L’Idiot/III/Chapitre 8

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 146-163).

VIII

Elle riait, mais elle était indignée.

— Il dort ! Vous dormiez ! s’écria-t-elle d’un air étonné et méprisant.

— C’est vous ! murmura le prince qui, n’étant pas encore bien éveillé, la reconnut avec surprise. — Ah, oui ! Ce rendez-vous… je m’étais endormi ici.

— Je l’ai bien vu.

— Personne d’autre que vous ne m’a éveillé ? Vous étiez seule ici ? Je pensais qu’il y avait ici… une autre femme.

— Il y avait ici une autre femme ?

À la fin les idées du prince s’éclaircirent.

— Ce n’était qu’un rêve, observa-t-il pensivement, — il est étrange que dans un pareil moment un tel rêve… Asseyez-vous.

Il la prit par la main et la fit asseoir sur le banc ; lui-même s’assit près d’elle et devint songeur. Au lieu d’entrer en matière, Aglaé se bornait à considérer attentivement le prince. Celui-ci la regardait aussi, mais parfois, quoiqu’il eût les yeux fixés sur la jeune fille, il semblait ne pas la voir. Elle commença à rougir.

— Ah, oui ! fit-il en frissonnant : — Hippolyte s’est tiré un coup de pistolet.

— Quand ? Chez vous ? demanda-t-elle sans toutefois témoigner beaucoup d’étonnement : — hier soir il était encore vivant, paraît-il ? Comment donc avez-vous pu vous endormir après tout cela ? cria-t-elle avec une vivacité subite.

— Mais il n’est pas mort, le coup n’est pas parti.

Sur les instances d’Aglaé, le prince dut aussitôt raconter et même d’une façon fort détaillée toute l’histoire de la nuit précédente. Il tardait à la jeune fille que ce récit fût terminé, mais quoiqu’elle priât sans cesse le narrateur de se dépêcher, elle-même l’interrompait continuellement par des questions presque toujours hors de propos. Entre autres choses, elle écouta avec beaucoup de curiosité le compte rendu des paroles prononcées par Eugène Pavlovitch, elle questionna même plusieurs fois à ce sujet.

— Allons, assez, le temps presse, dit-elle, quand le prince eut fini, — nous n’avons qu’une heure à passer ensemble, car à huit heures je dois absolument être à la maison, pour qu’on ne se doute pas que je suis venue m’asseoir ici. J’ai beaucoup de choses à vous communiquer. Le malheur est qu’à présent vous m’avez fait perdre le fil. Quant à Hippolyte, je pense qu’en effet l’affaire devait se passer ainsi, cela lui ressemble. Mais vous êtes bien sûr qu’il voulait réellement se brûler la cervelle et qu’il n’y a pas eu là de tromperie ?

— Absolument aucune.

— Cela est aussi plus vraisemblable de la sorte. Et il a exprimé par écrit le désir que vous m’apportiez sa confession ? Pourquoi donc ne l’avez-vous pas apportée ?

— Mais il n’est pas mort. Je lui en parlerai.

— Ne manquez pas de me l’apporter, vous n’avez même pas besoin de lui en demander la permission. Cela lui sera certainement très-agréable, car s’il s’est tiré un coup de pistolet, c’est peut-être pour me décider à lire ensuite sa confession. Ne riez pas de mes paroles, je vous prie, Léon Nikolaïtch : il est fort possible en effet que ce soit pour cela.

— Je ne ris pas, d’autant plus que moi-même je suis persuadé qu’il y a beaucoup de vrai dans votre conjecture.

Ces mots causèrent une profonde surprise à Aglaé.

— Vous en êtes persuadé ? se peut-il que vous ayez aussi cette idée ? demanda-t-elle vivement.

Elle questionnait avec une sorte de brusquerie, parlait vite, mais semblait quelquefois se troubler et souvent n’achevait pas ; à chaque instant elle se hâtait de faire remarquer quelque chose au prince ; bref, elle était en proie à une agitation extraordinaire, et, nonobstant son regard assuré, provocateur même, peut-être au fond avait-elle une certaine peur. La jeune fille n’avait pas fait toilette pour venir à ce rendez-vous : elle portait une robe fort simple qui, du reste, lui allait très-bien. Il lui arrivait souvent de rougir, de frissonner ; elle se tenait assise sur le bord du banc. Son étonnement fut extrême quand elle entendit le prince confirmer sa supposition par rapport au motif qui avait décidé Hippolyte à se tirer un coup de pistolet.

— Sans doute, poursuivit Muichkine, — il voulait, indépendamment de vous, être loué aussi par nous tous…

— Comment cela, être loué ?

