L’Idiot/III/Chapitre 7
VII
L’« Explication » était finie, Hippolyte s’arrêta…
Dans certains cas exceptionnels, un homme nerveux, irrité et mis hors de lui, en vient à un tel degré de franchise cynique qu’il n’a plus peur de rien et qu’il est prêt à faire n’importe quel scandale ; il se jettera sur les gens, ayant à part soi l’intention obscure mais ferme de se précipiter du haut d’un clocher une minute après et de mettre ainsi fin à tous les embarras qu’aura pu lui attirer sa folle conduite. L’épuisement des forces physiques est d’ordinaire le signe précurseur de cet état. Hippolyte en était arrivé là sous l’influence de la surexcitation anormale qui l’avait soutenu jusqu’alors. Par lui-même, ce garçon de dix-huit ans, épuisé par la maladie, semblait faible comme la feuille tremblante qui s’est détachée d’un arbre ; mais dès que, — pour la première fois depuis une heure, — il eut promené ses yeux sur l’assistance, le mépris le plus hautain, le plus offensant se manifesta dans son regard et dans son sourire. Il avait hâte de provoquer ses auditeurs. Ceux-ci, de leur côté, étaient remplis d’indignation. Tous se levèrent bruyamment, sous l’empire d’impressions troubles et malsaines auxquelles la fatigue, le vin et la tension des nerfs donnaient un caractère particulier d’acuité.
Hippolyte quitta soudain sa place, comme si on l’en avait brusquement arraché.
— Le soleil est levé ! cria-t-il en apercevant les cimes des arbres baignées de lumière et en les montrant au prince comme un prodige : — il est levé !
— Vous pensiez qu’il ne se lèverait pas, sans doute ? observa Ferdychtchenko.
— Il va encore faire atrocement chaud aujourd’hui, grommela d’un ton vexé Gabriel Ardalionovitch qui, son chapeau à la main, bâillait et s’étirait les membres. — Partons-nous, Ptitzine ?
Hippolyte entendit ces mots avec une stupéfaction profonde ; tout à coup il pâlit affreusement et se mit à trembler.
— Vous faites montre de votre indifférence exprès pour me blesser, dit-il, les yeux fixés sur le visage de Gania, — vous êtes un polisson !
— Eh bien, c’est le diable sait quoi ; se déboutonner ainsi ! brailla Ferdychtchenko : — quelle faiblesse phénoménale !
— C’est simplement un imbécile, déclara Gania. Hippolyte s’efforça de dompter son agitation.
— Messieurs, commença-t-il en tremblant toujours et en s’interrompant à chaque mot, — je comprends que j’aie pu m’attirer votre ressentiment personnel, et… je regrette de vous avoir assommés avec ce délire (il indiqua du geste son manuscrit), mais, du reste, mon regret est de ne vous avoir pas assommés du tout… (il sourit bêtement) ; ai-je été assommant, Eugène Pavlitch ? ajouta-t-il en s’avançant soudain vers Radomsky : — ai-je été assommant, oui ou non ? Parlez.
— C’était un peu long, mais du reste…
— Dites tout ! Soyez sincère une fois dans votre vie ! fit Hippolyte qui continuait à trembler.
— Oh, décidément cela m’est égal ! Je vous en prie, laissez-moi tranquille, répondit Eugène Pavlovitch en se détournant d’un air maussade.
Ptitzine s’approcha de l’amphitryon.
— Bonne nuit, prince, dit-il.
— Mais il va se brûler la cervelle, à quoi pensez-vous donc ? Regardez-le ! cria Viéra, et, tout inquiète, elle s’élança vers Hippolyte, qu’elle saisit même par les bras : — il a dit qu’il se tuerait au lever du soleil, à quoi pensez-vous ?
— Il ne se brûlera pas la cervelle ! murmurèrent avec un accent haineux plusieurs voix, entre autres celle de Gania.
— Messieurs, prenez garde ! s’écria Kolia, qui saisit aussi le bras d’Hippolyte : — regardez-le seulement ! Prince ! prince, mais faites donc attention !
Autour d’Hippolyte s’étaient groupés Viéra, Kolia, Keller et Bourdovsky ; tous les quatre se cramponnaient à lui.
— Il a le droit, le droit !… balbutiait Bourdovsky, lequel, du reste, semblait aussi avoir complètement perdu la tête.
