L’Idiot/IV/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 273-294).

VI

Barbara Ardalionovna avait dit vrai en parlant à son frère de la soirée projetée par les Épantchine et à laquelle devait assister la princesse Biélokonsky. La chose avait été décidée précipitamment et même avec une certaine agitation parfaitement inutile, sans doute parce que « dans cette maison rien ne pouvait se faire comme ailleurs ». Tout s’expliquait par l’impatience d’Élisabeth Prokofievna, qui « avait hâte d’être fixée », et par l’ardente sollicitude des parents pour le bonheur de leur fille chérie. D’ailleurs, la princesse Biélokonsky allait bientôt partir, et, comme on espérait qu’elle s’intéresserait au prince, on tenait beaucoup à ce qu’il fit son entrée dans le monde sous les auspices de cette dame dont le patronage constituait la meilleure des recommandations pour un jeune homme. En supposant qu’un tel mariage ait quelque chose d’étrange, se disaient les époux Épantchine, le « monde » acceptera beaucoup plus facilement le futur d’Aglaé s’il lui est présenté par la toute-puissante « vieille ». En tout cas, tôt ou tard il fallait « montrer » le prince, autrement dit, l’introduire dans la société, dont il n’avait encore aucune idée. Au surplus, il ne s’agissait, dans l’espèce, que d’une soirée intime où on réunirait quelques amis de la maison, en fort petit nombre. Outre la princesse Biélokonsky, on attendait une autre dame, la femme d’un haut dignitaire. En fait de jeunes gens, on ne comptait guère que sur Eugène Pavlovitch qui devait accompagner la princesse.

Le prince fut prévenu trois jours à l’avance qu’on aurait la visite de cette dame ; on ne lui parla de la soirée que la veille du jour où elle devait avoir lieu. Naturellement, il remarqua l’air soucieux des membres de la famille, et certains bouts de phrase lui firent comprendre qu’on n’était rien moins que rassuré sur l’effet qu’il pouvait produire. Mais les Épantchine le croyaient trop simple pour deviner les craintes qu’ils nourrissaient à son sujet ; aussi, en le regardant, tous se sentaient-ils inquiets. Le fait est qu’il n’attachait presque aucune importance à la soirée en question ; ses préoccupations étaient tout autres : d’heure en heure Aglaé devenait plus capricieuse et plus sombre, — cela le tuait. Quand il sut qu’on attendait aussi Eugène Pavlovitch, il manifesta une vive satisfaction, et dit que depuis longtemps il désirait le voir. Ces paroles ne plurent à personne ; Aglaé irritée sortit de la chambre ; ce fut seulement à onze heures passées, lorsque le prince se retira, que la jeune fille, en le reconduisant, profita de l’occasion pour lui dire quelques mots en tête-à-tête.

— Je désirerais que demain vous ne veniez pas chez nous de toute la journée et que le soir vous arriviez lorsque déjà seront réunis ces….. visiteurs. Vous savez qu’il y aura du monde.

Son ton était impatient et dur ; c’était la première fois qu’elle parlait de cette « soirée ». À elle aussi la pensée qu’il y aurait du monde était presque insupportable, chacun s’en apercevait. Peut-être aurait-elle volontiers fait une scène à ses parents à cause de cela, mais par fierté et par pudeur elle se taisait. Le prince comprit immédiatement qu’Aglaé aussi avait peur pour lui, et ne voulait pas l’avouer ; lui-même s’effraya tout à coup.

— Oui, je suis invité, répondit-il.

La jeune fille ne poursuivit l’entretien qu’avec un embarras visible.

— Peut-on causer sérieusement avec vous, une fois dans votre vie ? demanda-t-elle, prise d’une colère subite dont elle n’aurait pas su dire la cause, mais qu’il lui était impossible de maîtriser.

— Oui, et je vous écoute ; je suis enchanté, balbutia le prince.

