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L’Idiot/IV/Chapitre 4

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 233-250).

IV[1]

L’heure fixée pour le rendez-vous était midi, mais le prince s’attarda hors de chez lui, et, quand il rentra à la maison, il y trouva le général qui l’attendait. À première vue il remarqua que le vieillard était mécontent, — peut-être parce qu’il lui avait fallu attendre. Après s’être excusé, le prince se hâta de s’asseoir, mais il éprouvait une gêne étrange, comme si son visiteur était en porcelaine et qu’il craignit à chaque instant de le casser. Jusqu’alors jamais il n’avait été intimidé en présence du général et même il n’aurait jamais supposé que cela pût arriver. Le prince s’aperçut vite qu’il avait devant lui un tout autre homme que la veille : Ardalion Alexandrovitch n’était plus ni troublé, ni distrait, il semblait se posséder parfaitement et son aspect donnait à penser qu’il avait pris quelque résolution définitive. Ce calme, du reste, était plus apparent que réel. En tout cas, une dignité contenue se joignait chez le visiteur à l’aisance aristocratique des manières ; ce fut même avec une sorte d’indulgence hautaine qu’il accueillit les excuses du prince, il y répondit en termes aimables mais où perçait néanmoins le chagrin d’un homme fier injustement offensé.

— Je vous ai rapporté le volume que vous m’avez prêté l’autre jour, je vous remercie, dit-il en montrant une livraison de revue qu’il venait de déposer sur la table.

— Ah, oui ; vous avez lu cet article, général ? Comment l’avez-vous trouvé ? Il est curieux, n’est-ce pas ? demanda le prince heureux de pouvoir mettre tout d’abord la conversation sur des choses indifférentes.

— Curieux, si vous voulez, mais grossier et, sans doute, absurde. Peut-être même n’est-ce qu’un tissu de mensonges.

Le général parlait avec aplomb et en traînant un peu la voix.

— Ah, c’est une relation si naïve, le récit d’un vieux soldat qui a été témoin oculaire du séjour des Français à Moscou ; certaines choses sont charmantes. D’ailleurs des mémoires écrits de visu sont toujours précieux, quel que soit le narrateur. N’est-il pas vrai ?

— À la place du rédacteur en chef, je n’aurais pas inséré cela ; pour ce qui est des documents contemporains en général, on accorde plus de créance aux contes d’un menteur effronté mais amusant qu’au témoignage consciencieux d’un homme qui a bien mérité de son pays. Je connais certains mémoires sur l’année 1812 qui… J’ai pris une résolution, prince, je quitte cette maison, — la maison de monsieur Lébédeff.

En même temps le général regardait son interlocuteur d’un air significatif.

— Vous avez votre logement à Pavlovsk, chez… chez votre fille… observa le prince, ne sachant que dire. Il se rappelait que le général était venu pour le consulter au sujet d’une affaire fort importante, d’où dépendait son sort.

— Chez ma femme, autrement dit, chez moi et dans la maison de ma fille.

— Excusez-moi, je…

— Je quitte la maison de Lébédeff parce que, cher prince, j’ai rompu avec cet homme ; j’ai rompu hier soir en regrettant de ne l’avoir pas fait plus tôt. Je tiens à la considération, prince, et je désire l’obtenir même des personnes à qui je donne, en quelque sorte, mon cœur. Prince, je donne souvent mon cœur et presque toujours je suis trompé. Cet homme était indigne de mon présent.

— Il est fort désordonné, observa posément le prince, — et il a certains défauts… mais au milieu de tout cela on remarque du cœur, un esprit fin et parfois amusant.

Le prince choisissait ses expressions et parlait d’un air respectueux ; tout cela flattait le vieillard, quoique, de temps à autre, il examinât encore avec une défiance subite le visage de son interlocuteur. Mais le ton de ce dernier était trop naturel et trop sincère pour laisser place au moindre doute.

— Qu’il possède aussi de bonnes qualités, reprit le général, — j’ai été le premier à le reconnaître, par cela seul que j’ai presque accordé mon amitié à cet individu. Mais je n’ai pas besoin de sa maison, ni de son hospitalité, ayant moi-même une famille. Je ne prétends pas être sans défauts ; je suis intempérant ; je buvais du vin avec lui et maintenant, peut-être, je pleure en pensant à cela. Mais était-ce uniquement pour la boisson (pardonnez, prince, cette brutale franchise à un homme irrité), était-ce uniquement pour la boisson que je le fréquentais ? Non, j’avais été séduit justement par ces qualités dont vous venez de parler. Mais il y a une limite à tout ; et s’il a le front de soutenir devant moi qu’en 1812, étant enfant, il a perdu sa jambe gauche et l’a fait inhumer au cimetière Vagankovskoïé, à Moscou, eh bien, cela passe la mesure, c’est un manque de respect, une insolence…

— Ce n’était peut-être qu’une plaisanterie, il aura dit cela pour rire.

