L’Idiot/IV/Chapitre 5

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 250-273).

V

Les renseignements recueillis par Barbara Ardalionovna concernant le futur mariage du prince avec Aglaé Épantchine étaient un peu moins précis qu’elle ne l’avait dit à son frère. Peut-être, en femme perspicace qu’elle était, avait-elle deviné ce qui devait arriver dans un avenir prochain ; peut-être, désolée de l’évanouissement d’un rêve, auquel, du reste, elle-même n’avait jamais cru, s’était-elle plu, par un sentiment bien humain, à exagérer ce malheur pour ajouter encore au chagrin d’un frère d’ailleurs sincèrement aimé. En tout cas, elle ne pouvait avoir appris des nouvelles si positives en causant avec les demoiselles Épantchine : des allusions, des demi-mots, des paroles et des silences également énigmatiques, voilà tout ce qui avait été offert en pâture à la curiosité de la visiteuse. Mais peut-être aussi que les sœurs d’Aglaé avaient aventuré quelque propos exprès pour faire parler Barbara Ardalionovna, ou, enfin, qu’elles n’avaient pas voulu se refuser la satisfaction féminine de tourmenter un peu leur amie d’enfance : il est probable qu’elles avaient fini par se douter du but poursuivi par Varia dans ses incessantes visites.

D’un autre côté, en assurant à Lébédeff qu’il n’avait rien du tout à lui communiquer et qu’aucun changement ne s’était produit dans son existence, le prince assurément ne mentait pas, mais peut-être se trompait-il un peu. Le fait est que, pour tout le monde, il s’était passé quelque chose de fort étrange : sans que rien de nouveau fût arrivé, la situation s’était grandement modifiée. Avec son sûr instinct de femme, Barbara Ardalionovna avait découvert la vérité.

Comment tous les membres de la famille Épantchine acquirent soudain la conviction qu’il était survenu un événement capital pour Aglaé et que son sort allait se décider, — c’est ce que nous expliquerions très-difficilement. Mais dès que cette idée fut entrée dans les esprits, tous prétendirent l’avoir toujours eue : il y avait beaux jours qu’ils s’étaient aperçus de tout cela, la chose était claire pour eux depuis longtemps, depuis le « chevalier pauvre », et même avant, mais ils ne voulaient pas croire alors à une pareille absurdité. Ainsi parlaient Alexandra et Adélaïde ; bien entendu, Élisabeth Prokofievna renchérissait sur ses filles : elle avait tout prévu, tout deviné avant tous les autres, il y avait déjà longtemps que « son cœur était malade » ; que cette assertion fût vraie ou fausse pour le passé, à présent, du moins, l’idée du prince était devenue insupportable à la générale, parce qu’elle lui faisait perdre la tête. Ici surgissait une question qui exigeait une réponse immédiate, et non-seulement la pauvre Élisabeth Prokofievna ne pouvait pas la résoudre, mais, quelques efforts qu’elle fit, elle ne parvenait même pas à la poser devant elle avec une entière netteté. Le point à décider était délicat : « Le prince est-il, oui ou non, un parti avantageux ? Tout cela est-il bon ou mauvais ? Si c’est mauvais (et on n’en peut douter), pourquoi est-ce mauvais ? Et si c’est bon (chose possible aussi), pourquoi est-ce bon ? » Quant à Ivan Fédorovitch, naturellement il commença par s’étonner, mais ensuite il avoua tout à coup que « vraiment, lui-même avait cru aussi remarquer quelque chose de ce genre tous ces temps-ci… » Un regard sévère de son épouse lui ferma la bouche, mais, le soir, lorsqu’il se retrouva de nouveau en tête-à-tête avec Élisabeth Prokofievna, le père de famille, mis encore une fois dans la nécessité de parler, exprima soudain et avec une certaine assurance quelques idées assez inattendues : « Au fond, qu’est-ce qu’il y a ?… » (Silence). « Sans doute tout cela est fort étrange, si toutefois c’est vrai, ce que je ne conteste pas, mais… » (Nouveau silence). « Et, d’un autre côté, à considérer franchement les choses, le prince, en vérité, est un très-brave garçon, et… et… eh bien, enfin, il a un nom, un nom qui est le nôtre ; nous aurons l’air de relever, pour ainsi dire, notre nom de famille abaissé aujourd’hui, aux yeux du monde, s’entend, en se plaçant au point de vue mondain, car, sans doute, le monde… le monde est le monde ; mais, après tout, le prince n’est pas non plus sans fortune, en supposant même qu’il ne soit pas fort riche. Il a quelque chose et… et… et… » (cette fois, le général se tut définitivement). Après avoir entendu son mari, Élisabeth Prokofievna entra dans une violente colère.

Suivant elle, tout ce qui avait eu lieu était « une sottise impardonnable, criminelle même, un tableau fantastique, bête et absurde. Ce princillon était d’abord un malade atteint d’idiotisme, ensuite un imbécile ; il n’avait ni connaissance du monde, ni place dans la société : à qui le montrer, où le caser ? Il était démocrate comme il n’est pas permis de l’être, il ne possédait pas même le plus petit tchin, et… et… que dirait la vieille Biélokonsky ? Et puis, était-ce un pareil mari que nous rêvions pour Aglaé ? » Ce dernier argument était, comme de juste, le principal. Le cœur de la mère saignait à cette pensée, mais en même temps dans son for intérieur une voix secrète lui disait : « Que manque-t-il donc au prince pour être un parti acceptable ? Et ce qui tracassait le plus Élisabeth Prokofievna, c’étaient ces objections qu’elle trouvait au fond d’elle-même.