Après un moment de silence, Aglaé reprit d’un air de profond dégoût :

— Je n’ai pas voulu discuter là-dessus avec eux, dans certains cas il n’y a pas moyen de leur faire entendre raison. J’ai toujours eu horreur des principes qui règlent parfois la conduite de maman. Inutile de parler de papa, il n’y a rien à lui demander. Maman, certes, est une femme noble ; avisez-vous de lui proposer quelque chose de bas, et vous verrez. Eh bien, pourtant elle s’incline devant cette….. drogue ! Je ne parle pas de la princesse Biélokonsky : c’est une vilaine vieille, un vilain caractère, mais elle est intelligente et elle sait les tenir tous dans ses mains, — elle a au moins cela de bon. O bassesse ! Et c’est ridicule : nous avons toujours été des gens de la classe moyenne, tout ce qu’il y a de plus classe moyenne, pourquoi donc vouloir frayer avec le grand monde ? Mes sœurs donnent là dedans ; c’est le prince Chtch… qui a troublé toutes les têtes. Pourquoi êtes-vous bien aise de savoir qu’Eugène Pavlitch viendra ?

— Écoutez, Aglaé, dit le prince, — il me semble que vous avez grand’peur pour moi, vous craignez que demain je ne fasse une gaffe… dans cette société ?

— J’ai peur pour vous ? répliqua Aglaé toute rouge : — pourquoi voulez-vous que j’aie peur pour vous ? Quand même vous… quand même vous vous couvririez de honte, qu’est-ce que cela peut me faire ? Et comment pouvez-vous employer de pareils termes ? Que signifie cela, « faire une gaffe » ? c’est une expression du plus mauvais goût.

— Cela… cela se dit.

— Eh bien, oui, cela se dit dans le style trivial ! Il paraît que, demain, vous avez l’intention de parler tout le temps ainsi. Je vous conseille de piocher encore un peu votre dictionnaire d’argot, quand vous serez rentré chez vous : vous obtiendrez un joli succès ! C’est dommage que vous sachiez, je crois, entrer comme il faut ; où avez-vous appris cela ? Saurez-vous prendre et boire convenablement une tasse de thé, quand tous les yeux seront fixés sur vous pour voir comment vous ferez ?

— Je crois que je saurai.

— Tant pis, car votre maladresse m’aurait amusée. Cassez, du moins, le vase du salon ! Il a de la valeur : cassez-le, je vous prie ; c’est un cadeau qu’on nous a fait ; maman perdra la tête et fondra en larmes devant tout le monde, tant elle y tient. Faites un de ces gestes dont vous êtes coutumier, donnez un bon coup de poing et brisez ce vase. Asseyez-vous exprès à côté.

— Au contraire, je tâcherai de m’asseoir le plus loin possible de cet objet. Je vous remercie de m’avoir prévenu.

— Ainsi, d’avance vous avez peur de gesticuler. Je parie que vous allez traiter quelque « thème », quelque sujet sérieux, scientifique, transcendant ? Comme ce sera… convenable !

— Ce serait fort bête, je pense… à moins que ce ne soit amené.

— Écoutez, une fois pour toutes, reprit impatiemment Aglaé, — si vous vous mettez à pérorer sur quelque chose comme la peine de mort, la situation économique de la Russie, ou cette idée que « la beauté sauvera le monde », eh bien, sans doute cela m’amusera et je rirai beaucoup, mais… je vous en avertis d’avance, après cela ne reparaissez plus jamais devant mes yeux ! Écoutez : je parle sérieusement ! Cette fois je parle sérieusement !

Effectivement, elle était très-sérieuse en proférant cette menace ; il y avait même dans sa voix et dans son regard quelque chose d’inaccoutumé que le prince n’avait jamais remarqué auparavant, et qui, certes, ne ressemblait pas à une plaisanterie.

— Eh bien, vous vous y êtes prise de telle façon qu’à présent, pour sûr, je « pérorerai » et que même… peut-être je casserai le vase. Tantôt je n’avais peur de rien, et maintenant j’ai peur de tout. Je ferai certainement une gaffe.

— Alors, taisez-vous. Asseyez-vous et restez muet.