— Je comprends. Un innocent mensonge qu’on raconte pour faire rire, quelque grossier qu’il soit, n’offense pas le cœur de l’homme. Il y a même des gens qui ne mentent que par amitié, en quelque sorte, afin de procurer par là du plaisir à celui avec qui ils causent. Mais si on a l’air de prendre l’auditeur pour un imbécile, si par cette irrévérence on veut peut-être lui montrer qu’on est las de sa société, en ce cas un homme noble n’a qu’une chose à faire : remettre l’insolent à sa place et cesser absolument de le voir.

Tandis qu’il prononçait ces paroles, le général était devenu rouge d’indignation.

— Mais Lébédeff n’a même pas pu se trouver à Moscou en 1812 ; il est trop jeune pour cela ; c’est ridicule.

— Il y a d’abord cela ; mais mettons qu’il fût déjà né à cette époque, comment ose-t-il dire qu’un chasseur français a pointé sur lui une pièce de canon et lui a cassé la jambe comme cela, pour s’amuser ; qu’il a ramassé cette jambe, l’a rapportée chez lui, puis l’a fait inhumer dans le cimetière Vagankovskoïé ? Il ajoute qu’à l’endroit où elle est enterrée il a fait ériger un monument sur lequel on lit d’un côté : « Ci-gît la jambe du secrétaire de collège Lébédeff » et de l’autre : « Repose, chère cendre, en attendant le jour de la résurrection. » Enfin il assure que tous les ans il fait dire une messe pour elle (ce qui est un sacrilège), et que chaque année il se rend à Moscou afin d’assister à cette cérémonie. Pour me prouver la vérité de ses paroles, il m’invite à venir avec lui à Moscou : il me montrera la tombe et même le canon français qui, dit-il, a été pris par les Russes et se trouve maintenant au Kremlin : c’est le onzième en comptant à partir de la porte, un fauconneau français d’ancien système.

— Et avec tout cela il a bel et bien ses deux jambes, ou, du moins, il paraît les avoir ! fit en riant le prince : — je vous assure que c’est une innocente plaisanterie, ne vous fâchez pas.

— Mais permettez-moi d’avoir aussi mon opinion ; quant aux deux jambes qu’il parait posséder, ce ne serait pas encore là un argument tout à fait sans réplique ; il prétend qu’il a une jambe articulée…

— Ah, oui, avec une jambe de Tchernosvitoff on peut danser, dit-on.

— Je le sais parfaitement. Lorsque Tchernosvitoff a inventé sa jambe, il s’est empressé de venir me la montrer. Mais c’est beaucoup plus tard que Tchernosvitoff a inventé sa jambe… De plus, Lébédeff assure que sa défunte femme elle-même, pendant toute la durée de leur union, a ignoré qu’il avait une jambe de bois. « Si tu as été en 1812 page de la chambre de Napoléon, m’a-t-il dit quand je lui ai fait remarquer toutes les absurdités de son récit, tu n’as pas le droit de t’étonner que j’aie une jambe enterrée au cimetière Vagankovskoïé. »

— Mais est-ce que vous… commença le prince, et il se troubla.

Sur le moment le général parut, lui aussi, quelque peu troublé, mais il se remit vite et regarda le prince d’un air hautain, presque moqueur.

— Achevez, prince, dit-il d’une voix traînante, — achevez. Je suis indulgent, dites tout : avouez-le, entre ce que vous voyez et ce que vous entendez le contraste vous semble bouffon ; vous ne pouvez pas vous imaginer sans rire qu’un homme qui vous offre aujourd’hui le spectacle de son abaissement et de son… inutilité, ait été jadis témoin oculaire… de grands événements. Il ne vous a pas encore fait de… potins ?

— Non ; Lébédeff ne m’a rien dit, — si c’est de lui que vous parlez…

— Hum… je supposais le contraire. Hier, pendant que j’étais avec lui, la conversation est tombée sur cet… étrange article dont il était question tout à l’heure. J’en ai signalé l’absurdité, et comme moi-même j’ai été témoin oculaire… vous souriez, prince, vous considérez mon visage ?

— N-non, je…

— J’ai l’air jeune, poursuivit négligemment le général, — mais je suis un peu plus vieux que je ne le parais. En 1812 j’avais dix ou douze ans. Moi-même je ne sais pas au juste mon âge. Il n’est pas indiqué sur mon état de service ; j’ai toujours eu la faiblesse de me rajeunir.