— C’est-à-dire… comment vous dire cela ? C’est très-difficile à expliquer. Toujours est-il qu’il comptait certainement recevoir de nous tous force assurances d’amitié et d’estime, il espérait que nous l’entourerions en le suppliant de ne pas se donner la mort. Il est fort possible qu’il vous ait eue en vue plus que personne, puisque dans un pareil moment il a fait mention de vous… Mais peut-être que lui-même ne savait pas qu’il vous avait en vue.

— Je ne comprends pas du tout cela : il m’avait en vue sans savoir qu’il m’avait en vue ? Si pourtant, il me semble que je comprends : savez-vous que moi-même, quand j’avais treize ans, j’ai pensé trente fois à m’empoisonner et à laisser une lettre pour apprendre à mes parents la cause de ma résolution ? Je songeais aussi à l’effet que je produirais couchée dans le cercueil, je me représentais mes parents penchés sur mon cadavre, fondant en larmes et se reprochant leur dureté à mon égard… Pourquoi souriez-vous encore ? ajouta-t-elle soudain avec humeur, — à quoi pensez-vous donc, vous, quand vous rêvez tout seul ? Vous vous imaginez peut-être que vous êtes feld-maréchal et que vous avez battu Napoléon à plate couture.

— Eh bien, parole d’honneur, voilà justement à quoi je pense, surtout quand je m’endors, répondit en riant le prince : — seulement ce n’est pas Napoléon que je bats, c’est toujours les Autrichiens.

— Je n’ai aucun désir de plaisanter avec vous, Léon Nikolaïtch. Je verrai moi-même Hippolyte ; je vous prie de lui en donner avis. Mais je trouve mauvais le langage que vous tenez, car il est brutal d’envisager ainsi les choses et de juger l’âme d’un homme comme vous jugez celle d’Hippolyte. Vous n’avez pas de tendresse, vous n’avez que de la justice : par conséquent vous êtes injuste.

Le prince devint songeur.

— Il me semble que vous êtes injuste envers moi, dit-il, — je ne lui reproche pas d’avoir eu cette idée, parce que tout le monde est enclin à penser ainsi ; d’ailleurs c’était un désir qu’il avait peut-être sans se l’avouer… il voulait se rencontrer une dernière fois avec les hommes, obtenir leur estime et leur affection ; ce sont là de fort bons sentiments, par malheur le résultat n’y a pas répondu ; c’est la faute de la maladie et d’autre chose encore ! Et puis il y a des gens à qui tout réussit tandis que d’autres n’aboutissent jamais qu’à des sottises…

— C’est sans doute en songeant à vous que vous avez émis cette observation ? demanda Aglaé.

— Oui, c’est en songeant à moi, répondit le prince sans remarquer ce que la question avait de blessant.

— Seulement, à votre place, je ne me serais pas endormie ; ainsi, en quelque lieu que vous vous trouviez, vous dormez ; cela n’est pas bien du tout.

— Mais je n’ai pas dormi de toute la nuit, ensuite j’ai beaucoup marché, je suis allé à la musique…

— À quelle musique ?

— À l’endroit où on en a fait hier ; de là je suis venu ici et, pendant que je réfléchissais assis sur ce banc, le sommeil s’est emparé de moi.

— Ah ! c’est comme cela ? En ce cas, vous êtes excusable… Mais pourquoi avez-vous été à la musique ?

— Je ne sais pas, pour rien…

— Bien, bien, plus tard ; vous m’interrompez toujours, et qu’est-ce que cela me fait que vous soyez allé à la musique ? De quelle femme avez-vous rêvé ?

— C’est… de… vous l’avez vue…

— Je comprends, je comprends très-bien. Vous la… Comment vous est-elle apparue en songe ? Sous quel aspect ? Mais, du reste, je ne veux pas non plus savoir cela, fit-elle tout à coup avec colère. — Ne m’interrompez pas…

Elle s’arrêta un moment, soit pour reprendre haleine, soit pour laisser à son irritation le temps de se calmer.

— Voici uniquement pourquoi je vous ai appelé : je veux vous proposer d’être mon ami. Qu’est-ce que vous avez à me regarder ainsi ? ajouta-t-elle d’un ton presque courroucé.

Le fait est qu’en ce moment le prince examinait la jeune fille avec beaucoup d’attention, s’apercevant que son visage commençait de nouveau à s’empourprer. En pareil cas, plus elle rougissait, plus elle en éprouvait d’irritation contre elle-même, ce qui se lisait dans ses yeux étincelants. D’ordinaire, au bout d’une minute, elle passait sa colère sur son interlocuteur, qu’il fût coupable ou non, et se mettait à lui faire une scène. Sachant combien elle était sujette à se troubler, Aglaé parlait peu en général et se montrait plus taciturne que ses sœurs, parfois même trop taciturne. Mais, dans les circonstances où il lui était impossible de se taire, elle prenait la parole avec une arrogance qui semblait défier celui à qui elle s’adressait. Elle pressentait toujours le moment où elle commencerait à rougir.