— Je ne le pourrai pas ; je suis sûr que la peur me fera parler, et qu’elle me fera aussi casser le vase. Je tomberai peut-être sur le parquet, ou il se produira quelque chose de ce genre, car cela m’est déjà arrivé ; j’en rêverai toute cette nuit ; pourquoi avez-vous parlé ?

Aglaé le regarda d’un air sombre.

— Savez-vous une chose ? Le mieux pour moi est de ne pas venir du tout ! Je me ferai porter malade au rapport, et ce sera une affaire finie ! décida-t-il enfin.

Aglaé frappa du pied et même pâlit de colère

— Seigneur ! Mais où a-t-on jamais vu cela ? Il ne viendra pas, quand c’est exprès pour lui qu’on donne cette soirée et… Oh, Dieu ! voilà l’agrément d’avoir affaire à un homme aussi… absurde que vous !

— Allons, je viendrai, je viendrai ! s’empressa de répondre le prince, — et je vous donne ma parole d’honneur que je passerai toute la soirée sans dire un mot. C’est ainsi que je ferai.

— Vous aurez raison. Vous avez dit tout à l’heure : « Je me ferai porter malade au rapport » ; où allez-vous donc pêcher de pareilles expressions ? Quel plaisir trouvez-vous à me parler dans ce style-là ? C’est pour me vexer, n’est-ce pas ?

— Pardon ; c’est un mot d’écolier ; je ne le dirai plus. Je comprends très-bien que vous… craigniez pour moi… (mais ne vous fâchez pas !) et j’en suis enchanté. Vous ne sauriez croire combien maintenant j’ai peur et — combien je suis heureux de vos paroles. Mais toute cette crainte, je vous le jure, ne signifie rien, c’est une misère. Je vous l’assure, Aglaé ! Au contraire, le bonheur restera. J’adore vous voir si enfant, si bonne, si brave enfant ! Ah ! quelle excellente personne vous pouvez être, Aglaé !

La jeune fille avait déjà envie de se fâcher, mais soudain un sentiment inattendu pour elle-même s’empara instantanément de toute son âme.

— Et vous ne me reprocherez pas un jour… plus tard… la grossièreté de mes paroles présentes ? demanda-t-elle tout à coup.

— Allons donc, qu’est-ce que vous dites ? Et pourquoi rougissez-vous encore ? Voilà que votre regard redevient sombre comme il l’est trop souvent depuis quelques jours ; vous n’aviez jamais ce regard-là autrefois, Aglaé. Je sais d’où cela…

— Taisez-vous, taisez-vous !

— Non, il vaut mieux parler. Depuis longtemps je voulais m’expliquer avec vous ; je vous ai déjà dit ce qui en était, mais… c’est à recommencer, car vous ne m’avez pas cru. Entre nous il y a une créature…

À ces mots, Aglaé saisit avec force le bras de son interlocuteur et regardant celui-ci d’un air presque épouvanté :

— Taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous ! interrompit-elle brusquement.

En ce moment, on l’appela. Elle parut heureuse d’avoir un prétexte pour quitter le prince et s’enfuit précipitamment.

Muichkine eut la fièvre toute la nuit. Chose singulière, c’était son état habituel depuis plusieurs nuits consécutives. Cette fois, dans un demi-délire, une idée lui vint : si demain, devant tout le monde, il allait avoir un accès ? M’en avait-il pas déjà eu autrement qu’en songe ? Cette pensée le glaça ; toute la nuit il rêva qu’il était dans une société étonnante, inouïe, au milieu de gens étranges. Le point principal, c’était qu’il « pérorait » ; il savait qu’il ne devait pas parler et il parlait tout le temps ; il s’efforçait de persuader quelque chose aux visiteurs ; parmi ceux-ci se trouvaient Eugène Pavlovitch et Hippolyte, qui paraissaient très-bons amis.

Il s’éveilla à huit heures passées, avec un mal de tête ; le désordre régnait dans ses idées, ses sensations étaient étranges. Il avait un extrême désir de voir Rogojine, de le voir et de causer longuement avec lui, — de quoi, au juste, l’aurait-il entretenu ? lui-même l’ignorait ; ensuite il prit la résolution de se rendre chez Hippolyte. Il y avait dans son cœur un tel trouble que les incidents de cette matinée, tout en produisant sur lui une impression extraordinairement forte, ne purent cependant l’absorber tout entier. Un de ces incidents fut la visite de Lébédeff.