— Soyez-en sûr, général, je ne trouve pas étonnant du tout que vous fussiez à Moscou en 1812, et… sans doute vous pouvez raconter vos souvenirs, comme tous ceux qui se trouvaient là alors. Un de ces autobiographes moscovites nous apprend au commencement de son livre qu’en 1812 il était un enfant à la mamelle et que les soldats français lui firent manger du pain.

— Voyez-vous, mon cas sort de l’ordinaire, à coup sûr, reprit d’un ton bienveillant le visiteur, — et pourtant, en soi, il n’a rien d’extraordinaire. Très-souvent la vérité parait impossible. Page de la chambre ! Cela sonne singulièrement, sans doute. Mais l’aventure d’un enfant qui pouvait avoir alors dix ans s’explique justement par son âge. À quinze ans elle n’aurait pas eu lieu, et cela par la bonne raison qu’à quinze ans je ne me serais pas enfui de chez nous pour aller voir l’entrée de Napoléon à Moscou, je serais resté avec ma mère qui s’était laissé surprendre par l’arrivée des Français et qui tremblait de frayeur dans notre maison de bois de la Staraïa Basmannaïa. À quinze ans j’aurais eu peur, mais à dix je n’ai eu peur de rien, et, me frayant un passage à travers la foule massée devant le palais, je suis arrivé tout près du perron au moment où Napoléon est descendu de cheval.

— Sans doute, vous avez très-justement fait remarquer qu’un enfant de dix ans, par suite même de son jeune âge, pouvait être intrépide… observa timidement le prince.

Il se sentait rougir, et cette pensée le mettait au supplice.

— Sans doute, et tous les événements se sont produits de la façon la plus simple, la plus naturelle, comme on ne peut le voir que dans la réalité ; qu’un romancier raconte cela, il y fourrera un tas de détails invraisemblables, impossibles.

— Oh ! c’est ainsi, s’empressa de reconnaître le prince : — cette idée m’était déjà venue et j’y pensais encore dernièrement. Je sais un assassinat qui a eu pour mobile le vol d’une montre. À présent les journaux en parlent. Si un écrivain avait inventé cela, les critiques et les gens qui se disent versés dans la connaissance du peuple auraient tout de suite crié à l’invraisemblance, mais, en lisant ce récit dans les faits divers des journaux, vous y retrouvez au plus haut degré le cachet de la réalité russe. Votre observation est parfaitement juste, général ! acheva avec feu le prince, enchanté de pouvoir donner le change au vieillard sur la cause de sa rougeur.

— N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? s’écria Ardalion Alexandrovitch rayonnant de joie. — Un gamin, un enfant qui ne comprend pas le danger, se glisse à travers la foule pour voir un brillant cortège, des uniformes, et enfin un grand homme dont il a beaucoup entendu parler. Car alors, depuis plusieurs années, il n’était question que de lui dans toutes les conversations. Le monde était rempli de ce nom ; je l’avais, pour ainsi dire, sucé avec le lait. En passant à deux pas de moi, Napoléon m’aperçoit par hasard ; j’étais en costume de bartchénok[2] ; mes parents m’habillaient bien. Seul ainsi vêtu, au milieu de cette foule, convenez-en vous-même…

― Sans doute, ça a dû le frapper, lui prouver que tout le monde n’avait pas quitté la ville, et que même des gentilshommes y étaient restés avec leurs enfants.