— Vous ne voulez peut-être pas accepter ma proposition, dit-elle en regardant le prince d’un air hautain.

— Oh, si, je le veux, seulement ce n’était pas nécessaire du tout… c’est-à-dire que je ne pensais pas qu’il fût besoin de faire une telle proposition, répondit-il avec embarras.

— Et qu’est-ce que vous pensiez donc ? Pourquoi vous aurais-je invité à venir ici ? Qu’avez-vous dans l’esprit ? Du reste, vous me considérez peut-être comme une petite sotte, d’accord avec l’opinion que tout le monde a de moi à la maison ?

— Je ne savais pas qu’on vous considérait comme une sotte, je… je ne suis pas de cet avis.

— Vous n’êtes pas de cet avis ? C’est très-intelligent de votre part. C’est surtout dit avec esprit.

— Selon moi, poursuivit le prince, — peut-être êtes-vous même fort intelligente par moments ; tantôt vous avez prononcé tout d’un coup une parole pleine de sens. À propos de la conjecture que j’ai émise au sujet d’Hippolyte, vous avez dit : « Vous n’avez que de la justice, par conséquent vous êtes injuste. » Je me souviendrai de ce mot et je le méditerai.

Aglaé rougit de plaisir. Tous ces changements se produisaient en elle avec autant de franchise que de soudaineté. Le prince était fort content aussi et riait de joie en la regardant.

— Écoutez donc, reprit-elle, — je vous ai attendu longtemps pour vous raconter tout cela ; depuis la lettre que vous m’avez adressée de là-bas, et même depuis plus longtemps encore je vous attendais… Hier déjà je vous ai dit la moitié de ce que j’avais à vous dire : je vous considère comme un homme très-honnête et très-droit, plus honnête et plus droit que personne, et si l’on dit que vous avez l’esprit… que vous êtes parfois malade d’esprit, cela n’est pas juste ; telle est mon opinion et je l’ai soutenue envers et contre tous, car, quoique vous soyez en effet malade d’esprit (sans doute vous ne vous fâcherez pas du mot, je me place à un point de vue supérieur), en revanche l’intelligence principale est chez vous plus développée que chez aucun d’eux, vous la possédez à un degré qu’ils n’ont jamais entrevu même en rêve, parce qu’il y a deux sortes d’intelligences, l’intelligence principale et l’intelligence secondaire. N’est-ce pas ? Est-ce vrai ?

— C’est peut-être vrai, en effet, eut à peine la force d’articuler le prince dont le cœur battait avec une violence extraordinaire.

— Je savais bien que vous comprendriez, continua-t-elle gravement. — Le prince Chtch… et Eugène Pavlitch ne comprennent rien à ces deux intelligences, Alexandra non plus, et figurez-vous : maman a compris.

— Vous ressemblez beaucoup à Élisabeth Prokofievna.

— Comment cela ? Est-ce possible ? fit la jeune fille étonnée.

— Je vous l’assure.

— Je vous remercie, dit-elle après être restée un instant songeuse : — je suis bien aise de ressembler à maman. Alors vous l’estimez beaucoup ? ajouta-t-elle sans remarquer aucunement la naïveté de sa question.

— Beaucoup, et je suis enchanté que vous l’ayez si rapidement compris.

— J’en suis enchantée aussi, car j’ai remarqué que parfois… on se moque d’elle. Mais écoutez la chose principale : j’ai longtemps réfléchi, et, finalement, mon choix s’est porté sur vous. Je ne veux pas qu’à la maison on se moque de moi ; je ne veux pas qu’on me considère comme une petite sotte ; je ne veux pas qu’on me taquine… J’ai compris tout d’un coup tout cela et j’ai refusé net Eugène Pavlitch, parce que je n’entends pas qu’on me marie continuellement ! Je veux… je veux… eh bien, je veux m’enfuir de la maison et je vous ai choisi pour me seconder.

— Vous voulez vous enfuir de chez vous ! s’écria le prince.

