis-à-vis d’un inculpé n’ayant plus que deux ou trois semaines à vivre ? Je mourrais confortablement dans leur hôpital, où, bien chauffé, soigné par un médecin attentif, je serais peut-être beaucoup mieux que chez moi. Je ne comprends pas que cette idée ne se présente pas, au moins comme plaisanterie, à l’esprit des gens qui se trouvent dans ma position. Mais peut-être qu’ils y pensent aussi ; même parmi nous il ne manque pas de gens gais.

« Mais, si je sais qu’aucune cour de justice ne peut rien contre moi, je n’ignore pas non plus qu’on me jugera quand je serai devenu un accusé sourd et muet. Je ne veux pas m’en aller sans laisser un mot de réponse, — un mot libre et non forcé, — non pour me justifier, — oh ! non, je n’ai de pardon à demander à personne, — mais parce que moi-même je le désire.

« Voici, d’abord, une étrange idée : de quel droit, au nom de quel principe m’interdirait-on d’abréger une existence limitée maintenant à deux ou trois semaines ? À qui cela importe-t-il ? Qui a besoin que, condamné, j’attende patiemment le jour de l’exécution ? Se peut-il qu’en effet cela soit nécessaire à quelqu’un ? Dira-t-on que la morale l’exige ? Si j’étais robuste et bien portant, je comprendrais encore qu’on m’opposât la rengaine accoutumée : « Vous n’avez pas le droit d’attenter à une vie qui peut être utile à votre prochain », etc. Mais maintenant, maintenant que je suis déjà si près de l’échéance fatale ? Quelle morale a besoin de mon dernier hoquet et pourquoi faut-il que j’expire en écoutant jusqu’au bout les consolations du prince qui, sans doute, ne manquera pas de me démontrer que la mort est même un bienfait pour moi ? (Les chrétiens comme lui en viennent toujours là, c’est leur idée favorite.) Et qu’est-ce qu’ils veulent avec leurs ridicules « arbres de Pavlovsk » ? Adoucir les dernières heures de ma vie ? Comment ne comprennent-ils pas que plus je m’oublierai, plus je m’attacherai à ce dernier fantôme de vie et d’amour par lequel ils veulent me masquer le mur de Meyer et tout ce qui y est si franchement écrit, — plus ils me rendront malheureux ? Que m’importent votre nature, votre parc de Pavlovsk, vos levers et vos couchers de soleil, votre ciel bleu et vos visages toujours contents, si je suis seul exclu de ce banquet sans fin ? De quel intérêt est pour moi toute cette beauté quand, à chaque minute, à chaque seconde, je sais et je suis forcé de savoir que seul j’ai été traité en paria par la nature, alors que la petite mouche qui bourdonne autour de moi dans un rayon de soleil a elle-même sa place au banquet, la connaît et est heureuse ? Oh ! je sais bien, le prince et les autres voudraient, pour le triomphe de la morale, me faire dire, au lieu de toutes ces paroles fielleuses et ulcérées, la célèbre strophe de Gilbert :

 
Ah ! puissent voir longtemps votre beauté sacrée
      Tant d’amis sourds à mes adieux !
Qu’ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée,
      Qu’un ami leur ferme les yeux !


« Mais, croyez-le, braves gens, dans cette poésie résignée, dans cette bénédiction académique donnée au monde en vers français, se cache un fiel si intense, une haine si implacable que le poète s’y est peut-être trompé lui-même et qu’il a pris ses larmes de colère pour des larmes d’attendrissement. Sachez qu’il y a une limite à la honte que l’homme éprouve devant son néant, et que, cette limite dépassée, il trouve une jouissance extraordinaire dans le sentiment de sa faiblesse, de sa nullité… Allons, sans doute, ainsi comprise, l’humilité, je l’admets, est une force énorme, mais ce n’est pas dans ce sens que la religion l’entend.