― Justement, justement ! Il voulait attirer à lui les barines. Lorsque son regard d’aigle se fixa sur moi, une flamme s’alluma probablement dans mes yeux, car il s’écria : « Voilà un gaillard bien éveillé ! » Puis il me demanda : « Qui est ton père ? » Je lui répondis aussitôt d’une voix presque étranglée par l’émotion : « Un général qui est mort sur les champs de bataille de sa patrie. » — « Le fils d’un boyard et d’un brave par-dessus le marché ! J’aime les boyards. M’aimes-tu, petit ? » La réponse jaillit instantanément de mes lèvres : « Un cœur russe sait distinguer le grand homme même dans l’ennemi de sa patrie ! » Je ne me rappelle pas si je m’exprimai littéralement ainsi… j’étais un enfant… mais tel fut certainement le sens de mes paroles ! Elles impressionnèrent Napoléon, il réfléchit et dit à son entourage : « J’aime la fierté de cet enfant ! Mais si tous les Russes pensent comme lui….. » Il n’acheva pas et entra dans le palais. Je le suivis, mêlé à l’escorte qui ne fit aucune difficulté de m’ouvrir ses rangs, car on me considérait déjà comme un favori. Mais tout cela n’eut que la durée d’un éclair… Je me rappelle seulement qu’en pénétrant dans la première salle, l’empereur s’arrêta soudain devant le portrait de l’impératrice Catherine, le considéra longtemps d’un air rêveur et à la fin s’écria : « C’était une grande femme ! » après quoi il passa outre. Au bout de deux jours tout le monde me connaissait déjà au palais et au Kremlin, on m’appelait « le petit boyard ». Je ne revins chez moi qu’à l’heure du coucher ; à la maison on avait presque perdu la tête. Le surlendemain mourut le page de la chambre de Napoléon, le baron de Bazancourt ; il n’avait pu résister aux fatigues de la campagne. Napoléon se souvint de moi ; on m’alla chercher, on me ramena au palais sans me dire de quoi il s’agissait et, après m’avoir fait mettre l’uniforme du défunt, un enfant de douze ans, on me présenta ainsi vêtu à l’empereur. Il me fit un léger signe de tête ; alors on m’apprit que Sa Majesté avait daigné me nommer page de sa chambre. Je fus ravi, le fait est que depuis longtemps déjà j’éprouvais pour lui une ardente sympathie… et puis, vous savez, un bel uniforme, cela fait toujours plaisir à un enfant… Je portais un frac vert foncé chamarré d’or sur toutes les coutures, une culotte blanche en peau de chamois, un gilet de soie blanc, des bas de soie et des souliers à boucles… quand j’étais de service pour accompagner l’empereur dans ses promenades à cheval, je mettais de grandes bottes à l’écuyère. Quoique la situation ne fût pas brillante et qu’on pressentit déjà de grands désastres, on ne se relâchait pas sur l’étiquette ; elle était même d’autant plus strictement observée que l’avenir s’annonçait sous de plus sinistres augures.

— Oui, sans doute… balbutia le prince d’un air presque égaré, — vos mémoires seraient… extrêmement intéressants.

Bien entendu, le général ne faisait que répéter ce qu’il avait déjà raconté la veille à Lébédeff, aussi ses paroles coulaient-elles de source ; mais, en ce moment, il jeta de nouveau un coup d’œil inquiet sur son interlocuteur.

— Mes mémoires, répondit-il avec un redoublement de fierté, — écrire mes mémoires ? Cela ne m’a jamais tenté, prince ! Si vous voulez, ils sont déjà écrits, mais… je les garde dans mon bureau. Quand je serai enterré, qu’ils voient le jour, je ne m’y oppose pas ; alors, sans doute, ils seront traduits en plusieurs langues, non pour leur mérite littéraire, mais à cause des grands événements qu’ils relatent et dont j’ai été témoin oculaire. Je n’étais, il est vrai, qu’un enfant à cette époque, mais c’est grâce à mon jeune âge que j’ai pu pénétrer dans l’intimité, dans la chambre à coucher du « grand homme ! » La nuit, j’entendais les gémissements de ce « géant dans le malheur », il n’avait pas de raison pour cacher ses chagrins et ses larmes à un enfant, bien que je comprisse déjà que ce qui le désolait, c’était le silence de l’empereur Alexandre.

— Oui, il écrivait des lettres… pour demander la paix… dit avec hésitation le prince.

— Nous ne savons pas au juste quelles propositions étaient contenues dans ces lettres, mais il écrivait chaque jour, à toute heure, il expédiait courriers sur courriers ! Son agitation était extrême. Une nuit, comme nous nous trouvions seul à seul, je m’élançai vers lui en pleurant (oh, je l’aimais !) : « Demandez, demandez pardon à l’empereur Alexandre ! » lui criai-je. J’aurais dû dire : « Faites la paix avec l’empereur Alexandre », mais, comme un enfant que j’étais, j’exprimai naïvement toute ma pensée. « Oh ! mon enfant, répondit-il, — il se promenait de long en large dans la chambre, — oh ! mon enfant, — il semblait alors avoir oublié que je n’avais que dix ans et même il aimait à s’entretenir avec moi. — Oh ! mon enfant, je suis prêt à baiser les pieds de l’empereur Alexandre, mais pour ce qui est du roi de Prusse et de l’empereur d’Autriche, oh ! à ceux-là haine éternelle et… enfin… tu n’entends rien à la politique ! » Il parut se rappeler soudain à qui il parlait, et se tut, mais longtemps encore ses yeux lancèrent des étincelles. Eh bien, que je raconte par écrit tous ces faits, — et j’ai été témoin de faits très-considérables, — que je les livre maintenant à la publicité, aussitôt tous ces critiques, toutes ces vanités littéraires, toutes ces jalousies, les partis politiques, et… non, votre très-humble serviteur !