— Oui, oui, oui, m’enfuir de chez moi ! reprit-elle enflammée de colère : — je ne veux pas, je ne veux pas que là éternellement on me fasse rougir. Je ne veux rougir ni devant eux, ni devant le prince Chtch…, ni devant Eugène Pavlitch, ni devant qui que ce soit ; voilà pourquoi je vous ai choisi. Je veux tout vous dire, tout, vous parler même des choses les plus importantes quand j’en aurai envie ; de votre côté vous ne devez rien avoir de caché pour moi. Je veux qu’il y ait au moins un homme avec qui je m’entretienne comme avec moi-même. Ils se sont mis tout d’un coup à dire que je vous attendais et que j’étais éprise de vous. C’était déjà avant votre arrivée et je ne leur avais pas montré votre lettre ; maintenant tous recommencent de plus belle. Je veux être hardie et n’avoir peur de rien. Je ne veux pas aller comme eux au bal, je veux être utile. Depuis longtemps déjà je voulais partir. Voilà vingt ans qu’on me tient enfermée et on ne pense qu’à me marier. À quatorze ans j’avais déjà eu l’idée de m’enfuir, toute sotte que j’étais alors. Maintenant j’ai tout calculé, et je vous attendais pour vous demander des renseignements sur les pays étrangers. Je n’ai pas vu une seule cathédrale gothique, je veux aller à Rome, je veux visiter tous les cabinets scientifiques, je veux suivre des cours à Paris ; j’ai passé toute l’année dernière à étudier et j’ai lu une foule de livres, notamment tous ceux qui sont défendus. Alexandra et Adélaïde lisent tout, on le leur permet ; moi, on surveille encore mes lectures. Je ne veux pas me brouiller avec mes sœurs, mais depuis longtemps déjà j’ai déclaré à ma mère et à mon père que je voulais changer complètement de position sociale. J’ai résolu de m’occuper d’éducation, et je comptais sur vous parce que vous avez dit que vous aimiez les enfants. Pouvons-nous ensemble nous occuper d’éducation, si pas tout de suite, du moins dans l’avenir ? À deux nous serons utiles ; je ne veux pas être une fille de général… Dites-moi, vous êtes un homme fort instruit ?

— Oh ! pas du tout !

— C’est dommage, je vous croyais très savant… comment donc m’étais-je mis cela dans la tête ? N’importe, vous me guiderez, car je vous ai choisi.

— C’est absurde, Aglaé Ivanovna.

— Je veux m’enfuir de la maison, je le veux ! répliqua-t-elle avec force, et de nouveau ses yeux lancèrent des flammes : — si vous ne consentez pas, j’épouserai Gabriel Ardalionovitch. Je ne veux pas qu’à la maison on me considère comme une vilaine femme et qu’on m’accuse Dieu sait de quoi.

Le prince faillit sauter en l’air.

— Avez-vous perdu l’esprit ? s’écria-t-il ; — de quoi vous accuse-t-on ? Qui vous accuse ?

— Tout le monde à la maison : ma mère, mes sœurs, mon père, le prince Chtch…, même votre vilain Kolia ! s’ils ne parlent pas ouvertement, ils n’en pensent pas moins. Je le leur ai dit à tous, je l’ai déclaré en face à ma mère et à mon père. Maman a été malade toute la journée ; le lendemain Alexandra et papa m’ont dit que je ne comprenais pas moi-même les mots dont je me servais. Je leur ai aussitôt répondu que je comprenais tout, tous les mots, que je n’étais plus une petite fille : « il y a deux ans déjà, ai-je ajouté, j’ai lu deux romans de Paul de Kock exprès pour apprendre tout. » En entendant cela, maman a été sur le point de s’évanouir.

Une idée étrange s’offrit à l’esprit du prince. Il fixa sur Aglaé un regard attentif et sourit.

Il avait peine à croire que devant lui se trouvât l’orgueilleuse jeune fille qui jadis lui avait lu avec un tel accent de dédain la lettre de Gabriel Ardalionovitch. Ainsi dans cette altière beauté il y avait peut-être une enfant qui ne comprenait même pas tous les mots ! Le prince n’en revenait pas.

— Vous avez toujours vécu chez vous, Aglaé Ivanovna ? demanda-t-il : — je veux dire, vous n’êtes allée dans aucune école, vous n’avez pas fait votre éducation dans un pensionnat ?

— Je ne suis jamais allée nulle part ; j’ai toujours été tenue à la maison comme en bouteille et je passerai directement de la bouteille au mariage ; pourquoi souriez-vous encore ? Il me semble que vous vous moquez aussi de moi et que vous prenez leur parti, ajouta la jeune fille d’un ton de menace, tandis que son visage se refrognait ; — ne me mettez pas en colère, je suis déjà assez agitée sans cela… je suis sure que vous êtes venu ici avec la conviction que je vous aime et que je vous ai donné un rendez-vous ! acheva-t-elle irritée.