La perspective d’avoir le prince pour beau-frère ne déplaisait pas aux sœurs d’Aglaé ; ce projet de mariage ne leur paraissait même pas trop étrange, et, pour un peu, elles l’auraient appuyé, mais les deux jeunes filles avaient résolu de se taire. On savait par expérience dans la famille que plus Élisabeth Prokofievna se montrait hostile à une idée, plus il y avait lieu de supposer qu’au fond elle était déjà acquise à cette idée. Du reste, Alexandra Ivanovna fut bientôt mise en demeure de rompre le silence. Sa mère, qui depuis longtemps avait pris l’habitude de la consulter, l’appelait sans cesse à présent pour lui demander le secours de ses lumières et surtout pour interroger ses souvenirs par des questions de ce genre : « Comment donc tout cela était-il arrivé ? Comment personne ne l’avait-il su ? Pourquoi alors n’avait-on rien dit ? Que signifiait ce vilain « chevalier pauvre » ? Pourquoi elle seule, Élisabeth Prokofievna, avait-elle la charge de toutes les préoccupations, de tous les soucis domestiques, tandis que les autres ne faisaient que bayer aux corneilles ? » etc., etc. Alexandra Ivanovna se tint d’abord sur la réserve et se borna à dire qu’elle pensait, comme son père, que le mariage du prince Muichkine avec une des demoiselles Épantchine ne laisserait rien à désirer au point de vue des convenances mondaines. Peu à peu la jeune fille s’échauffa, elle en vint même à soutenir que le prince n’était nullement un imbécile et ne l’avait jamais été : quant à ce fait qu’il n’avait pas de situation officielle, c’était encore une question de savoir si, d’ici à quelques années, chez nous en Russie, l’importance d’un homme ne se mesurerait pas sur autre chose que sur sa position dans le service. À quoi la maman répondit aussitôt en traitant Alexandra de « libre penseuse » et en fulminant de nouveaux anathèmes contre cette « maudite question des femmes », cause de tout le mal. Une demi-heure après, elle se rendit à la ville et de là à Kamennii Ostroff pour y voir la princesse Biélokonsky, qui justement se trouvait alors de passage à Pétersbourg. Cette dame était la marraine d’Aglaé.

Elle écouta les confidences fiévreuses et désespérées d’Élisabeth Prokofievna sans se laisser aucunement émouvoir par les larmes de la malheureuse mère ; elle la considérait même d’un air moqueur. C’était une femme terriblement despotique que la « vieille » Biélokonsky ; elle n’oubliait jamais son rang, même avec ses plus anciennes amies ; parce que, trente-cinq ans auparavant, elle s’était intéressée à Élisabeth Prokofievna, elle la traitait toujours en « protégée » et ne pouvait lui pardonner son indépendance de caractère. La princesse observa notamment que la visiteuse et les siens « avaient probablement grossi les choses, selon leur invariable habitude, et fait un éléphant d’une mouche ; de ce qu’elle venait d’entendre ne résultait pas pour elle la conviction qu’il s’était passé chez eux quelque chose de sérieux ; ne valait-il pas mieux attendre et laisser venir les événements ? Le prince, à son avis, était un jeune homme comme il faut, mais malade, bizarre et fort insignifiant. Le pire, c’était qu’au vu et au su de tout le monde il entretenait une maîtresse. » Élisabeth Prokofievna comprit très-bien que la princesse Biélokonsky était un peu fâchée de l’insuccès d’Eugène Pavlovitch qu’elle-même avait présenté aux Épantchine. La générale revint à Pavlovsk encore plus irritée qu’elle ne l’était en partant pour Pétersbourg, et tout d’abord elle se mit à invectiver son entourage : « Vous avez perdu l’esprit ; décidément les choses ne se font ainsi nulle part, cela ne se voit que chez nous ; pourquoi s’est-on tant pressé ? Qu’est-ce qui est arrivé ? J’ai beau examiner, je ne trouve rien qui m’autorise à penser que quelque chose est arrivé ! Attendez, laissez venir les événements ! Qu’importe ce qu’Ivan Fédorovitch a cru remarquer ! Est-ce qu’il faut faire un éléphant d’une mouche ? » etc., etc.