— Quant aux partis, sans doute, vous avez raison et je suis de votre avis, répondit le prince après un instant de silence, — tenez, tout dernièrement j’ai lu le livre de Charras sur la campagne de Waterloo. Évidemment c’est un livre sérieux, et les spécialistes assurent qu’au point de vue technique il ne laisse rien à désirer. Mais, à chaque page, perce la joie que l’auteur éprouve de l’humiliation de Napoléon, et si l’on pouvait contester à celui-ci tout talent militaire même dans ses autres campagnes, il semble que Charras en serait excessivement heureux ; eh bien, dans un ouvrage si sérieux cela ne vaut rien, parce que c’est l’esprit de parti. Étiez-vous fort occupé alors par votre service auprès de… l’empereur ? Ce langage causa la plus grande satisfaction au général. En entendant le prince lui parler d’un ton si naïvement sérieux, il sentit s’évanouir les derniers restes de sa défiance.

— Charras ! Oh ! j’ai été moi-même indigné ! Je lui ai écrit alors, mais… je ne me rappelle plus maintenant… Vous me demandez si mon service me donnait beaucoup d’occupation ? Oh ! non ! On m’avait nommé page de la chambre, mais je n’ai jamais pris cela au sérieux. De plus, Napoléon perdit bientôt tout espoir de se concilier les sympathies des Russes, et, comme c’était par politique qu’il m’avait attaché à sa personne, sans doute il n’aurait pas tardé à m’oublier… s’il n’avait pas eu une réelle affection pour moi, j’ose le dire à présent. De mon côté, je me sentais attiré vers lui. Le service se réduisait à peu de chose ; il fallait quelquefois se montrer au palais et… accompagner l’empereur dans ses promenades à cheval, voilà tout. J’ai passablement monté à cheval. Il sortait avant le dîner, dans la suite figuraient d’ordinaire Davoust, moi, le mameluk Roustan…

— Constant, ne put s’empêcher d’observer le prince.

— N-non, Constant ne se trouvait pas là alors ; il était parti avec une lettre… pour l’impératrice Joséphine ; mais, à sa place, il y avait deux ordonnances, quelques uhlans polonais… eh bien, voilà toute la suite, en laissant de côté, naturellement, les généraux et maréchaux dont Napoléon se faisait accompagner pour examiner avec eux l’état des lieux, la disposition des troupes, etc. Le plus souvent il prenait avec lui Davoust, je le vois encore : un homme grand, gros, flegmatique, avec des lunettes et un regard étrange. C’était lui que l’empereur consultait le plus volontiers. Il faisait cas de ses idées. Je me rappelle qu’ils tinrent conseil pendant plusieurs jours ; Davoust venait matin et soir ; souvent même ils se disputaient. À la fin, Napoléon parut se ranger à l’avis de son conseiller. Je me trouvais dans le cabinet où avait lieu l’entretien, mais on ne faisait pas attention à ma présence. Soudain le regard de Napoléon tombe sur moi, une étrange pensée brille dans ses yeux : « Enfant ! me dit-il tout à coup : — donne-moi ton opinion : si j’embrasse l’orthodoxie et si j’affranchis vos serfs, les Russes se rallieront-ils à moi ? » — « Jamais ! » m’écriai-je avec indignation. Ce mot frappa Napoléon. « La flamme patriotique qui vient de s’allumer dans les yeux de cet enfant me révèle, dit-il, — la pensée de tout le peuple russe. Assez, Davoust ! Tout cela n’est que de la fantaisie ! Exposez-moi votre autre projet. »

— Oui, mais ce projet n’était pas mal imaginé tout de même ! dit le prince qui avait écouté le général avec un intérêt visible : — ainsi vous attribuez cette idée à Davoust ?

— Du moins, elle se fit jour durant l’entretien qu’ils eurent ensemble. Sans doute c’était une idée napoléonienne, une idée d’aigle, mais l’autre plan ne manquait pas non plus de crânerie… C’est le fameux « conseil du lion », comme Napoléon lui-même a appelé ce conseil de Davoust. Voici en quoi il consistait : tuer tous les chevaux, les saler, réquisitionner tout le blé possible et hiverner au Kremlin après l’avoir mis en état de défense ; puis, le printemps venu, s’ouvrir un passage à travers les Russes. Ce projet séduisait Napoléon. Chaque jour nous faisions à cheval le tour du Kremlin et l’empereur indiquait les travaux à exécuter : ici une lunette, là un ravelin, ailleurs une rangée de blockhaus. Bref, la chose était à peu près arrêtée en principe, mais Davoust insistait pour qu’on prît une résolution définitive. Ils eurent ensemble une nouvelle conférence à laquelle j’assistai encore. Napoléon, les bras croisés, se promenait dans la chambre. Je ne pouvais détacher mes yeux de son visage, mon cœur battait avec force. « Je m’en vais », dit Davoust. « Où ? » « Je vais faire saler les chevaux », reprit le maréchal. Napoléon frissonna, son sort allait se décider. « Enfant, me dit-il tout à coup : — que penses-tu de notre dessein ? » Naturellement il me faisait cette question, comme parfois, dans un moment suprême, il arrive à l’homme le plus intelligent de jouer son avenir à croix ou pile. Au lieu de répondre à Napoléon, je m’adressai à Davoust : « Général, lui dis-je d’un ton qui avait quelque chose d’inspiré, — retournez chez vous ! » Le projet de rester à Moscou fut abandonné. Davoust haussa les épaules et se retira en murmurant : « Bah ! il devient superstitieux ! » Et le lendemain on donna l’ordre du départ.