Le fait est qu’hier j’en avais peur, avoua naïvement le prince (il était fort troublé) ; — mais aujourd’hui je suis persuadé que vous…

— Comment ! cria Aglaé dont la lèvre inférieure commença soudain à trembler : — vous aviez peur que je… vous osiez penser que je… Seigneur ! Vous avez peut-être supposé qu’en vous invitant à venir ici je voulais vous tendre un piège ; vous me soupçonniez, n’est-ce pas ? de m’être arrangée pour qu’on nous surprit ici et qu’ensuite on vous forçât à m’épouser…

— Aglaé Ivanovna ! Comment n’êtes-vous pas honteuse ? Comment une pensée si ignoble a-t-elle pu germer dans votre cœur pur et innocent ? Vous-même, je le parie, ne croyez pas un mot de ce que vous venez de dire et… vous ne vous rendez aucun compte de vos paroles !

Aglaé restait les yeux baissés, comme effrayée elle-même du langage qu’elle avait tenu.

— Je ne suis pas du tout honteuse, murmura-t-elle, — d’où savez-vous que mon cœur est innocent ? Comment alors avez-vous osé m’écrire une lettre d’amour ?

— Une lettre d’amour ? Ma lettre, une lettre d’amour ! Elle était on ne peut plus respectueuse, elle a jailli de mon cœur dans le moment le plus pénible de ma vie ! J’ai pensé alors à vous comme à une lumière… je…

— Allons, bien, bien, interrompit brusquement la jeune fille, mais son ton n’était plus celui de tout à l’heure, il indiquait au contraire un profond repentir et une sorte de frayeur ; elle se pencha même vers le prince en tâchant toujours de ne pas fixer ses yeux sur lui, et voulut lui toucher l’épaule, pour le prier plus instamment de ne pas se fâcher ; — bien, ajouta-t-elle toute confuse ; — je sens que je me suis servie d’une expression fort bête. C’était pour… pour vous éprouver. Prenez que je n’ai rien dit. Si je vous ai offensé, pardonnez-moi. Ne me regardez pas, je vous prie, en plein visage ; détournez-vous. Vous avez dit que c’était une pensée ignoble : j’ai fait exprès de la dire, pour vous blesser. Parfois j’ai peur moi-même de ce que j’ai envie de dire, et tout d’un coup je le dis. Vous avez, dites-vous, écrit cette lettre dans le moment le plus pénible de votre vie. Je sais à quel moment vous faites allusion.

Elle prononça ces derniers mots à voix basse, le regard de nouveau fixé à terre.

— Oh ! si vous pouviez tout savoir !

— Je sais tout ! cria-t-elle avec une véhémence subite : — vous avez vécu alors tout un mois aux côtés de cette vilaine femme avec qui vous vous êtes sauvé…

En parlant ainsi, Aglaé n’était pas rouge, mais livide ; tout à coup elle se leva par un mouvement qui semblait machinal ; presque aussitôt après, reprenant conscience d’elle-même, elle se rassit ; toutefois, longtemps encore sa lèvre continua à trembler. Il y eut une minute de silence. L’emportement soudain de la jeune fille avait saisi le prince qui ne savait à quoi l’attribuer.

— Je ne vous aime pas du tout, déclara-t-elle à brûle-pourpoint.

Muichkine ne répondit pas ; de nouveau tous deux se turent pendant une minute.

— J’aime Gabriel Ardalionovitch… dit-elle précipitamment, mais d’une voix presque inintelligible ; en même temps sa tête s’inclinait plus que jamais vers la terre.

— Ce n’est pas vrai, répliqua le prince en baissant aussi la voix.

— Alors je mens ? C’est la vérité ; je lui ai donné ma parole, avant-hier, sur ce même banc.

Cette nouvelle effraya le prince ; durant un instant il resta pensif.

— Ce n’est pas vrai, répéta-t-il résolument, — vous avez inventé tout cela.

— Voilà qui est on ne peut plus poli ! Sachez qu’il s’est réformé ; il m’aime plus que sa vie. Il s’est brûlé la main sous mes yeux, à seule fin de me prouver qu’il m’aime plus que sa vie.

— Il s’est brûlé la main ?

— Oui, la main. Croyez-le ou ne le croyez pas, cela m’est égal.

Avant de répondre, le prince réfléchit une minute. Aglaé ne plaisantait pas ; elle était fâchée.

— Si la chose a eu lieu ici, c’est donc qu’il avait apporté une bougie avec lui ? Sans cela, je ne vois pas comment…

— Oui… il en avait apporté une. Qu’est-ce qu’il y a là d’invraisemblable ?

— Une bougie entière ou un bout dans un chandelier ?