L’employé se présenta d’assez grand matin, un peu après neuf heures ; il était dans un état d’ivresse presque complet. Quoique depuis quelque temps le prince ne fit guère attention à ce qui se passait autour de lui, il n’avait pu s’empêcher de remarquer, tant la chose sautait aux yeux, que, depuis trois jours, c’est-à-dire depuis que le général Ivolguine avait quitté la maison de Lébédeff, ce dernier se conduisait fort mal. Il négligeait maintenant tout soin de sa personne ; ses vêtements étaient couverts de taches, sa cravate mise de travers, le collet de sa redingote déchiré. Au logis, il faisait un tapage qu’on entendait de chez le prince, bien qu’une petite cour séparât les deux habitations ; une fois, Viéra était venue tout en larmes raconter de pénibles détails d’intérieur. Lorsqu’il se trouva en présence de son locataire, Lébédeff se mit à parler d’une façon fort étrange, en se frappant la poitrine ; ce qu’il disait ressemblait à une confession…

— J’ai reçu… j’ai reçu la récompense de ma perfidie et de ma bassesse… J’ai reçu un soufflet ! acheva-t-il enfin d’un ton tragique.

— Un soufflet ? De qui ?… Et si matin que cela ?

— Si matin ? répéta Lébédeff avec un sourire sarcastique ; — le temps ici ne signifie rien… même pour une punition physique… mais c’est un soufflet moral… moral que j’ai reçu, et non physique !

Tout à coup il s’assit sans cérémonie et commença un récit fort incohérent. Le prince fronça le sourcil et voulut s’en aller, mais soudain quelques mots le frappèrent. Il resta pétrifié d’étonnement… Monsieur Lébédeff racontait d’étranges choses.

D’abord, semblait-il, il était question d’une lettre ; le nom d’Aglaé Ivanovna était prononcé. Puis, à brûle-pourpoint Lébédeff adressa d’amers reproches au prince lui-même ; il paraissait ressortir de ses paroles qu’il avait été offensé par le prince. Au commencement, disait-il, le prince l’avait honoré de sa confiance dans des affaires concernant un certain « personnage » (Nastasia Philippovna), mais ensuite il avait rompu avec lui et l’avait honteusement chassé de sa présence ; le prince avait même poussé l’oubli des procédés jusqu’à refuser grossièrement de répondre à une « innocente question au sujet de prochains changements dans la maison ». Lébédeff avoua avec des larmes d’homme ivre « qu’il n’avait pas pu supporter cela, d’autant plus qu’il savait bien des choses… bien des choses… et par Rogojine, et par Nastasia Philippovna, et par l’amie de Nastasia Philippovna, et par Barbara Ardalionovna… elle-même… et par… et même par Aglaé Ivanovna, pouvez-vous vous imaginer cela, par l’entremise de Viéra, par le moyen de ma fille bien-aimée ? Viéra, ma fille unique… oui… du reste, je me trompe, pas unique, car j’en ai trois. Et qui a informé par lettres Élisabeth Prokofievna, dans le plus profond secret même ? Hé, hé ! Qui lui a écrit pour la mettre au courant de toutes les relations et… de tous les mouvements de Nastasia Philippovna ? Hé, hé ! Qui est cet anonyme, permettez-moi de vous le demander ? »

— Est-il possible que ce soit vous ? s’écria le prince.

— Précisément, répondit avec dignité l’ivrogne, — aujourd’hui même, à huit heures et demie, il y a une demi-heure, non, trois quarts d’heure, j’ai fait savoir à cette noble mère que j’avais à lui communiquer une aventure… significative. J’ai envoyé ma fille avec un mot ; Viéra est montée par l’escalier de service, elle a été reçue.

— Vous avez vu tout à l’heure Élisabeth Prokofievna ? demanda le prince qui en croyait à peine ses oreilles.