— Tout cela est extrêmement intéressant, remarqua le prince à voix basse, — si tout cela s’est passé ainsi… entendons-nous, je veux dire… se hâta-t-il d’ajouter, craignant d’avoir blessé le général.

Mais, enivré de son récit, Ardalion Alexandrovitch ne se serait peut-être pas arrêté, lors même qu’il eût rencontré chez son interlocuteur l’incrédulité la plus manifeste.

— « Tout cela », dites-vous, prince ? s’écria-t-il. — Mais il y a eu plus, je vous assure qu’il y a eu beaucoup plus ! Je ne vous ai encore raconté que des misères, des faits politiques ! Mais, je vous le répète, j’ai été témoin des larmes, des gémissements nocturnes de ce grand homme, et cela, personne ne l’a vu, excepté moi ! Vers la fin, à la vérité, il ne pleurait plus, mais il gémissait souvent et son visage s’assombrissait de plus en plus. On aurait dit que l’éternité l’avait déjà couvert de son aile. La nuit, nous passions parfois des heures entières, seuls, silencieux, — le mameluk Roustan ronflait dans la pièce voisine. Cet homme dormait comme un sabot. « En revanche il est dévoué à moi et à la dynastie », disait de lui Napoléon. Une fois, je me sentis ému d’une telle pitié que les larmes me vinrent aux yeux ; l’empereur s’en aperçut et me considéra avec attendrissement : « Tu me plains ! » s’écria-t-il, « toi, un enfant, et peut-être il y a aussi un autre enfant qui me plaint, mon fils, le roi de Rome, tout le reste des hommes me hait, et, dans mon malheur, mes frères seront les premiers à me trahir !… » Je m’élançai vers lui en sanglotant ; alors il ne put y tenir ; nous nous embrassâmes et confondîmes nos larmes. « Écrivez, écrivez une lettre à l’impératrice Joséphine ! » lui dis-je à travers mes sanglots. Napoléon tressaillit, et, après un moment de réflexion : « Tu m’as rappelé un troisième cœur qui m’aime, me répondit-il, — je te remercie, mon ami ! » Il s’assit aussitôt devant son bureau et écrivit à Joséphine. Le lendemain, Constant partit avec la lettre.

— Vous avez très-bien fait, dit le prince ; — tandis qu’il s’abandonnait à des pensées haineuses, vous avez réveillé en lui un bon sentiment.

— Justement, prince, c’était à cela que je voulais arriver, et, par une intuition de votre cœur, vous l’avez admirablement compris ! s’écria le général enthousiasmé ; en même temps, chose étrange, de vraies larmes se montraient dans ses yeux. — Oui, prince, oui, c’était un grand spectacle ! Et, savez-vous, je fus sur le point de le suivre à Paris, et, sans doute, j’aurais partagé sa captivité dans l’île torride », mais, hélas ! la destinée nous sépara ! Nous nous quittâmes : il partit pour l’île torride où, peut-être, dans quelque moment de poignante tristesse, il s’est rappelé les larmes du pauvre petit garçon qui l’embrassait en lui disant adieu à Moscou ; moi, je fus envoyé au corps des cadets, où je ne trouvai qu’une discipline brutale, des camarades grossiers, et… Hélas ! tout cela est loin ! « Je ne veux pas t’enlever à ta mère et je ne te prendrai pas avec moi ! » me dit-il le jour de son départ, « mais je désirerais faire quelque chose pour toi ». Il était déjà à cheval, « Écrivez-moi quelque chose, comme souvenir, sur l’album de ma sœur », fis-je timidement, car je voyais qu’il était très-agité et très-sombre. Il demanda une plume, prit l’album. « Quel âge a ta sœur ? » poursuivit-il, comme il avait déjà la plume en main. « Trois ans », répondis-je. — « Petite fille, alors. » Et il traça ces mots sur l’album :

« Ne mentez jamais. »
« Napoléon, votre ami sincère. »

Un tel conseil et dans un tel moment, avouez, prince…

— Oui, c’est significatif.