— Permettez, prince, quelles dispositions entendez-vous prendre ? demanda Lébédeff en s’avançant vers son locataire.
Il était ivre et laissait voir effrontément son irritation.
— Comment ! quelles dispositions ?
— Non, permettez ; je suis le maître de la maison, soit dit sans vouloir vous manquer de respect… J’admets que vous soyez aussi maître ici, mais, comme propriétaire, je ne veux pas de choses pareilles chez moi… Voilà.
— Il ne se tuera pas ; c’est un gamin qui s’amuse ! cria tout à coup d’un ton plein d’assurance et d’indignation le général Ivolguine.
— Bravo, général ! approuva Ferdychtchenko. — Je sais qu’il ne se tuera pas, général, très-estimé général, mais pourtant… je suis le maître de la maison.
— Écoutez, monsieur Térentieff, fit soudain Ptitzine qui, après avoir dit adieu au prince, tendit la main à Hippolyte, — dans votre manuscrit il est question, je crois, de votre squelette ; vous le léguez à l’Académie ? C’est de votre propre squelette qu’il s’agit, c’est-à-dire que vous léguez vos os ?
— Oui, mes os…
— C’est qu’on peut se tromper ; il paraît qu’un cas de ce genre s’est déjà produit.
— Pourquoi le taquinez-vous ? gronda vivement le prince.
— On l’a fait pleurer, ajouta Ferdychtchenko.
Mais Hippolyte ne pleurait pas du tout. Il fit un mouvement pour quitter sa place, les quatre qui l’entouraient l’empoignèrent aussitôt. On se mit à rire.
— Il comptait bien qu’on le mettrait dans l’impossibilité de bouger, c’est pour cela qu’il a lu son manuscrit, observa Rogojine. — Adieu, prince. Voilà trop longtemps que je pose ici, j’en ai une courbature.
— Si en effet vous aviez l’intention de vous tuer, Térentieff, dit en riant Eugène Pavlovitch, — à votre place, après de pareils compliments, je ne me tuerais pas, exprès pour les vexer.
— Ils ont une envie terrible de voir comment je me brûlerai la cervelle ! répliqua avec amertume Hippolyte.
— Ils sont fâchés de ne pas le voir.
— Ainsi vous pensez qu’ils ne le verront pas ?
— Ce que j’en dis n’est pas pour vous exciter ; au contraire, je crois qu’il est fort possible que vous vous brûliez la cervelle. Surtout, ne vous fâchez pas… répondit Eugène Pavlovitch en traînant la voix d’un ton protecteur.
— Maintenant seulement je vois que j’ai fait une grande faute en leur lisant ce manuscrit, reprit Hippolyte ; en même temps ses yeux se portaient sur son interlocuteur avec une subite expression de confiance, comme s’il eût demandé conseil à un ami.
— La position est ridicule, mais… vraiment, je ne sais que vous conseiller, fit en souriant Eugène Pavlovitch.
Sans répondre, Hippolyte regarda Radomsky sévèrement et avec une fixité singulière. On pouvait croire que par moments il perdait toute conscience de lui-même.
— Non, permettez, dit Lébédeff, — quelles manières il fait avec cela ! « Je me brûlerai la cervelle dans le parc, déclare-t-il, pour ne pas causer d’esclandre dans la villa » ! Il pense donc qu’en allant se tuer à trois pas de la maison il n’incommodera personne ici !
— Messieurs… commença le prince.
— Non, permettez, très-estimé prince, interrompit avec emportement Lébédeff ; — vous voyez vous-même que ce n’est pas une plaisanterie, la moitié au moins de vos visiteurs est du même avis et pense que maintenant, après les paroles qu’il a prononcées ici, l’honneur l’oblige à se brûler la cervelle : par conséquent, comme maître de la maison, je déclare devant témoins que je requiers votre assistance.
— Que faut-il donc faire, Lébédeff ? Je suis prêt à vous seconder.
— Voici : d’abord, qu’il se dessaisisse immédiatement du pistolet et des munitions dont il a parlé tout à l’heure. Moyennant cette condition et par égard pour son état maladif, je consens à ce qu’il passe la nuit ici, où, bien entendu, il sera l’objet d’une surveillance de ma part. Mais demain il faudra absolument qu’il décampe ; pardonnez-moi, prince ! S’il refuse de livrer son arme, le général et moi nous le prenons chacun par un bras et j’envoie aussitôt prévenir la police qui, dès lors, aura à s’occuper de l’affaire. À titre de connaissance, monsieur Ferdychtchenko voudra bien se rendre au commissariat.