— Eh bien, oui….. non….. la moitié d’une bougie….. un bout….. une bougie entière, — peu importe, là n’est pas la question….. Il avait aussi apporté des allumettes, si vous voulez le savoir. Il a allumé la bougie et pendant une demi-heure il a tenu son doigt exposé à la flamme ; est-ce que cela ne peut pas être ?

— Je l’ai vu hier ; il n’avait aucune brûlure à la main.

Aglaé s’esclaffa de rire.

— Savez-vous pourquoi je viens de faire ce mensonge ? dit-elle ensuite avec une ingénuité enfantine, tandis qu’une hilarité mal réprimée faisait encore trembler ses lèvres ; — c’est parce que, quand on invente une histoire, si l’on y glisse adroitement un détail tout à fait extraordinaire, tout à fait excentrique, quelque chose qui ne se voit jamais, pour ainsi dire, le mensonge devient beaucoup plus vraisemblable. J’ai remarqué cela. Seulement le moyen ne m’a pas réussi, parce que je n’ai pas su…

Tout à coup la mémoire lui revint et sa gaieté disparut.

— Si l’autre jour je vous ai récité le « chevalier pauvre », poursuivit-elle en regardant le prince d’un air sérieux et même sombre, — c’était sans doute pour faire votre éloge sous un certain rapport, mais je voulais aussi stigmatiser votre conduite et vous montrer que je savais tout…

— Vous êtes fort injuste pour moi… pour la malheureuse au sujet de qui vous vous êtes exprimée tout à l’heure en termes si durs, Aglaé.

C’est parce que je sais tout, que je me suis exprimée ainsi ! Je sais que, il y a six mois, vous lui avez publiquement offert votre main. Ne m’interrompez pas, vous voyez, je constate sans apprécier. Ensuite elle est partie avec Rogojine ; puis vous avez vécu avec elle dans un village ou dans une ville, et elle vous a quitté pour aller avec un autre. (Aglaé prononça ces mots le visage couvert de rougeur.) Après cela, elle est retournée auprès de Rogojine qui l’aime comme… comme un fou. En dernier lieu, vous, autre homme fort intelligent, vous vous êtes empressé d’accourir ici dès que vous avez appris qu’elle était revenue à Pétersbourg. Hier soir vous vous êtes mis en avant pour la défendre, et tout à l’heure vous avez rêvé d’elle… Vous voyez que je sais tout ; c’est pour elle, n’est-ce pas, c’est pour elle que vous vous êtes rendu ici ?

Plongé dans une morne rêverie, le prince avait les yeux fixés à terre et ne remarquait pas le regard étincelant que la jeune fille dardait sur lui.

— Oui, c’est pour elle, répondit-il à voix basse, — seulement pour savoir….. Je ne crois pas à son bonheur avec Rogojine, quoique….. en un mot, je ne sais pas ce que je pourrais faire pour lui être utile, mais je suis venu tout de même.

Il frissonna et regarda Aglaé. Elle l’avait écouté avec un sentiment de haine.

— Si vous êtes venu sans savoir pourquoi, c’est que vous l’aimez beaucoup, dit-elle enfin.

— Non, reprit le prince, — non, je ne l’aime pas. Oh ! si vous saviez quels souvenirs cruels il m’est resté du temps que j’ai passé avec elle !

En parlant ainsi, il frémissait des pieds à la tête.

— Dites tout, ordonna Aglaé.

— Il n’y a rien ici que vous ne puissiez entendre. Pourquoi voulais-je précisément vous raconter tout cela, et le raconter à vous seule ? — je n’en sais rien ; c’est peut-être parce qu’en effet je vous aimais beaucoup. Cette malheureuse femme a l’intime conviction qu’elle est la créature la plus déchue, la plus vicieuse qui soit au monde. Oh ! ne la vilipendez pas, ne lui jetez pas la pierre. Elle n’est déjà que trop tourmentée par la conscience de son déshonneur immérité ! Et de quoi est-elle coupable, ô mon Dieu ! Oh ! sans cesse elle crie furieusement qu’elle n’a aucune faute à se reprocher, qu’elle est la victime des hommes, la victime d’un débauché et d’un scélérat ; mais, quoi qu’elle en dise, sachez que ses paroles ne sont nullement l’expression de sa pensée, et qu’au contraire, dans l’intime de son âme, elle se croit coupable. Quand j’essayais de dissiper ces ténèbres, cela la mettait dans un tel état que mon cœur ne se cicatrisera jamais, aussi longtemps que je garderai le souvenir de ces affreux moments. Depuis lors j’ai, pour ainsi dire, le cœur percé de part en part. Elle s’est sauvée de chez moi, savez-vous pourquoi ? Précisément à seule fin de me prouver qu’elle était une misérable. Mais le plus épouvantable c’est qu’elle-même, peut-être, ne savait pas que tel était son seul but, et qu’elle s’enfuyait mue par le désir de faire une action honteuse pour pouvoir se dire ensuite à elle-même : « Voilà que tu t’es encore déshonorée, tu es par conséquent une infâme créature ! » Oh ! vous ne comprendrez peut-être pas cela, Aglaé ! Savez-vous que dans cette conscience de son déshonneur qui la torture sans relâche, il y a peut-être pour elle une jouissance affreuse, antinaturelle, quelque chose comme la satisfaction d’une rancune implacable. Parfois j’arrivais à lui rendre pour un instant la vue vraie des choses ; mais aussitôt après elle s’exaltait de nouveau et en venait à m’accabler des reproches les plus amers, prétendant que je voulais l’écraser de ma supériorité (ce à quoi je ne songeais pas du tout) ; finalement, quand je lui proposai le mariage, elle me déclara qu’elle ne demandait à personne une compassion hautaine, et qu’elle n’avait pas besoin que quelqu’un l’élevât jusqu’à lui. Vous l’avez vue hier ; pouvez-vous penser qu’elle soit heureuse au milieu de cette société, qu’elle se trouve là dans son élément ? Vous ne savez pas combien elle est développée et ce qu’elle peut comprendre ! Elle m’a même étonné parfois !