— Tant que ma sœur a vécu, — elle est morte en couche, — on a pu voir cet autographe dans son salon, où il était accroché à un mur, sous un transparent. Depuis, je ne sais pas ce qu’il est devenu… mais… ah ! mon Dieu ! Déjà deux heures ! Comme je vous ai retenu, prince ! C’est impardonnable !

Le général se leva.

— Pas du tout ! Au contraire ! murmura le prince, — vous m’avez tellement intéressé et… enfin tout cela est si curieux ; je vous suis bien reconnaissant !

Ardalion Alexandrovitch serra de nouveau à lui faire mal la main de son interlocuteur et fixa sur lui un regard enflammé ; il semblait tout remué par une idée soudaine qui venait de s’offrir inopinément à son esprit.

— Prince ! dit-il, — vous êtes si bon, vous avez le cœur si ingénu, que parfois je suis tenté de vous plaindre. Je vous considère avec attendrissement ; oh ! que Dieu vous bénisse ! Que votre vie commence et fleurisse… dans l’amour. La mienne est finie ! Oh ! pardon, pardon !

Il couvrit son visage de ses mains et se retira en toute hâte. Son émotion était sincère, le prince n’en pouvait douter. Ce dernier comprenait également que le vieillard s’en allait enivré de son succès ; mais il le soupçonnait d’appartenir à cette classe de menteurs qui, tout en se grisant de leurs hâbleries, ne s’illusionnent jamais qu’à demi sur la crédulité de leurs auditeurs. Dans le cas présent, il pouvait se faire qu’à l’exaltation succédât bientôt chez le général une confusion extraordinaire, et alors il verrait une offense dans l’indulgente attention avec laquelle le prince l’avait écouté. « N’ai-je pas eu tort de flatter sa manie ? » pensa Muichkine avec inquiétude. Tout à coup il fut pris d’une folle envie de rire et pouffa pendant dix minutes. Peu s’en fallut qu’ensuite il ne se reprochât cette hilarité, mais il reconnut qu’il n’avait lieu de rien regretter, attendu qu’une immense compassion lui avait seule dicté sa conduite à l’égard du général.

Les faits donnèrent raison à ses pressentiments. Le soir, il reçut une lettre étrange. En termes brefs, mais péremptoires, Ardalion Alexandrovitch l’informait qu’il ne voulait plus avoir de relation avec lui, qu’il l’estimait et lui était reconnaissant, mais que même de sa part il se refusait à accepter « des témoignages de pitié humiliants pour la dignité d’un homme déjà assez malheureux sans cela ». Quand le prince apprit que le vieillard était rentré chez Nina Alexandrovna, il fut presque rassuré sur son compte. Mais, comme le lecteur le sait déjà, Ardalion Alexandrovitch alla voir Élisabeth Prokofievna et se comporta chez elle d’une façon déplorable. Sans raconter cette entrevue par le menu, bornons-nous à dire que le visiteur effraya la générale Épantchine, et excita son indignation par d’amères allusions concernant Gania. On le mit honteusement à la porte. Voilà pourquoi le vieillard passa une nuit si agitée, pourquoi aussi, le lendemain, il fut de si méchante humeur, et finalement s’élança hors de la maison, dans un état voisin de la démence.

Kolia, qui ne comprenait encore rien à l’affaire, crut devoir procéder par la sévérité.

— Eh bien, où irons-nous maintenant ? Qu’en pensez-vous, général ? dit-il ; — vous ne voulez pas aller chez le prince, vous vous êtes brouillé avec Lébédeff, vous n’avez pas d’argent, moi je n’en ai jamais : nous voilà maintenant sur des fèves[3], au milieu de la rue.

— Il est plus agréable d’être avec des femmes que sur des fèves, marmotta le général, — avec ce… calembour, j’ai obtenu un succès étourdissant… dans un cercle d’officiers… en quarante-quatre… en mil… huit cent… quarante-quatre, oui !… Oh ! ne m’en fais pas souvenir, non ! « Où est ma jeunesse ? Où est ma fraîcheur ? » comme s’écriait… De qui est cette exclamation, Kolia ?

― C’est dans Gogol, dans les Âmes mortes, papa, répondit Kolia, et il jeta à la dérobée un regard inquiet sur son père.

― Les âmes mortes ! Oh ! oui, mortes ! Quand tu m’enterreras, écris sur ma tombe : « Ci-gît une âme morte ! »

« L’opprobre me poursuit. »

Qui a dit cela, Kolia ?

― Je n’en sais rien, papa.