Ce fut un vacarme sur la terrasse ; Lébédeff s’échauffait et perdait toute mesure ; Ferdychtchenko se disposait à aller au bureau de police ; Gania s’acharnait à soutenir que personne ne se tuerait. Eugène Pavlovitch gardait le silence.
— Prince, vous êtes-vous jamais jeté du haut d’un clocher ? demanda à voix basse Hippolyte à Muichkine.
— N-non… répondit naïvement celui-ci.
— Avez-vous pu penser que je n’avais pas prévu cette explosion de haine ? poursuivit sur le même ton Hippolyte, dont les yeux étincelaient, et qui regardait le prince comme si, réellement, il attendait de lui une réponse. — Assez ! cria-t-il soudain en s’adressant à toute la société : — c’est ma faute… je suis plus coupable que personne ! Lébédeff, voici la clef (il tira son porte-monnaie de sa poche et y prit un anneau d’acier dans lequel étaient passées trois ou quatre petites clefs) ; tenez, celle-ci, l’avant-dernière… Kolia vous montrera… Kolia ! Où est Kolia ? fit-il avec force (son ami était devant lui et il ne le voyait pas) : — oui… voilà, il vous montrera ; il m’a aidé tantôt à empaqueter mes effets. Allez avec lui, Kolia ; dans le cabinet du prince, sous la table… mon sac… avec cette petite clef, en bas, dans un petit coffre… mon pistolet et un cornet à poudre. Il a lui-même fait mon sac tantôt, monsieur Lébédeff, il vous montrera ; mais c’est à la condition que demain matin, quand je retournerai à Pétersbourg, vous me rendrez le pistolet. Vous entendez ? Ce que j’en fais, c’est pour le prince et pas pour vous.
— Eh bien, j’aime mieux cela ! dit avec un sourire caustique le maître de la maison, qui se hâta de prendre la clef et de courir à la pièce voisine. Kolia s’arrêta, voulut faire une observation, mais Lébédeff l’entraîna à sa suite.
Hippolyte regardait les visiteurs qui riaient. Le prince s’aperçut que les dents du malade claquaient comme par l’effet d’un violent frisson.
— Quels vauriens ils sont tous ! murmura à l’oreille de son hôte Hippolyte exaspéré. Chaque fois qu’il s’adressait au prince, il se penchait vers lui et baissait la voix.
— Laissez-les ; vous êtes très-faible…
— Tout de suite, tout de suite… je vais m’en aller.
Tout à coup il embrassa le prince.
— Vous croyez peut-être que je suis fou ? demanda-t-il en regardant son interlocuteur avec un rire étrange.
— Non, mais vous…
— Tout de suite, tout de suite, taisez-vous ; ne dites rien ; arrêtez… je veux regarder vos yeux… Restez ainsi, je vous regarderai, je veux dire adieu à un homme.
Immobile en face du prince, il le considéra silencieusement pendant dix secondes. Son visage était très-pâle, et la sueur inondait ses tempes. Chose étrange, il s’était accroché à Muichkine comme s’il avait peur de le laisser échapper.
— Hippolyte, Hippolyte, qu’est-ce que vous avez ? cria le prince.
— Tout de suite… assez… je vais me coucher. Je veux boire un coup à la santé du soleil… Je le veux, je le veux, laissez !
Il prit soudain une coupe sur la table, et, quittant brusquement sa place, se porta aussitôt à l’entrée de la terrasse. Le prince voulut courir après le malade, mais dans ce moment même, comme par un fait exprès, Eugène Pavlovitch lui tendit la main pour prendre congé de lui. Une seconde s’écoula, et soudain des cris retentirent de tous côtés. Puis, pendant une minute, régna une confusion extraordinaire.