— Je l’ai vue tout à l’heure et j’ai reçu un soufflet… moral. Elle m’a rendu la lettre, elle me l’a même jetée au visage, sans l’avoir décachetée… pour ce qui est de moi, elle m’a poussé dehors par les épaules… au figuré seulement, pas au propre… du reste, je pourrais dire aussi au propre, il s’en est fallu de peu !

— Quelle lettre vous a-t-elle jetée au visage sans l’avoir décachetée ?

— Mais est-ce que… hé, hé, hé ! Mais ne vous l’ai-je pas déjà dit ? Je croyais vous l’avoir dit… J’ai reçu une petite lettre avec prière de la faire parvenir…

— De qui ? À qui ?

Mais Lébédeff entra alors dans des « explications » telles qu’il était fort difficile d’y découvrir un sens quelconque. Cependant le prince crut comprendre que la lettre avait été apportée de grand matin par une servante à Viéra Lébédeff pour être remise à son adresse… « comme précédemment… comme précédemment, à un certain personnage et de la part de cette même personne… (car à l’une je donne le nom de personne, et à l’autre seulement celui de personnage, pour marquer la différence qui existe entre une innocente demoiselle, fille d’un général et… une dame aux camélias), c’est ainsi, la lettre a été écrite par une « personne » dont le nom commence par un A… »

— Comment est-ce possible ? À Nastasia Philippovna ? Quelle absurdité ! s’écria le prince.

— Il y en a eu, il y en a eu d’envoyées, pas à elle, mais à Rogojine, ce qui est tout un… une fois même il a été remis à monsieur Térentieff, pour la faire parvenir à son adresse, une lettre venant de la personne dont le nom commence par un A, reprit Lébédeff avec un sourire et un clignement d’yeux.

Comme les interruptions n’avaient d’autre effet que de dérouter l’employé et de lui faire oublier ce qu’il venait de dire, le prince se tut pour le laisser parler. Toutefois un point restait fort obscur : était-ce lui ou Viéra qui servait d’intermédiaire à cette correspondance ? Si lui-même assurait qu’écrire à Rogojine ou à Nastasia Philippovna, c’était tout un, il était à croire que ces lettres, en supposant qu’elles existassent, ne passaient point par ses mains. Mais par quel hasard celle-ci se trouvait-elle maintenant en sa possession ? voilà ce que le prince ne pouvait comprendre ; selon toute apparence, Lébédeff l’avait volée d’une façon quelconque à sa fille… il s’en était emparé clandestinement, et il avait eu ses motifs pour la porter à Élisabeth Prokofievna. Telle fut la conclusion à laquelle arriva enfin Muichkine.

— Vous êtes fou ! cria-t-il, en proie à un trouble extraordinaire.

— Pas du tout, très-estimé prince, répondit non sans irritation Lébédeff, — à la vérité, je voulais d’abord vous remettre cette lettre, la déposer entre vos mains, pour vous rendre service… mais j’ai jugé qu’il valait mieux rendre service là, et tout faire connaître à une noble mère… car une fois déjà auparavant je l’avais avisée par lettre, sous le voile de l’anonyme ; et quand je lui ai écrit tantôt pour la prier de me recevoir, à huit heures vingt, j’ai signé également : « votre correspondant secret » ; on m’a introduit sur-le-champ, je dirai même avec un empressement marqué, par l’entrée de derrière… auprès de la noble mère.

— Eh bien ?

— La suite vous est connue ; elle m’a, pour ainsi dire, battu ; du moins, il s’en est fallu de fort peu. Et elle m’a jeté la lettre au visage. À la vérité, elle aurait bien voulu la garder, — je l’ai vu, je l’ai remarqué, — mais elle n’a pas suivi son premier mouvement et elle me l’a jetée avec mépris : « Puisqu’on l’a confiée aux soins d’un homme tel que toi, eh bien, remets-la… » Elle s’est même sentie offensée. Il fallait qu’elle fût bien en colère pour n’avoir pas craint de s’abaisser en me parlant. Elle est d’un caractère emporté !

— Où donc est maintenant la lettre ?