La conséquence était qu’il fallait se calmer, envisager froidement les choses et attendre. Mais, hélas ! le calme ne dura pas dix minutes, et la générale recommença à s’inquiéter dès qu’elle eut appris ce qui s’était passé en son absence. (On se rappelle que le prince était allé chez les Épantchine à minuit, croyant qu’il était neuf heures ; ce fut le lendemain de cette étrange visite qu’Élisabeth Prokofievna se rendit à Kamennii Ostroff.) Les sœurs d’Aglaé répondirent d’une façon très-détaillée aux questions impatientes de leur maman : « Il n’est rien arrivé du tout, le prince est venu, Aglaé a fait longtemps désirer sa présence et ne s’est montrée qu’au bout d’une demi-heure ; sa première parole en entrant a été pour proposer au prince de jouer aux échecs ; il n’entend rien à ce jeu et Aglaé l’a battu tout de suite, ce dont elle a été fort contente ; elle a fait honte au prince de son ignorance et s’est tellement moquée de lui qu’il faisait peine à voir. Ensuite elle lui a proposé de jouer aux cartes, aux douraki ; mais alors les choses ont pris une autre tournure : aux douraki le prince s’est révélé de première force, il a joué comme… comme un maître. C’est en vain qu’Aglaé s’est mise à tricher effrontément, cela ne l’a pas empêchée de perdre coup sur coup toutes les parties, — cinq de suite. Furieuse au point de ne plus se connaître, elle a décoché au prince une foule de mots si désagréables et si blessants qu’il a cessé de rire ; il est devenu tout pâle lorsque finalement elle lui a dit : « Je ne mettrai plus le pied dans cette chambre aussi longtemps que vous y serez ; c’est même de l’impudence de votre part que de venir chez nous, et à minuit encore, après tout ce qui est arrivé. » Là-dessus, elle est sortie en fermant violemment la porte sur elle. Le prince est parti avec une figure d’enterrement, malgré tous nos efforts pour le consoler. Il nous avait quittées depuis un quart d’heure quand Aglaé est accourue sur la terrasse et cela si précipitamment qu’elle n’avait pas même pris le temps d’essuyer ses yeux où l’on voyait encore des traces de larmes ; elle se hâtait ainsi parce que Kolia était arrivé porteur d’un hérisson. Nous nous mîmes toutes à examiner l’animal. En réponse à nos questions, Kolia nous apprit que le hérisson n’était pas à lui, et qu’il avait laissé dans la rue un de ses camarades, un autre gymnasiste, Kostia Lébédeff ; ce dernier l’attendait à la porte, il n’avait pas osé entrer parce qu’il portait une hache ; ils venaient d’acheter le hérisson et la hache à un moujik qu’ils avaient rencontré sur leur chemin ; le moujik avait offert de leur vendre le hérisson et ils le lui avaient payé cinquante kopeks ; quant à la hache, ils l’avaient trouvée si belle qu’ils s’étaient décidés d’eux-mêmes à en faire l’acquisition. Après avoir entendu ce récit, Aglaé insista vivement pour que Kolia lui vendît immédiatement le hérisson ; voulant l’amadouer, elle en vint à l’appeler « cher Kolia ». Il refusa longtemps, à la fin il n’y put tenir et alla chercher Kostia Lébédeff ; celui-ci arriva effectivement avec une hache, aussi était-il fort confus. Mais on découvrit alors que le hérisson ne leur appartenait pas : c’était la propriété d’un de leurs camarades, un certain Pétroff, lequel leur avait remis des fonds pour qu’ils lui achetassent l’Histoire de Schlosser, dont voulait se défaire un quatrième gymnasiste obligé en ce moment de battre monnaie avec ses livres. Kolia et Kostia se disposaient à faire cette emplette pour le compte de leur ami, quand le hasard avait mis sous leurs yeux ce hérisson et ils n’avaient pas pu s’empêcher de l’acheter ; à présent ils rapportaient donc à Pétroff le hérisson et la hache qu’ils avaient achetés avec son argent à la place de l’Histoire de Schlosser. Mais les instances d’Aglaé furent telles qu’ils consentirent enfin à lui vendre l’animal. Une fois qu’elle l’eut en sa possession, elle le déposa, avec l’aide de Kolia, dans une corbeille de jonc et mit une serviette par-dessus, ensuite elle dit à Kolia : « Allez tout de suite chez le prince, remettez-lui ce hérisson et priez-le de ma part de l’accepter comme marque de ma profonde estime. » Kolia promit joyeusement qu’il s’acquitterait sans retard de cette commission, mais il demanda des éclaircissements : « Que signifie le hérisson ? Qu’est-ce que veut dire un pareil cadeau ? » Aglaé lui répondit que ce n’était pas son affaire. « Je suis sûr, reprit-il, — que ce présent a un sens allégorique. » Aglaé, fâchée, lui déclara tout net qu’il était un moutard et rien de plus. « Si je ne respectais pas en vous la femme, répliqua aussitôt Kolia, — et si, en outre, je n’étais pas retenu par le respect de mes principes, je vous prouverais immédiatement que je sais répondre à une pareille insulte. » Mais, au bout du compte, Kolia partit, enchanté, avec le hérisson, et Kostia Lébédeff le suivit. La colère d’Aglaé se dissipa vite ; voyant que Kolia agitait trop violemment la corbeille qui contenait le hérisson elle lui cria de la terrasse, comme si elle ne venait pas d’avoir une querelle avec lui : « Je vous en prie, cher Kolia, prenez garde de le laisser tomber ! » Kolia ne parut pas non plus lui avoir gardé rancune, car il s’arrêta et répondit avec le plus grand empressement : « Non, je ne le laisserai pas tomber, Aglaé Ivanovna, n’ayez pas peur ! » après quoi, il reprit sa course. Aglaé éclata de rire, et, fort contente, remonta vivement dans sa chambre. Pendant tout le reste de la journée sa gaieté ne s’est pas démentie. »

Ces nouvelles bouleversèrent Élisabeth Prokofievna ; le hérisson surtout la rendit perplexe. Que signifiait ce hérisson ? Qu’y avait-il là-dessous ? C’était un signe convenu, n’est-ce pas ? Un télégramme ? Le pauvre Ivan Fédorovitch, qui, par hasard, se trouvait là lorsque sa femme posait anxieusement ces questions, ne fit par sa réponse que verser de l’huile sur le feu. Selon lui, il n’y avait pas ombre de télégramme dans cet envoi, le hérisson était tout bonnement un hérisson, et, s’il signifiait quelque chose, ce ne pouvait être qu’amitié, oubli des injures, réconciliation ; bref tout cela n’était qu’une gaminerie, au demeurant innocente et pardonnable.

Nous noterons entre parenthèses que le général avait deviné juste. Rentré chez lui après s’être vu bafoué et mis à la porte par Aglaé, le prince était depuis une demi-heure plongé dans le plus sombre désespoir lorsque Kolia arriva tout à coup avec le hérisson. Aussitôt les nuages se dissipèrent, le prince fut comme ressuscité d’entre les morts ; il interrogeait Kolia, buvait avidement chaque parole de son jeune ami, lui faisait répéter dix fois les mêmes choses, riait comme un enfant et serrait à chaque instant les mains des deux gymnasistes qui riaient aussi en le regardant avec leurs yeux clairs. Ainsi Aglaé pardonnait et le prince pouvait retourner chez elle ce soir même ; or cela, pour lui, ce n’était pas seulement le principal, c’était tout !

— Que nous sommes encore enfants, Kolia ! et… et… que c’est bon d’être enfant ! s’écria-t-il enfin dans sa joyeuse ivresse.

— Elle est tout simplement amoureuse de vous, prince, rien de plus ! répondit avec autorité Kolia.

Le prince rougit, et, cette fois, ne prononça pas un mot. Kolia frappa dans ses mains en riant ; au bout d’un instant, le prince se mit à rire aussi, mais ensuite le temps lui parut fort long jusqu’au soir ; de cinq minutes en cinq minutes il regardait sa montre.

Cependant l’agitation d’Élisabeth Prokofievna ne faisait que s’accroître ; quoi que pussent lui dire son mari et ses filles, elle envoya chercher Aglaé, voulant lui poser une dernière question et obtenir d’elle une réponse nette, péremptoire, « pour en finir d’un coup avec tout cela et n’avoir plus jamais à y revenir ! » « Autrement, ajouta-t-elle, — je ne vivrai pas jusqu’au soir ! » Alors seulement la famille Épantchine s’aperçut des proportions absurdes que l’incident avait prises. Aglaé feignit l’étonnement, s’indigna, ricana, mais, sauf des railleries à l’adresse du prince et de tous ceux qui la questionnaient, — on ne put rien tirer d’elle. Élisabeth Prokofievna se mit au lit et ne quitta sa chambre qu’à l’heure du thé, au moment où le prince allait arriver. Elle attendit ce dernier en tremblant, et, lorsqu’il parut, elle faillit avoir une attaque de nerfs.