Voici ce qui avait eu lieu :
Arrivé à l’entrée de la terrasse, Hippolyte s’était arrêté tout près de l’escalier, et, tandis qu’il tenait la coupe de Champagne dans sa main gauche, il avait fourré sa main droite dans la poche de côté de son paletot. D’après le récit que fit ensuite Keller, le jeune homme avait déjà cette main dans sa poche pendant sa conversation avec le prince, que, de sa main gauche, il avait empoigné par l’épaule ; et cette circonstance, au dire du boxeur, avait éveillé en lui un premier soupçon. Quoi qu’il en soit, une certaine inquiétude l’avait fait courir aussi après Hippolyte. Mais il arriva trop tard. Il vit seulement quelque chose briller soudain dans la main d’Hippolyte, et un petit pistolet de poche s’appliquer sur sa tempe. Keller voulut aussitôt saisir le bras du jeune homme, mais celui-ci pressa immédiatement la détente. Le chien s’abattit avec un petit bruit sec, toutefois aucune détonation ne se produisit. Lorsque Keller prit Hippolyte dans ses bras, ce dernier s’y laissa tomber comme privé de connaissance : peut-être se croyait-il déjà tué. Keller avait prestement saisi le pistolet. On s’empara d’Hippolyte, on alla chercher une chaise sur laquelle on le fit asseoir, et tous criant, questionnant, se pressèrent autour de lui. Chacun avait entendu le léger bruit du chien, et l’auteur de cette tentative de suicide était vivant ; il n’avait même aucune égratignure. Assis sur sa chaise, Hippolyte, sans comprendre ce qui se passait, promenait sur tous les visages un regard vide de pensée. En ce moment arrivèrent au pas de course Lébédeff et Kolia.
— Le pistolet a raté ? demandaient les uns.
— Peut-être même n’était-il pas chargé ? hasardaient les autres.
— Il est chargé ! dit Keller après avoir examiné l’arme ; — mais…
— Se peut-il que le coup ne soit pas parti ?
— Il n’y avait pas de capsule, expliqua le boxeur.
Il serait difficile de raconter la pitoyable scène qui suivit. À la frayeur du premier moment succédèrent aussitôt des éclats de rire ; dans l’hilarité de plusieurs se révélait même une satisfaction maligne. Sanglotant comme dans une attaque de nerfs, se tordant les mains, Hippolyte allait de l’un à l’autre ; il s’approcha même de Ferdychtchenko, lui prit les deux mains et lui jura qu’il avait oublié, « tout à fait oublié » de mettre la capsule, que c’était une pure inadvertance de sa part et non un fait exprès : toutes les capsules étaient là, dans la poche de son gilet, il y en avait dix (il les montra à tout le monde) ; il n’avait pas amorcé plus tôt parce qu’il craignait que le pistolet ne fît par hasard explosion dans sa poche, mais il comptait toujours mettre la capsule quand il le faudrait, et, tout d’un coup, il l’avait oublié. Le jeune homme s’empressa de donner ces explications au prince, à Eugène Pavlovitch ; en même temps il suppliait Keller de lui rendre son pistolet : il voulait immédiatement prouver à tous que « son honneur, son honneur… » il était maintenant « déshonoré pour toujours !… » À la fin, il s’évanouit. On le transporta dans le cabinet du prince, et Lébédeff, complètement dégrisé, envoya aussitôt chercher un médecin ; lui-même resta au chevet du malade avec sa fille, son fils, Bourdovsky et le général. Quand on emporta Hippolyte privé de sentiment, Keller, fort animé, vint se placer au milieu de l’assistance et prit la parole d’une voix vibrante :
— Messieurs, si quelqu’un de vous laisse encore entendre en ma présence que la capsule a été oubliée exprès et soutient que le malheureux jeune homme a seulement joué une comédie, — celui-là aura affaire à moi.
Mais on ne lui répondit pas. Enfin la société se retira, le départ de tous les visiteurs eut lieu presque simultanément ; Ptitzine, Gania et Rogojine partirent ensemble.
Grande fut la surprise du prince en voyant qu’Eugène Pavlovitch, qui avait témoigné le désir de s’expliquer avec lui, s’en allait sans lui avoir parlé.
— Ne vouliez-vous pas causer avec moi lorsque les autres seraient partis ? lui demanda-t-il.
— Effectivement, répondit Eugène Pavlovitch, qui soudain prit un siège et fit asseoir le prince à côté de lui, — mais maintenant je préfère remettre cette conversation à plus tard. Je vous avoue que je suis un peu agité, vous l’êtes aussi. Le désordre règne dans mes idées ; d’ailleurs, ce dont j’ai à vous entretenir est fort important et pour moi et pour vous. Voyez-vous, prince, une fois du moins dans ma vie je veux faire une chose tout à fait honnête, c’est-à-dire tout à fait exempte d’arrière-pensée ; or je crois qu’à présent je ne suis guère capable d’une chose tout à fait honnête, ni vous non plus peut-être. Eh bien, nous ajournerons notre explication. Elle gagnera peut-être en netteté de part et d’autre, si nous attendons que je sois revenu de Pétersbourg ; je vais maintenant m’y rendre et j’y resterai jusqu’à après-demain.