— Mais je l’ai toujours, la voici.

Et il passa au prince le billet d’Aglaé à Gabriel Ardalionovitch que ce dernier, deux heures plus tard, montrait triomphalement à sa sœur.

— Vous ne pouvez pas garder cette lettre.

— Elle est à vous, à vous ! Je la remets entre vos mains, reprit avec feu Lébédeff, — maintenant je suis de nouveau tout à vous, je vous appartiens depuis la tête jusqu’au cœur, après une infidélité passagère je rentre à votre service ! Faites tomber la tête, épargnez la barbe, comme disait Thomas Morus… en Angleterre et dans la Grande-Bretagne. Mea culpa, mea culpa, comme dit le pape de Rome…

— Cette lettre doit être envoyée tout de suite, je la ferai parvenir à sa destination.

— Mais ne vaut-il pas mieux, ne vaut-il pas mieux, prince très-bien élevé, ne vaut-il pas mieux… en voilà une !

Les traits de Lébédeff prirent une expression étrangement doucereuse ; il commença à se démener sur place comme si on l’avait tout d’un coup piqué avec une aiguille, en même temps il clignait malicieusement les yeux et se livrait à une démonstration par gestes.

— Quoi ? demanda le prince d’une voix menaçante.

— Il faudrait l’ouvrir auparavant ! murmura l’employé d’un ton patelin, confidentiel en quelque sorte.

Le prince se dressa brusquement sur ses pieds, sa fureur était telle que dans le premier moment Lébédeff ne pensa qu’à s’enfuir, mais, arrivé à la porte, il s’arrêta et attendit pour voir si la clémence n’allait pas succéder à cette explosion de colère.

— Eh, Lébédeff ! Peut-on, est-il possible d’en venir au degré de bassesse où vous êtes arrivé ? fit le prince avec amertume.

La physionomie de Lébédeff se rasséréna ; il s’approcha aussitôt, les larmes aux yeux.

— Je suis bas ! je suis bas ! dit-il en se frappant la poitrine.

— Mais ce sont des turpitudes !

— Justement, des turpitudes. C’est le mot propre !

— Et d’où vient cette habitude que vous avez d’agir si… étrangement ? Voyons, vous êtes… tout simplement un espion ! Pourquoi avez-vous écrit une lettre anonyme et inquiété… une femme si noble et si bonne ? Pourquoi enfin Aglaé Ivanovna n’aurait-elle pas le droit d’écrire à qui bon lui semble ? Vous êtes allé là aujourd’hui en accusateur, n’est-ce pas ? Qu’espériez-vous gagner à cela ? Qu’est-ce qui vous a poussé à cette dénonciation ?

— C’est seulement par une agréable curiosité et… pour rendre service à une âme noble, oui ! balbutia Lébédeff : — mais maintenant je suis tout à vous, de nouveau je vous appartiens tout entier ! Quand même vous me pendriez !

— Vous étiez comme maintenant lorsque vous vous êtes présenté chez Élisabeth Prokofievna ? questionna le prince d’un air de dégoût.

— Non… j’étais plus frais… et même plus convenable… c’est après l’affront que je me suis mis dans… cet état.

— Allons, c’est bien, laissez-moi.

Mais il dut renouveler cet ordre à plusieurs reprises avant que le visiteur se décidât à y obtempérer. Après avoir ouvert la porte, Lébédeff revint jusqu’au milieu de la chambre en marchant sur la pointe des pieds ; puis il fit de nouveau appel à une mimique expressive pour montrer comment on ouvre une lettre ; quant à conseiller la chose de vive voix, il n’osa plus s’y risquer ; à la fin il sortit avec un sourire doux et affable.