De son côté, le prince fit son entrée timidement, presque à tâtons ; avec un sourire étrange sur les lèvres, il examinait en plein visage toutes les personnes présentes et semblait leur demander pourquoi Aglaé n’était pas dans la chambre ; il avait tout de suite remarqué l’absence de la jeune fille et cette circonstance l’inquiétait. La société ne se composait, ce soir-là, que des membres de la famille. Le prince Chtch… était encore à Pétersbourg, où il avait à s’occuper de certaines affaires par suite du décès de Kapiton Alexiévitch (l’oncle d’Eugène Pavlovitch). « Que n’est-il ici ! il dirait quelque chose », pensait tristement Élisabeth Prokofievna. Ivan Fédorovitch paraissait extrêmement soucieux ; Alexandra et Adélaïde étaient sérieuses, on aurait dit qu’elles gardaient exprès le silence. La maîtresse de la maison ne savait de quoi parler. À la fin, elle fit de but en blanc une charge à fond contre les chemins de fer, et regarda le visiteur d’un air de défi.

Hélas ! l’absence d’Aglaé enlevait au prince tous ses moyens et il avait presque perdu la tête. D’une voix mal assurée il commença une phrase sur l’utilité des chemins de fer, mais Adélaïde s’étant soudain mise à rire, il se troubla de nouveau. Dans ce même instant, Aglaé entra calme et grave ; après avoir cérémonieusement rendu au visiteur le salut qu’elle avait reçu de lui, elle alla s’asseoir non sans solennité à la place la plus en vue près de la table ronde, puis elle fixa sur le prince un regard interrogateur. Chacun comprit qu’une explication décisive était imminente.

— Vous avez reçu mon hérisson ? demanda-t-elle d’un ton ferme et presque irrité.

Le prince se sentit défaillir.

— Oui, répondit-il en rougissant.

— Dites tout de suite ce que vous pensez de cela. C’est nécessaire pour la tranquillité de maman et de toute notre famille.

— Écoute un peu, Aglaé… fit brusquement le général pris d’inquiétude.

— Cela, cela passe toutes les bornes ! s’écria dans son saisissement Élisabeth Prokofievna.

— Que parlez-vous de bornes, maman ? Il ne s’agit pas de cela ! répliqua vivement la jeune fille. — J’ai envoyé aujourd’hui un hérisson au prince et je désire connaître sa pensée. Eh bien, prince ?

— C’est-à-dire, quelle pensée, Aglaé Ivanovna ?

— Sur le hérisson ?

— Permettez… je suppose, Aglaé Ivanovna, que vous voulez savoir comment j’ai reçu… le hérisson… ou, pour mieux dire, comment j’ai envisagé… cet envoi… d’un hérisson, c’est-à-dire… en ce cas, je pense qu’en un mot…

Il étouffait et ne put continuer.

— Eh bien, vous n’avez pas dit grand’chose, reprit Aglaé après avoir attendu cinq secondes. — Soit, je consens à laisser là le hérisson ; mais je suis bien aise de pouvoir en finir une bonne fois avec tous les malentendus au milieu desquels nous nous débattons. Permettez-moi d’apprendre enfin personnellement et de votre propre bouche si, oui ou non, vous me recherchez en mariage.

— Ah, Seigneur ! laissa échapper Élisabeth Prokofievna.

Le prince frissonna et recula d’un pas. Ivan Fédorovitch resta comme pétrifié ; Alexandra et Adélaïde froncèrent le sourcil.

— Ne mentez pas, prince, dites la vérité. On me fait subir à propos de vous des interrogatoires étranges ; les questions dont on me harcèle ont-elles quelque raison d’être ? Eh bien ?

— Je ne vous ai pas demandée en mariage, Aglaé Ivanovna, dit le prince en s’animant tout à coup, — mais… vous savez vous-même que je vous aime et que je crois en vous… même maintenant…

— Ma question était celle-ci : Demandez-vous ma main, oui ou non ?

— Je la demande, répondit-il plus mort que vif.

Ces mots causèrent une sensation profonde et générale.

— Ce n’est pas comme cela, chère amie, observa Ivan Fédorovitch fort agité, — c’est… c’est presque impossible, si c’est ainsi, Glacha… Excusez, prince, excusez, mon cher !…

Puis il appela sa femme à son secours :

— Élisabeth Prokofievna ! il faudrait… approfondir…

— Je refuse, je refuse ! vociféra-t-elle avec un geste de violente répugnance.

— Souffrez, maman, que je dise aussi mon mot ; dans cette affaire, me semble-t-il, je puis bien avoir voix au chapitre : l’instant présent est capital dans mon existence (telles furent les expressions mêmes d’Aglaé), et je tiens à m’édifier personnellement ; du reste, je suis bien aise que tout le monde soit témoin… Permettez-moi donc de vous adresser une question, prince : si vous « nourrissez de telles intentions », avec quoi comptez-vous assurer mon bonheur ?

— Je ne sais, en vérité, comment vous répondre, Aglaé Ivanovna ; ici… ici que répondre ? Et puis… est-ce nécessaire ?

— Vous êtes troublé, paraît-il, vous respirez difficilement ; reposez-vous un peu et reprenez vos esprits ; buvez un verre d’eau ; du reste, on va vous donner du thé.

— Je vous aime, Aglaé Ivanovna, je vous aime beaucoup ; je n’aime que vous, et… ne plaisantez pas, je vous prie, je vous aime beaucoup.

— Mais pourtant c’est une affaire grave, nous ne sommes pas des enfants, et il faut considérer la chose au point de vue positif… Veuillez me dire maintenant en quoi consiste votre fortune.

— Eh bien, eh bien, eh bien, Aglaé ! À quoi penses-tu ? Ce n’est pas ainsi, ce n’est pas ainsi… marmotta le général épouvanté.

— C’est une honte ! grommela Élisabeth Prokofievna assez haut pour être entendue.

— Elle est folle ! murmura Alexandra.

— Ma fortune… vous voulez dire, mon argent ? demanda le prince étonné.

— Précisément.

— J’ai… j’ai à présent cent trente-cinq mille roubles, balbutia-t-il, tandis que son visage se couvrait de rougeur.

Aglaé n’essaya pas de cacher le désappointement que lui causait cette réponse.