Là-dessus il se leva, en sorte qu’on pouvait se demander pourquoi il s’était assis tout à l’heure. Le prince crut remarquer aussi qu’Eugène Pavlovitch était mécontent et irrité : il y avait comme une expression de haine dans son regard, qui n’était plus du tout celui de tantôt.
— À propos, vous allez maintenant près du malade ?
— Oui… j’ai peur, répondit le prince.
— Soyez tranquille ; il vivra certainement six semaines et peut-être même qu’ici il recouvrera la santé. Mais ce que vous avez de mieux à faire, c’est de le mettre à la porte dès demain.
— En vérité, peut-être que moi aussi je l’ai poussé à cela… par mon silence ; il a pu croire que sa résolution de se tuer faisait doute aussi pour moi ? Qu’en pensez-vous, Eugène Pavlitch ?
— Laissez donc, vous êtes trop bon de vous inquiéter à ce sujet. J’ai entendu parler de choses pareilles, mais dans la réalité je n’ai jamais vu un homme se tirer un coup de pistolet exprès pour s’attirer des éloges, ou par dépit de n’en avoir pas obtenu. Surtout, je n’aurais pas cru qu’on pût manifester si franchement une telle faiblesse ! Mais, n’importe, congédiez-le dès demain.
— Vous croyez qu’il tentera encore de se tuer ?
— Non, maintenant il ne recommencera plus. Mais prenez garde à ces Lacenaires en herbe ! Je vous le répète, le crime est trop souvent le refuge de ces nullités avides, révoltées et impuissantes.
— Est-ce que c’est un Lacenaire ?
— Il en a l’étoffe, quoique peut-être la destinée lui ait assigné un autre rôle. Vous verrez si ce monsieur n’est pas capable d’escoffier dix personnes, ne fût-ce que par « plaisanterie », suivant l’expression dont lui-même s’est servi tantôt. Ces mots de sa confession vont maintenant m’empêcher de dormir.
— Peut-être vous inquiétez-vous outre mesure.
— Vous êtes étonnant, prince ; vous ne le croyez pas capable de tuer maintenant dix personnes ?
— Je n’ose vous répondre ; tout cela est fort étrange, mais…
— Eh bien, comme vous voudrez, comme vous voudrez ! reprit avec irritation Radomsky : — d’ailleurs vous êtes un homme si brave ! Puissiez-vous seulement n’être pas vous-même parmi les dix !
— Le plus probable, c’est qu’il ne tuera personne, dit le prince en regardant d’un air songeur Eugène Pavlovitch. Celui-ci eut un rire de colère.
— Au revoir, il est temps que je m’en aille. Mais avez-vous remarqué qu’il a légué une copie de sa confession à Aglaé Ivanovna ?
— Oui, je l’ai remarqué et… je pense à cela.
— Rapproché des « dix personnes », cela fait penser, répondit avec un nouveau rire Eugène Pavlovitch, et il se retira.
Une heure après, entre trois et quatre heures du matin, le prince descendit dans le parc. Il avait d’abord essayé de dormir, mais le sommeil le fuyait : son cœur battait avec trop de force. Cependant, à la maison, tout allait aussi bien que possible ; Hippolyte reposait et le médecin qu’on avait fait venir n’avait rien vu de grave dans son évanouissement. Lébédeff, Kolia, Bourdovsky couchaient dans la chambre du malade, de façon à pouvoir le veiller tour à tour. Il n’y avait donc rien à craindre.