De tout cet entretien qui avait été très-pénible au prince ressortait un fait capital : Aglaé était fort inquiète, fort irrésolue, quelque chose la tourmentait au plus haut point ( « c’est la jalousie », se disait le prince). Il était clair aussi que des gens malintentionnés l’avaient alarmée, et l’on pouvait s’étonner qu’elle leur eût prêté une oreille si crédule. Sans doute, dans cette petite tête inexpérimentée, mais chaude et fière, avaient mûri certains plans peut-être funestes et… ne ressemblant à rien. Le prince était épouvanté et, dans son émoi, ne savait à quoi se résoudre. Il fallait nécessairement prendre un parti, il le sentait. Il considéra encore une fois l’adresse du pli cacheté : oh, là n’était pas la cause de ses hésitations et de ses craintes, car il croyait ; autre chose l’inquiétait dans cette lettre : il n’avait pas confiance en Gabriel Ardalionovitch. Et pourtant il résolut de lui remettre cette lettre lui-même, personnellement ; il sortit de chez lui dans cette intention, mais en chemin il changea d’idée. Comme par un fait exprès, au moment où le prince allait arriver à la maison de Ptitzine, le hasard voulut qu’il rencontrât Kolia ; il le pria de remettre la lettre à son frère, comme si elle lui avait été confiée par Aglaé Ivanovna en personne. Kolia ne demanda aucun éclaircissement et fit la commission, en sorte que Gania ne se douta point que la lettre avait passé par tant de mains avant d’arriver dans les siennes. De retour chez lui, le prince appela Viéra Loukianovna, et lui raconta ce qu’il crut nécessaire pour la consoler, car jusqu’alors elle n’avait fait que chercher le billet d’Aglaé en versant d’abondantes larmes. La jeune fille fut saisie quand elle apprit que cette lettre lui avait été dérobée par son père. (Muichkine sut d’elle par la suite que plus d’une fois elle avait secrètement servi d’intermédiaire à Rogojine et à Aglaé Ivanovna ; Viéra n’imaginait même pas que cette manière d’agir pût être le moins du monde préjudiciable aux intérêts du prince)…

Deux heures plus tard arriva un exprès que Kolia envoyait à son ami pour l’informer de la maladie de son père. Le prince avait l’esprit si bouleversé que, sur le moment, il comprit à peine de quoi il s’agissait. Toutefois, en l’arrachant à ses préoccupations, cet événement lui remonta le moral. Il passa presque toute la journée chez Nina Alexandrovna (où, naturellement, on avait transporté le malade). Sa présence ne fut pas d’un grand secours, mais il y a des gens qu’on aime à voir près de soi dans certains moments pénibles. Kolia était consterné et pleurait comme s’il avait eu une attaque de nerfs, ce qui ne l’empêchait pas d’être constamment sur ses jambes : il alla chercher trois médecins, courut chez le pharmacien, chez le barbier. On rappela le général à la vie, mais il ne reprit pas connaissance ; au dire des médecins, son état était très-grave. Varia et Nina Alexandrovna ne quittaient pas le chevet du malade ; Gania était troublé et agité, mais il ne voulait pas monter auprès de son père, et même il avait peur de le voir. Le jeune homme se tordait les mains ; dans un entretien incohérent qu’il eut avec le prince, il lui arriva de dire : « Un pareil malheur ! Et c’est comme un fait exprès que cela soit survenu dans un tel moment ! » Muichkine crut deviner à quoi ces derniers mots faisaient allusion. Hippolyte avait déjà quitté la maison de Ptitzine lorsque le prince s’y rendit. Vers le soir accourut Lébédeff qui venait de se lever : après l’ « explication » du matin, il s’était couché et n’avait fait qu’un somme jusqu’à ce moment, aussi était-il maintenant à peu près dégrisé. Il pleurait à chaudes larmes comme si le malade avait été son propre frère, il s’accusait à haute voix, sans, du reste, rien préciser, et répétait continuellement à Nina Alexandrovna que « c’était lui, lui-même la cause, et personne que lui… il avait fait cela seulement par une agréable curiosité… le défunt (Lébédeff s’obstinait, nous ne savons pourquoi, à enterrer prématurément le général), le défunt était un homme d’un vrai génie ! » Il insistait avec un sérieux particulier sur le génie d’Ardalion Alexandrovitch, comme si, dans le cas présent, cela pouvait être d’une utilité extraordinaire. Voyant les larmes sincères de l’employé, Nina Alexandrovna finit par lui dire avec une douceur exempte de toute amertume : « Allons, que Dieu vous assiste ! Allons, ne pleurez pas, allons, que Dieu vous pardonne ! » Ces paroles et le ton dont elles furent prononcées firent un tel effet sur Lébédeff que, de toute la soirée, il ne voulut pas quitter Nina Alexandrovna (durant tous les jours suivants, jusqu’à la mort du général, il resta, presque du matin au soir, en permanence chez Ptitzine). Pendant la journée, Élisabeth Prokofievna envoya deux fois demander des nouvelles d’Ardalion Alexandrovitch. Le soir, à neuf heures, quand le prince entra dans le salon des Épantchine, déjà rempli de visiteurs, la maîtresse de la maison s’empressa de le questionner sur l’état du malade, elle l’interrogea longuement et avec intérêt. La princesse Biélokonsky ayant témoigné le désir de savoir qui étaient « ce malade et cette Nina Alexandrovna » dont on parlait, la générale répondit à cette question d’un ton plein de gravité, ce qui plut beaucoup au prince. À ce que dirent plus tard les sœurs d’Aglaé, lui-même, en s’entretenant avec Élisabeth Prokofievna, parla « à merveille, modestement, mais avec dignité, sans bruit, sans phrases inutiles, sans gestes ; il se présenta très-bien ; sa mise ne laissait rien à désirer », et non-seulement il ne fit point de « chute sur le parquet ciré », comme il l’avait craint la veille, mais l’impression qu’il produisit sur tout le monde fut visiblement à son avantage.