— Seulement ? reprit-elle à haute voix et sans rougir le moins du monde : — du reste, cela ne fait rien, surtout si l’on y va avec économie… Vous avez l’intention de servir ?

— Je voulais passer l’examen de précepteur…

— C’est une excellente idée ; sans doute, cela augmentera nos ressources. Vous avez en vue de devenir gentilhomme de la chambre ?

— Gentilhomme de la chambre ? Je n’y ai jamais pensé, mais…

C’en était trop : Adélaïde et Alexandra se tordirent. Depuis longtemps déjà, la première avait remarqué que le visage d’Aglaé se plissait comme quand on lutte contre une envie de rire comprimée à grand’peine. En voyant ses sœurs s’esclaffer, Aglaé voulut prendre un air menaçant, mais son sérieux d’emprunt ne dura pas une seconde, elle-même n’y put tenir et s’abandonna soudain à une hilarité folle, presque hystérique ; à la fin elle se leva d’un bond et s’élança hors de la chambre.

— Je savais bien que ce n’était qu’une plaisanterie et rien de plus ! cria Adélaïde : — il n’y a eu là qu’un jeu depuis le commencement, depuis le hérisson.

— Non, voila, je ne permets pas cela, je ne le permets pas ! proféra avec colère Élisabeth Prokofievna, et elle se précipita aussitôt sur les pas d’Aglaé. Alexandra et Adélaïde s’empressèrent de la suivre. Il ne resta dans la chambre que le prince et le général.

— C’est… c’est… pouvais-tu t’imaginer quelque chose de pareil, Léon Nikolaïtch ? fit brusquement le père de famille qui, à coup sûr, ne se rendait pas bien compte lui-même de ce qu’il voulait dire, — non, sérieusement, sérieusement ?

— Je vois qu’Aglaé Ivanovna s’est moquée de moi, répondit tristement le prince.

— Attends un peu, mon ami ; je vais m’en aller, mais toi, attends une minute… parce que… toi, du moins, Léon Nikolaïtch, explique-moi comment tout cela est arrivé et ce que tout cela signifie, dans son ensemble, pour ainsi dire. Conviens-en toi-même, mon ami, je suis père ; mais tout père que je suis, je n’y comprends rien ; ainsi, toi, du moins, explique-moi…

— J’aime Aglaé Ivanovna ; elle le sait et… je crois qu’elle le sait depuis longtemps.

Le général haussa les épaules.

— C’est étrange, étrange… et tu l’aimes beaucoup ?

— Je l’aime beaucoup.

— C’est étrange, tout cela m’étonne. C’est-à-dire que la surprise est telle pour moi que… Vois-tu, cher, je ne parle pas de la fortune (pourtant je te croyais plus riche), mais… pour moi le bonheur de ma fille… enfin… es-tu capable, pour ainsi dire, de faire ce… bonheur ? Et… et… qu’est-ce que c’est que cela ? Une plaisanterie de sa part ou bien une chose sérieuse ? Je ne dis pas de ton côté, mais du sien ?

Derrière la porte retentit la voix d’Alexandra appelant son père.

— Attends, mon ami, attends ! Attends et réfléchis, j’arrive tout de suite… dit-il, et, avec une précipitation presque inquiète, il accourut à l’appel d’Alexandra.

Il trouva sa femme et sa fille pleurant dans les bras l’une de l’autre. C’étaient des larmes de bonheur, d’attendrissement et de réconciliation. Aglaé baisait les mains, les joues, les lèvres de sa mère ; toutes deux se tenaient étroitement enlacées.

— Eh bien, regarde-la, Ivan Fédorovitch, la voilà maintenant tout entière ! dit Élisabeth Prokofievna.

Aglaé releva sa tête jusqu’alors appuyée contre la poitrine de sa maman et, avec un bruyant éclat de rire, tourna vers le papa sa petite figure heureuse bien qu’encore humide de larmes ; puis elle courut auprès du général, le serra avec force dans ses bras et lui prodigua les baisers ; après quoi, la jeune fille revint cacher son visage dans le sein maternel, et se mit de nouveau à pleurer. Élisabeth Prokofievna ramena sur elle le bout de son châle.

— Eh bien, tu nous en fais de belles, cruelle fillette que tu es ! dit la mère, mais cette parole de reproche fut prononcée d’un ton joyeux, la générale semblait soulagée tout à coup d’un pesant fardeau.

— Cruelle ! oui, cruelle ! reconnut aussitôt Aglaé. — Je suis une vilaine, une enfant gâtée ! Dites-le à papa. Ah ! mais il est ici. Papa, vous êtes ici ? Écoutez ! ajouta-t-elle en riant à travers ses larmes.

Rayonnant de bonheur, Ivan Fédorovitch baisa la main de sa fille qui le laissa faire.

— Chère amie, mon idole ! s’écria-t-il ; — ainsi tu aimes ce… jeune homme ?

À ces mots, Aglaé releva brusquement la tête.

— Non, non, non ! Je ne puis souffrir… votre jeune homme, je ne puis le souffrir ! répliqua-t-elle avec une violence inattendue, — et si vous osez encore une fois, papa… je vous parle sérieusement ; vous entendez : je parle sérieusement !

Le fait est qu’elle n’avait pas l’air de plaisanter : son visage s’était empourpré et ses yeux étincelaient. Le papa eut peur, mais Élisabeth Prokofievna lui fit un signe derrière Aglaé et il comprit ce que voulait dire ce geste : « Ne la questionne pas. »

— S’il en est ainsi, mon ange, c’est comme tu veux, tu es libre ; il attend là tout seul, ne faudrait-il pas lui faire entendre délicatement qu’il doit s’en aller ?

À son tour le général cligna de l’œil à sa femme.

— Non, non, c’est inutile ; la « délicatesse » surtout est de trop ici ; retournez vous-mêmes près de lui, je viendrai ensuite, aussitôt après vous. Je veux demander pardon à ce… jeune homme, car je l’ai offensé.

— Tu l’as même offensé gravement, observa d’un ton sérieux Ivan Fédorovitch.

— Eh bien, par conséquent… non, il vaut mieux que vous restiez tous ici et que je me présente d’abord seule, mais sitôt que je serai entrée, vous arriverez ; cela vaut mieux ainsi.