Néanmoins l’inquiétude du prince devenait d’instant en instant plus poignante. Il errait dans le parc, promenant un regard distrait autour de lui. Parvenu à la petite place qui s’étend devant le Waux-Hall, il s’arrêta avec surprise à la vue des escabeaux et des pupitres de l’orchestre. Ce lieu le frappa, lui parut affreusement laid. Il s’éloigna et prit le chemin qu’il avait suivi la veille quand il était allé au Waux-Hall avec la famille Épantchine. Arrivé au petit banc où on lui avait donné rendez-vous, il s’assit et soudain partit d’un bruyant éclat de rire, ce dont il fut profondément indigné aussitôt après. Sa tristesse ne le quittait pas ; il avait envie de s’en aller quelque part… Il ne savait pas où. Au-dessus de lui, sur un arbre chantait un petit oiseau ; il se mit à le chercher des yeux à travers le feuillage. Tout à coup l’oiseau s’envola, et au même instant le prince se rappela cette phrase de la confession d’Hippolyte : « La petite mouche qui bourdonne dans un rayon de soleil a sa place au banquet, la connaît et est heureuse ; seul je suis un paria. » Ces mots, qui tantôt déjà avaient frappé Muichkine, lui revinrent brusquement à la mémoire. Un souvenir depuis longtemps oublié commença à se réveiller en lui et soudain prit une forme précise.
C’était en Suisse, dans la première année ou, pour mieux dire, dans les premiers mois de son traitement. À cette époque il était encore tout à fait idiot, il avait même de la peine à s’exprimer et parfois ne pouvait comprendre ce qu’on lui demandait. Un jour, par un temps magnifique, il était allé se promener dans les montagnes et il avait marché longtemps, le cœur oppressé par une pensée pénible, quoique vague et indécise. Devant ses yeux le ciel brillait, un lac était à ses pieds, autour de lui l’horizon ensoleillé s’étendait à perte de vue. Longtemps il contempla ce spectacle avec douleur. À présent, il se rappelait qu’il avait en pleurant tendu les bras vers cet azur infini. Il sentait cruellement que pour lui rien de tout cela n’existait. Qu’est-ce que ce banquet, cette grande fête de tous les instants, qui l’attire depuis son enfance et à laquelle il ne peut prendre part ? Chaque matin se lève le même soleil radieux, chaque matin l’arc-en-ciel se dresse au-dessus de la cascade, chaque soir se teint de pourpre cette haute cime neigeuse qu’on aperçoit là-bas, tout au bout de l’horizon ; « la petite mouche qui bourdonne autour de lui dans un rayon de soleil, a sa place au banquet, la connaît et est heureuse », le moindre brin d’herbe pousse et est heureux ! Tout être a sa voie, la connaît, arrive et s’en va en chantant ; lui seul ne sait rien, ne comprend rien, ni les hommes, ni leur langage ; il est étranger à tout, il est le rebut de la nature. Oh ! sans doute, le prince n’avait pu alors s’exprimer dans ces termes-là et sa souffrance était restée muette, mais maintenant il lui semblait qu’alors déjà il avait prononcé textuellement toutes ces paroles, et que la phrase sur la « petite mouche » lui avait été empruntée par Hippolyte. Il en était convaincu, et son cœur battait à cette pensée…
Le sommeil le surprit sur le banc, mais ne rendit pas le repos à son esprit. Un instant avant de s’endormir, il se rappela qu’Hippolyte tuerait dix personnes, et il sourit d’une supposition si absurde. Autour de lui régnaient la paix et la sérénité ; le bruissement des feuilles qui seul troublait le silence de la nuit ajoutait encore à cette impression de calme. Le prince fit beaucoup de songes ; tous étaient d’une nature inquiétante et lui donnaient le frisson à tout moment. À la fin, il rêva qu’une femme s’avançait vers lui ; il la connaissait — trop bien, hélas ! en ce moment encore il pouvait la désigner par son nom ; mais maintenant, chose étrange, elle semblait avoir un visage tout différent de celui qu’il lui avait connu jusqu’alors, et il en coûtait extrêmement au prince d’admettre que ce fut la même femme. À voir l’expression de terreur et de repentir qu’offraient les traits de cette personne, on aurait cru que c’était une grande coupable et qu’elle venait de commettre un crime affreux. Une larme tremblait sur sa joue pâle. Elle appela Muichkine du geste et posa un doigt sur ses lèvres comme pour l’avertir qu’il devait s’approcher sans faire de bruit. Le cœur du prince défaillait : pour rien au monde il n’aurait voulu voir en elle une coupable, mais il sentait qu’un événement terrible allait se passer dont toute sa vie subirait le contre-coup. Elle voulait, semblait-il, lui montrer quelque chose dans le parc, non loin du lieu où elle était. Il se leva pour aller à elle, et brusquement retentit à ses côtés un rire frais, argentin ; une main se trouva tout à coup dans la sienne ; il la saisit, la serra avec force et s’éveilla. Devant lui, éclatant de rire, était debout Aglaé.