— Vous lui faisiez des sermons là-bas ?

Le prince ne remarqua pas le ton moqueur de la question.

— Oh ! non, répondit-il mélancoliquement, — presque toujours je me taisais. Souvent je voulais parler, mais, en vérité, je ne savais parfois que dire. Vous savez, dans certains cas, le mieux est de garder le silence. Oh ! je l’ai aimée ; je l’ai beaucoup aimée….. mais ensuite… ensuite… ensuite elle a tout deviné.

— Qu’est-ce qu’elle a deviné ?

— Que j’avais seulement pitié d’elle, mais que je….. ne l’aimais pas.

— Qu’en savez-vous ? peut-être qu’elle aimait en effet ce… propriétaire avec qui elle a filé ?

— Non, je sais tout ; elle ne faisait que se moquer de lui.

— Et de vous elle ne s’est jamais moquée ?

— N-non. Elle riait de colère ; elle m’accablait des plus violents reproches quand elle était fâchée, — et elle-même souffrait ! Mais… ensuite… oh ! ne me faites pas penser à cela, ne m’en parlez plus !

Il cacha son visage dans ses mains.

— Et savez-vous que presque chaque jour elle m’écrit ?

— Ainsi c’est vrai ! s’écria le prince saisi d’effroi : — je l’avais entendu dire, mais je ne voulais pas le croire.

— Qui est-ce qui vous a dit cela ? demanda Aglaé inquiète.

— Rogojine me l’a dit hier, mais sans s’expliquer très-nettement.

— Hier ? Hier matin ? Hier, à quelle heure ? Avant la musique ou après ?

— Après ; dans la soirée, il était alors plus de onze heures.

— A-ah, allons, si c’est Rogojine….. Mais savez-vous de quoi elle me parle dans ces lettres ?

— Je ne m’étonne de rien ; elle est folle.

— Voici ces lettres (Aglaé tira de sa poche trois lettres contenues chacune dans une enveloppe distincte, et les jeta devant le prince). Depuis huit jours elle me supplie de vous épouser. Elle….. eh bien, oui, elle est intelligente, quoique folle, et vous avez raison de dire qu’elle a beaucoup plus d’esprit que moi… Elle m’écrit qu’elle m’adore, que chaque jour elle cherche l’occasion de me voir, ne fût-ce que de loin. Elle écrit que vous m’aimez, qu’elle le sait, qu’elle s’en est aperçue depuis longtemps, et que là-bas vous lui avez parlé de moi. Elle veut vous voir heureux ; elle est sûre que seule je puis faire votre bonheur… Ses lettres sont si bizarres….. si étranges… je ne les ai montrées à personne, je vous attendais ; vous savez ce que cela signifie ? Ne devinez-vous rien ?

— C’est de la folie ; cela prouve qu’elle est folle, dit le prince, et ses lèvres commencèrent à s’agiter.

— Vous ne pleurez pas ?

— Non, Aglaé, non, je ne pleure pas, répondit-il en regardant la jeune fille.

— Que dois-je faire ici ? Qu’est-ce que vous me conseillez ? Je ne puis pas recevoir ces lettres !

— Oh, laissez-la, je vous en supplie, cria Muichkine : — qu’est-ce que vous pourriez faire ? elle est folle. Je mettrai tout en œuvre pour qu’elle ne vous écrive plus.