Elle alla jusqu’à la porte, puis tout à coup revint sur ses pas :

— Je vais me mettre à rire ! Je crèverai de rire ! dit-elle tristement.

Mais au même instant elle tourna sur ses talons et courut retrouver le prince.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est que cela ? Qu’en penses-tu ? se hâta de demander Ivan Fédorovitch.

— Je n’ose même pas le dire, répondit avec non moins d’empressement Élisabeth Prokofievna, — mais, à mon avis, c’est clair.

— Selon moi aussi, c’est clair. Clair comme le jour. Elle aime.

— Ce n’est pas assez dire, elle est éperdument éprise, ajouta Alexandra Ivanovna, — mais de qui ?

— Que Dieu la bénisse, puisque telle est sa destinée ! reprit Élisabeth Prokofievna, et elle fit pieusement le signe de la croix.

— C’est sa destinée, cela est évident, acquiesça le général, — et on n’échappe pas à sa destinée !

Là-dessus, tous se rendirent au salon où les attendait une nouvelle surprise.

Ce fut avec une sorte de timidité et non en éclatant de rire, comme elle l’avait craint, qu’Aglaé s’approcha du prince.

— Pardonnez à une enfant gâtée, à une fille bête et mauvaise, commença-t-elle en lui prenant la main, — et soyez sûr que tous nous vous estimons énormément. Si je me suis permis de tourner en ridicule votre belle… votre bonne ingénuité, ne considérez cela que comme une gaminerie d’enfant ; pardonnez-moi d’avoir insisté sur une sottise qui, sans doute, ne peut avoir la moindre conséquence… acheva-t-elle d’un ton particulièrement significatif.

Le père, la mère et les sœurs arrivèrent au salon à temps pour voir et entendre tout cela ; chacun fut frappé de la phrase : « une sottise qui ne peut avoir la moindre conséquence », on remarqua plus encore le sérieux d’Aglaé pendant qu’elle prononçait ces mots. Tous les membres de la famille se regardèrent les uns les autres, comme pour se demander l’explication de cette parole ; mais le prince était aux anges, il ne semblait pas avoir compris ce que la jeune fille venait de dire.

— Pourquoi parlez-vous ainsi ? balbutia-t-il. — Pourquoi… demandez-vous… pardon…

Il voulait dire que ce n’était pas la peine de lui demander pardon. Nous ne jurerions pas qu’il n’eût point remarqué, lui aussi, la phrase significative d’Aglaé, mais peut-être, en homme étrange qu’il était, se réjouissait-il de ce qui aurait dû le désoler. Quoi qu’il en soit, une chose certaine, c’est qu’il se sentait au comble du bonheur par ce fait seul qu’il pouvait encore aller voir Aglaé, qu’on lui permettait de lui parler, de s’asseoir à côté d’elle, de se promener avec elle, et — qui sait ? — peut-être se serait-il contenté de cela toute sa vie ! (Selon toute apparence, cette passion si peu exigeante contribuait aussi à inquiéter secrètement Élisabeth Prokofievna ; elle avait deviné dans le prince un amoureux platonique : il y avait bien des choses que la générale appréhendait in petto, sans pouvoir formuler ses craintes.)

On se ferait difficilement une idée de l’animation et de l’entrain du prince pendant cette soirée. Sa gaieté était telle qu’en le regardant on devenait gai soi-même, — ainsi s’exprimèrent plus tard les sœurs d’Aglaé. Il se montra très-causeur, ce qui ne lui était plus jamais arrivé depuis le jour où, six mois auparavant, avait eu lieu sa première visite chez les Épantchine. Après son retour à Pétersbourg, Muichkine avait pris pour règle de garder le silence et, tout dernièrement, devant tout le monde, il s’était échappé à dire au prince Chtch… qu’il devait se taire, parce qu’il n’avait pas le droit de discréditer une idée en s’en faisant l’interprète. Cette fois il parla presque seul durant toute la soirée, il raconta beaucoup de choses, aux questions qu’on lui posa il répondit nettement, avec joie, et d’une façon détaillée. Du reste, ses paroles ne ressemblaient en rien à des propos galants ; toutes avaient trait à des sujets sérieux, parfois élevés. Le prince exposa quelques vues qui lui étaient propres, quelques observations faites par lui ; tout cela aurait même été ridicule, si ce n’avait pas été « si bien dit » ; telle fut, du moins, l’opinion émise après la soirée par tous les auditeurs. Le général aimait les conversations sérieuses, pourtant lui et sa femme trouvaient dans leur for intérieur que c’était trop savant ; aussi, vers la fin, devinrent-ils moroses. Mais, avant de prendre congé, le visiteur raconta plusieurs anecdotes très-comiques, et cela en riant lui-même de si bon cœur que les autres rirent aussi, — moins de ses anecdotes que de sa gaieté. Quant à Aglaé, à peine prononça-t-elle un mot de toute la soirée ; en revanche elle prêtait une attention soutenue aux paroles de Léon Nikolaïévitch, ou, pour mieux dire, elle l’observait plus encore qu’elle ne l’écoutait.

— Elle le regarde tout le temps, elle ne le quitte pas des yeux, dit ensuite Élisabeth Prokofievna à son mari, — tant qu’il parle, elle reste suspendue à ses lèvres, elle recueille le moindre mot qui sort de sa bouche, et si on lui dit qu’elle l’aime, la voilà furieuse !

— Que faire ? La destinée ! répondit avec un haussement d’épaules Ivan Fédorovitch, et longtemps encore il répéta ce petit mot qu’il affectionnait. Ajoutons qu’en sa qualité d’homme positif, le général trouvait aussi beaucoup à redire au présent état des choses ; ce qui le contrariait surtout, c’était le vague de l’affaire, mais, pour le moment, il avait résolu de se taire et d’observer… Élisabeth Prokofievna.

À cette accalmie succédèrent bientôt de nouveaux orages. Dès le lendemain, Aglaé recommença à se quereller avec le prince, et il en fut de même tous les jours suivants. Durant des heures entières, le pauvre amoureux était en butte aux railleries de sa bien-aimée. Parfois, à la vérité, ils passaient une heure en tête-à-tête sous une charmille, dans le petit jardin attenant à la maison, mais on remarquait que, pendant ce temps-là, le prince faisait presque toujours quelque lecture à Aglaé.