Le général interrompit un instant sa marche.

― Éropiégoff n’a pas existé ! Érochka Éropiégoff ! fit-il avec véhémence, — et c’est mon fils, mon propre fils !… Éropiégoff, un homme qui m’a tenu lieu de frère pendant onze mois, pour qui je me suis battu en duel… Le prince Vygorietzky, notre capitaine, lui dit, comme on était en train de boire : « Toi, Gricha, où as-tu gagné ta croix de Sainte-Anne ? Réponds ! — « Sur les champs de bataille de ma patrie, voilà où je l’ai gagnée ! » Je crie : « Bravo, Gricha ! » Eh bien, un duel s’ensuivit, et plus tard il épousa… Marie Pétrovna Sou… Soutouguine, et il fut tué sur les champs de bataille… Une balle ricocha contre la croix que je portais sur ma poitrine, et alla le frapper en plein front. « Je ne t’oublierai jamais », cria-t-il, et il tomba expirant. Je… J’ai servi honorablement, Kolia ; j’ai servi noblement, mais l’opprobre, — « l’opprobre me poursuit ! » Nina et toi, vous viendrez visiter ma tombe… « Pauvre Nina ! » Je l’appelais ainsi autrefois, Kolia, il y a longtemps, c’était dans les premiers temps de notre mariage, et elle aimait cela… Nina, Nina, quel sort je t’ai fait ! Comment peux-tu m’aimer, âme patiente ? Ta mère a une âme angélique, Kolia, entends-tu ? angélique !

― Je le sais, papa. Papa, cher, retournons à la maison, près de maman ! Tout à l’heure, elle a couru après nous. Eh bien, pourquoi restez-vous là ? On dirait que vous ne comprenez pas… Voyons, qu’est-ce que vous avez à pleurer ? Kolia lui-même pleurait et baisait les mains de son père.

— C’est à moi que tu baises les mains, à moi !

— Eh bien, oui, à vous, à vous. Qu’est-ce que cela a d’étonnant ? Voyons, vous, un général, un homme de guerre, comment n’êtes-vous pas honteux de braire ainsi au milieu de la rue ? Allons, venez !

— Dieu te bénisse, cher enfant, pour le respect que tu as conservé à un infâme, — oui, à un vieillard déshonoré, ton père… puisses-tu avoir un fils qui te ressemble… le roi de Rome… Oh ! « malédiction sur cette maison ! »

— Mais qu’est-ce qui se passe donc ici ? s’écria Kolia pris d’impatience. — Qu’est-ce qui est arrivé ? Pourquoi ne voulez-vous pas revenir maintenant à la maison ? Avez-vous perdu l’esprit ?

— Je vais t’expliquer, tu sauras tout… je vais tout te dire ; ne crie pas, on peut nous entendre… Le roi de Rome… Oh ! que je me sens triste !

« Niania, où est ta tombe ? »

Qui a prononcé cette parole, Kolia ?

— Je ne sais pas qui, je ne sais pas ! Retournons tout de suite à la maison, tout de suite ! Je casserai les os à Ganka, s’il le faut… Mais où allez-vous encore ?

Mais le général ne voulait rien entendre et entraînait son fils vers le perron d’une maison voisine.

— Où allez-vous ? Ce n’est pas là que nous demeurons.

Le vieillard s’assit sur le perron ; il tenait toujours Kolia par le bras et s’efforçait de l’attirer plus près de lui.

— Baisse-toi, baisse-toi ! balbutiait-il ; — je vais tout te dire… baisse-toi… approche ta tête, je te dirai cela à l’oreille…

— Mais qu’est-ce que vous avez ? fit Kolia effrayé ; pourtant il obéit.

Le roi de Rome… balbutia le général, qui paraissait tout tremblant.

— Quoi ?… Et qu’est-ce que vous avez à toujours parler du roi de Rome ?… Eh bien ?

— Je… je… reprit à voix basse le général en se cramponnant de plus en plus fort à l’épaule de son fils, — je… veux… je te… tout, Marie, Marie… Pétrovna Sou-sou-sou…

Kolia se dégagea, saisit lui-même son père par les épaules, et le regarda d’un air affolé. Le vieillard était pourpre, ses lèvres se violaçaient, de légères convulsions crispaient son visage. Tout à coup il se pencha et commença à s’affaisser doucement sur le bras de Kolia.

Celui-ci comprit enfin ce qu’il en était.

— Il a une attaque d’apoplexie ! cria-t-il d’une voix qui retentit dans toute la rue.


  1. Les phrases soulignées dans ce chapitre sont en français dans le texte.
  2. Enfant noble.
  3. Expression russe qui répond à notre locution française : être en plan.