— En ce cas, vous êtes un homme sans cœur ! vociféra Aglaé : — comment ne voyez-vous pas que ce n’est pas moi qu’elle aime, mais vous, vous seul ? Est-il possible que vous, qui l’avez si bien étudiée, vous ne vous en soyez pas aperçu ? Savez-vous ce que c’est que cela, ce que dénotent ces lettres ? C’est la jalousie ; c’est plus que la jalousie ! Elle… vous pensez qu’en effet elle épousera Rogojine, comme elle l’écrit ici ? Elle se tuera le lendemain de notre mariage !

Le prince frissonna ; le sang se glaça dans son cœur. Mais il considéra Aglaé avec surprise : il était étonné de rencontrer une femme dans cet enfant.

— Dieu m’en est témoin, Aglaé, pour lui rendre le repos et assurer son bonheur, je donnerais ma vie, mais… je ne puis plus l’aimer, et elle le sait !

— Alors sacrifiez-vous, cela vous va si bien ! Vous êtes un si grand philanthrope ! Et ne me dites pas « Aglaé »… Tantôt déjà vous m’avez appelée « Aglaé » tout court… Vous devez la ressusciter, vous y êtes tenu, il faut que vous vous en alliez encore avec elle pour rendre le calme et la tranquillité à son cœur. D’ailleurs vous l’aimez !

— Je ne puis pas me sacrifier ainsi, quoique je l’aie voulu une fois et… et que peut-être je le veuille maintenant encore. Mais je sais positivement qu’avec moi elle sera perdue, c’est pourquoi je la laisse. Je devais la voir aujourd’hui à sept heures ; à présent peut-être que je n’irai pas. Dans son orgueil elle ne me pardonnera jamais mon amour, — et nous ne ferons que nous perdre tous les deux ! Ce n’est pas naturel, mais ici tout est contre nature. Vous dites qu’elle m’aime, mais est-ce que c’est de l’amour ? Peut-on parler d’amour après ce que j’ai souffert ? Non, il y a ici autre chose et non de l’amour !

— Que vous êtes pâle ! fit avec inquiétude Aglaé.

— Ce n’est rien ; je n’ai pas beaucoup dormi ; je me sens faible, je… nous avons effectivement parlé de vous alors, Aglaé…

— Ainsi, c’est vrai ? Vous avez pu en effet lui parler de moi et… et comment avez-vous pu m’aimer quand vous ne m’aviez vue en tout qu’une seule fois ?

— Je ne sais pas comment. Dans les ténèbres où j’étais alors j’ai rêvé… peut-être ai-je cru voir se lever une aurore nouvelle. Je ne sais pas comment j’ai pensé à vous tout d’abord. Je n’ai pas menti en vous écrivant que je ne le savais pas. Tout cela n’a été qu’un rêve au milieu de circonstances pénibles… Ensuite j’ai commencé à m’occuper ; je ne comptais pas revenir ici avant trois ans…

— Alors vous êtes revenu pour elle ?

Aglaé fit cette question d’une voix tremblante.

— Oui, pour elle.

Pendant deux minutes régna un sombre silence. La jeune fille se leva.

— Si vous dites, commença-t-elle d’une voix mal assurée, — si vous croyez vous-même que cette… que votre femme… est folle, je n’ai que faire de ses extravagances… Je vous prie, Léon Nikolaïtch, de prendre ces trois lettres et de les lui rendre de ma part ! Et si, cria tout à coup Aglaé, — si elle se permet encore une fois de m’adresser une seule ligne, dites-lui que je me plaindrai à mon père, qu’on la mettra dans une maison de correction…

Le prince se dressa d’un bond et regarda avec épouvante le visage irrité de son interlocutrice, puis un brouillard se répandit soudain sur ses yeux…

— Vous ne pouvez pas sentir ainsi… ce n’est pas vrai ! balbutia-t-il.

— C’est vrai ! C’est l’exacte vérité ! vociféra Aglaé presque hors d’elle-même.

— Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est la vérité ? fit à côté d’eux une voix alarmée.

Devant les deux jeunes gens apparut Élisabeth Prokofievna.

— C’est vrai que j’épouse Gabriel Ardalionovitch ! Que j’aime Gabriel Ardalionovitch et que demain je m’enfuirai avec lui de la maison ! répondit violemment Aglaé. — Avez-vous entendu ? Votre curiosité est-elle satisfaite ? Cela vous suffit-il ?

Et elle prit au galop le chemin de sa demeure.

Le prince voulait s’éloigner, Élisabeth Prokofievna le retint :

— Non, batuchka, à présent ne vous en allez pas, faites-moi le plaisir de venir vous expliquer avec moi à la maison…… Quel supplice ! je n’ai pas dormi de la nuit……

Le prince suivit la générale.