— Savez-vous ? l’interrompit-elle un jour qu’il lui lisait le journal, — je me suis aperçue que vous êtes fort ignorant. Si l’on vous demande en quelle année a eu lieu tel événement, ce qu’a fait tel personnage, de quel livre est tirée telle pensée, vous restez bouche béante, ou peu s’en faut. C’est pitoyable.

— Je vous ai dit que je n’ai guère d’instruction, répondit le prince.

— S’il en est ainsi, qu’avez-vous donc ? Comment donc puis-je vous estimer, après cela ? Continuez ; mais non, c’est inutile, cessez de lire.

Et le soir de ce même jour se produisit un petit incident qui parut fort louche à tous les Épantchine. Le prince Chtch… revint de Pétersbourg. Aglaé fut très-aimable avec lui et s’informa longuement d’Eugène Pavlovitch. (Le prince Léon Nikolaïévitch n’était pas encore arrivé.) Tout à coup le prince Chtch… se permit de laisser entendre qu’il y aurait « prochainement du nouveau dans la famille », et fit allusion à une parole qu’Élisabeth Prokofievna avait prononcée par mégarde : « Il faudra peut-être retarder encore le mariage d’Adélaïde, pour que les deux noces soient célébrées en même temps. » Aglaé ne se connut plus en entendant émettre « toutes ces stupides suppositions » ; dans sa colère, elle en vint à dire entre autres choses qu’ « elle n’avait pas encore l’intention de remplacer la maîtresse de personne ».

Ces mots frappèrent tout le monde, mais surtout le père et la mère. Dans une conférence secrète avec son mari, Élisabeth Prokofievna insista pour qu’on mit le prince en demeure de s’expliquer catégoriquement au sujet de Nastasia Philippovna.

Ivan Fédorovitch jura qu’il n’y avait là qu’une « boutade » provenant de la « pudeur » d’Aglaé, et que, si le prince Chtch… n’avait pas parlé mariage, elle n’aurait pas fait cette sortie, car elle-même savait très-bien que tout cela était une calomnie de méchantes gens, pas autre chose, et que Nastasia Philippovna allait épouser Rogojine ; qu’enfin le prince n’avait pas les relations qu’on lui prêtait, et que même, pour dire toute la vérité, il ne les avait jamais eues.

Cependant le prince continuait à goûter un bonheur exempt de toute inquiétude. Oh ! sans doute, il surprenait bien parfois dans les regards d’Aglaé un je ne sais quoi de sombre et d’impatient, mais il croyait plutôt à quelque autre chose et n’attachait aucune importance à cela. Une fois convaincu, il ne pouvait plus être ébranlé dans sa conviction. Peut-être avait-il tort d’être si tranquille ; ainsi, du moins, en jugeait Hippolyte, qui, un jour, le rencontra par hasard dans le parc et l’aborda.

— Eh bien, n’avais-je pas raison, dans le temps, de vous dire que vous étiez amoureux ? commença-t-il.

Le prince lui tendit la main et le complimenta sur sa « bonne mine ». Comme il arrive souvent aux poitrinaires, le malade semblait en effet très-gaillard.

Il avait accosté le prince dans l’intention de lui décocher quelque trait piquant à propos de son air heureux, mais, changeant aussitôt d’idée, il se mit à parler de lui, se répandit en récriminations diffuses et passablement décousues.

— Vous ne sauriez vous imaginer, acheva-t-il, — à quel point tous ces gens-là sont irascibles, mesquins, égoïstes, vaniteux, ordinaires ; le croirez-vous ? ils ne m’avaient pris chez eux qu’à condition que je mourrais le plus tôt possible, et voilà qu’à présent ils ne se possèdent plus de colère parce que je ne meurs pas, et qu’au contraire je vais mieux. Comédie ! Je parie que vous ne me croyez pas ?

Le prince s’abstint de répondre.

— Je pense même parfois à me réinstaller chez vous, poursuivit négligemment Hippolyte. — Ainsi vous ne les croyez pas capables d’offrir l’hospitalité à un homme sous la condition expresse qu’il mourra, et cela dans le plus bref délai possible ?

— Je croyais qu’ils avaient d’autres vues en vous invitant à venir demeurer chez eux.

— Eh ! mais vous êtes loin d’être aussi simple qu’on se plaît à le dire ! À présent je n’ai pas le temps, sans cela je vous révélerais certaines choses concernant ce Ganetchka et ses espérances. Ils vous minent, prince, ils vous minent impitoyablement, et… même cela fait peine de vous voir si tranquille. Mais, hélas ! vous ne pouvez pas être autrement.

— Voilà ce dont vous me plaignez ! observa en riant le prince ; — eh bien, serais-je plus heureux, suivant vous, si j’étais plus inquiet ?

— Mieux vaut être malheureux, mais savoir, qu’être heureux et… dupe. Vous ne croyez pas du tout, paraît-il, à une rivalité… de ce côté-là ?

— Votre mot de rivalité est un peu cynique, Hippolyte ; je regrette de n’avoir pas le droit de vous répondre. Quant à Gabriel Ardalionovitch, convenez-en vous-même, peut-il rester calme après tout ce qu’il a perdu, si toutefois vous connaissez quelque peu ses affaires ? Je crois que c’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour le juger. Il peut encore s’amender, il a de longs jours devant lui, et la vie est une grande école… Mais du reste… du reste, ajouta le prince, qui se troubla tout à coup, — pour ce qui est des mines… je ne comprends même pas à quoi vous faites allusion ; mieux vaut parler d’autre chose, Hippolyte.

— Laissons cela pour le moment ; d’ailleurs, vous ne pouvez pas vous défaire de votre noblesse. Oui, prince, à l’inverse de saint Thomas, vous avez besoin de toucher avec le doigt pour cesser de croire, ha, ha ! Mais vous me méprisez fort à présent, n’est-ce pas ?

— Pourquoi ? Parce que vous avez souffert et souffrez plus que nous ?

— Non, mais parce que je suis indigne de ma souffrance.