« La religion ! J’admets la vie éternelle et peut-être l’ai-je toujours admise. Que la conscience soit allumée par la volonté d’une force suprême » qu’elle jette un regard sur le monde et dise : « J’existe ! », puis que tout d’un coup cette force suprême lui ordonne de s’éteindre parce qu’il le faut pour quelque intérêt supérieur, — et même sans lui expliquer pourquoi, soit, j’admets tout cela, mais reste toujours la question : De quelle nécessité ma soumission est-elle ici ? Ne peut-on pas me dévorer sans exiger que je bénisse qui me dévore ? Se peut-il qu’en effet quelqu’un là-haut soit offensé parce que je ne veux pas attendre quinze jours ? Je ne le crois pas, et il est beaucoup plus naturel de supposer que l’on a besoin de ma chétive existence pour compléter quelque harmonie universelle, de même que, chaque jour, sont sacrifiés des millions d’êtres sans la mort desquels le reste du monde ne pourrait subsister. (Il faut noter toutefois qu’il y a là peu de magnanimité.) Mais soit ! Je reconnais qu’il était impossible d’organiser le monde autrement, c’est-à-dire sans que les uns mangeassent les autres ; je consens même à admettre que je ne comprends rien à cette organisation ; seulement voici ce que je sais : du moment qu’on m’a une fois donné la conscience de mon être, que m’importent la vicieuse organisation du monde et l’impossibilité où il est d’exister autrement ? Qui donc, après cela, me jugera et à raison de quoi serai-je jugé ? On aura beau dire, tout cela est impossible et injuste.

« Pourtant, quelque désir que j’en eusse, jamais je n’ai pu me figurer qu’il n’y a ni vie future ni Providence. Le plus probable, c’est que tout cela existe, mais que nous ne comprenons rien à la vie future et à ses lois. Mais s’il est si difficile et même tout à fait impossible de comprendre cela, se peut-il que je sois coupable parce que je n’ai pu concevoir une chose qui dépasse l’entendement ? À la vérité, ils disent et, sans doute, le prince comme les autres, qu’ici la soumission est nécessaire, qu’il faut obéir sans raisonner et que ma docilité sera certainement récompensée dans l’autre monde. Nous rabaissons trop la Providence quand, par dépit de ne pouvoir la comprendre, nous lui prêtons nos idées. Mais, encore une fois, si l’homme ne peut la comprendre, il est inadmissible, je le répète, que cette inintelligence lui soit imputée à crime. Et, s’il en est ainsi, comment donc serai-je jugé pour n’avoir pas compris la véritable volonté et les lois de la Providence ? Non, mieux vaut ne plus parler de la religion.

« D’ailleurs, en voilà assez. Quand j’arriverai à ces lignes, à coup sûr le soleil se lèvera et « commencera à résonner dans le ciel », une force immense, incalculable se répandra sur toute la terre. Soit ! Je mourrai les yeux fixés sur la source de la force et de la vie, et je ne voudrai pas de cette vie ! S’il avait dépendu de moi de ne pas naître, assurément je n’aurais pas accepté l’existence dans des conditions si dérisoires. Mais j’ai encore la faculté de mourir, quoique, mes jours étant comptés, mon pouvoir soit fort mince et par suite, aussi ma révolte.

« Dernière explication : Si je meurs, ce n’est nullement parce que je n’ai pas la force de supporter ces trois semaines ; oh, je serais assez fort pour cela, et, si je voulais, je trouverais une consolation suffisante rien que dans le sentiment de l’injure qui m’est faite ; mais je ne suis pas un poëte français et je ne veux pas me consoler de la sorte. Enfin, il y a là quelque chose de séduisant : en limitant ma vie à trois semaines, la nature a tellement rétréci ma sphère d’action, que le suicide est peut-être le seul acte auquel ma volonté puisse encore présider d’un bout à l’autre. Eh bien, peut-être veux-je profiter de la dernière possibilité d’agir qui me reste ? Parfois une protestation n’est pas une petite affaire… »