— Qui a pu souffrir plus que les autres est, par conséquent, digne de cette souffrance. Quand j’ai lu votre confession à Aglaé Ivanovna, elle a voulu vous voir, mais…

— Elle remet cela à plus tard….. elle ne peut pas….. je comprends, je comprends….. interrompit Hippolyte qui semblait pressé de changer la conversation. — À propos, on dit que vous lui avez lu vous-même à haute voix tout ce galimatias ; cela a été écrit littéralement en état de délire. Et je ne comprends pas à quel point il faut être, — je ne dirai pas cruel (ce serait m’humilier moi-même), mais puérilement vain et rancunier pour me reprocher cette confession et s’en servir comme d’une arme contre moi ! Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas de vous que je parle…

— Mais je regrette que vous désavouiez ce manuscrit, Hippolyte, il est sincère ; sans doute, il s’y trouve pas mal de côtés ridicules (la physionomie du malade se refrogna sensiblement), mais les plus ridicules mêmes sont rachetés par la souffrance, car ces aveux ont été aussi pour vous une souffrance et… peut-être un grand acte de virilité. Vous avez certainement obéi à une inspiration noble dans son principe, quoi qu’on ait pu en penser ce soir-là. Plus j’y songe, plus j’en suis convaincu, je vous le jure. Je ne vous juge pas, je tenais seulement à vous dire mon opinion et je regrette de m’être tu alors…

Hippolyte rougit. Un instant il se demanda si le prince ne cherchait pas à l’enjôler par des compliments hypocrites, mais, en considérant avec attention le visage de son interlocuteur, il reconnut que celui-ci avait parlé en toute sincérité ; sa figure se rasséréna.

— Et voilà, pourtant, il faut mourir ! observa-t-il (« quand on est ce que je suis ! » avait-il envie d’ajouter). — Et imaginez-vous comme votre Ganetchka me tanne ; il s’est avisé de me faire remarquer, par manière d’objection, que peut-être parmi ceux qui ont entendu l’autre jour la lecture de mon manuscrit, trois ou quatre mourront avant moi ! Comment trouvez-vous cela ? Il pense que c’est pour moi une consolation, ha, ha ! D’abord, ils ne sont pas encore morts ; mais quand même ces gens me précéderaient, en effet, dans la tombe, à quoi cela m’avancera-t-il, je vous le demande ? Il me juge d’après lui ; du reste, il est allé plus loin encore, à présent il m’adresse de véritables injures, il dit qu’en pareil cas un homme comme il faut meurt silencieusement, et que, dans tout cela, il n’y a eu de ma part que de l’égoïsme ! Qu’en dites-vous ? Non, c’est chez lui qu’il y en a, de l’égoïsme ! Un égoïsme si raffiné ou, pour mieux dire, si grossier, qu’il s’ignore !… Avez-vous lu, prince, la mort d’un certain Stépan Gléboff[1], au dix-huitième siècle ? Je l’ai lue hier par hasard…

— Quel Stépan Gléboff ?

— Celui qui fut empalé sous le règne de Pierre.

— Ah ! mon Dieu, je sais ! Il resta quinze heures sur le pal et mourut avec un courage extraordinaire ; comment donc, j’ai lu cela… eh bien ?

— Dieu accorde de pareilles morts à certaines gens, mais pas à nous ! Vous croyez peut-être que je ne serais pas capable de mourir comme Gléboff ?

— Oh ! pas du tout, répondit avec embarras le prince, — je voulais seulement dire que vous… non pas que vous ne ressembleriez point à Gléboff, mais… que vous… que vous auriez plutôt été alors…

— Je devine : un Ostermann et non un Gléboff ; — c’est cela que vous voulez dire ?

— Quel Ostermann ? demanda le prince étonné.

— Je parle d’Ostermann le diplomate, d’Ostermann le contemporain de Pierre, murmura Hippolyte un peu déconcerté.

Il y eut un moment de silence ; tous deux éprouvaient une certaine gêne vis-à-vis l’un de l’autre.

— Oh ! n-n-non ! Je ne voulais pas dire cela, reprit Muichkine d’une voix traînante, — vous, me semble-t-il… vous n’auriez jamais été un Ostermann.

Hippolyte fronça le sourcil.

— Du reste, si j’avance cela ainsi, s’empressa d’ajouter le prince avec le désir visible de s’excuser, — c’est parce que les hommes d’alors (je vous jure que cela m’a toujours frappé) ne ressemblaient pas du tout à ceux d’aujourd’hui ; ce n’était pas la même race qu’à présent ; notre nature est tout autre que n’était la leur… Les gens de ce temps-là n’avaient, pour ainsi dire, qu’une seule idée ; à présent, on est plus nerveux, plus développé, plus sensitif, on a deux ou trois idées à la fois… l’homme moderne est plus large, — et, je vous l’assure, cela l’empêche d’être tout d’une pièce comme l’étaient ses ancêtres….. Je….. c’est uniquement à cela que se rapportait mon observation, je ne…..

— Je comprends ; vous m’avez naïvement laissé voir que vous n’étiez pas de mon avis, et maintenant vous voulez m’en consoler, ha, ha ! Vous êtes un véritable enfant, prince. Pourtant je remarque que vous me traitez tous comme….. comme une tasse de porcelaine….. Ça ne fait rien, ça ne fait rien, je ne me fâche pas. En tout cas, nous venons d’avoir une conversation fort drôle ; vous êtes parfois un véritable enfant, prince. Sachez-le, du reste, peut-être aimerais-je mieux être n’importe quoi qu’un Ostermann ; pour Ostermann ce n’aurait pas été la peine de ressusciter d’entre les morts….. Mais, du reste, je vois qu’il faut que je meure le plus tôt possible, autrement, moi-même je… Laissez-moi. Au revoir ! Allons, c’est bien. Or sus, dites-moi vous-même votre avis : quelle est, pour moi, la meilleure manière de mourir ? Je veux dire, la plus… vertueuse ? Allons, parlez !

— Passez devant nous et pardonnez-nous notre bonheur ! dit le prince à voix basse.

— Ha, ha, ha ! je m’en doutais ! J’étais sûr que vous diriez quelque chose de pareil ! Pourtant vous… pourtant vous… Allons, allons ! des gens éloquents ! Au revoir, au revoir !


  1. Après que l’Impératrice Eudoxie, première femme de Pierre le Grand, eut été répudiée et enfermée dans un monastère, Stépan Gléboff devint l’amant de cette princesse et prit part à ses intrigues politiques conjointement avec l’évêque Dosithée.