De son côté, après s’être assis et avoir promené ses yeux autour de lui, il s’aperçut immédiatement que toute cette réunion n’avait rien de commun ni avec les fantômes dont Aglaé lui avait fait peur la veille, ni avec ses cauchemars de la nuit précédente. Pour la première fois de sa vie, il voyait un petit coin de ce qu’on appelle de ce nom terrible : « le monde ». Depuis longtemps, par suite de certaines considérations, il éprouvait un vif désir de pénétrer dans ce cercle enchanté, aussi était-il très-curieux de savoir quelle impression il en recevrait tout d’abord. Cette première impression fut délicieuse. Il sembla tout de suite au prince que tous ces gens étaient nés pour être ensemble, que les Épantchine ne donnaient pas une « soirée » dans le sens mondain du mot, mais avaient seulement réuni chez eux leurs intimes ; lui-même se faisait en ce moment l’effet d’un homme qui se retrouve, après une courte séparation, avec des personnes dont il est depuis longtemps l’ami dévoué et dont il partage toutes les idées. Il était subjugué par le charme des belles manières, de la franchise et de la simplicité apparentes. Il ne pouvait pas lui venir à l’esprit que cette bonhomie, cette noblesse, cet humour, cette haute dignité personnelle n’étaient peut-être qu’un vernis purement postiche. Nonobstant leur extérieur imposant, la majorité des visiteurs se composait de gens assez vides qui, du reste, dans leur présomption, ne savaient pas eux-mêmes combien étaient superficielles la plupart de leurs qualités. Au surplus, ce n’était pas leur faute, car ce vernis trompeur, ils l’avaient acquis sans s’en douter, par héritage. La séduction de ce milieu nouveau agissait trop puissamment sur le prince pour qu’il soupçonnât rien de semblable. Il voyait, par exemple, que ce vieillard, ce haut fonctionnaire qui, par l’âge, aurait pu être son grand-père, s’interrompait au milieu d’une conversation pour l’écouter, lui si jeune, si dépourvu d’expérience, et non-seulement l’écoutait, mais paraissait faire cas de son opinion, tant il se montrait avec lui affable et bienveillant ; pourtant, ils ne se connaissaient pas, ils se voyaient pour la première fois. Peut-être cette politesse raffinée produisait-elle un grand effet sur la nature impressionnable du prince ; peut-être était-il venu à cette soirée dans un état d’esprit qui le prédisposait à l’optimisme.

Cependant tous ces invités, bien qu’ « amis de la maison » et amis les uns des autres, étaient loin de l’être autant que le prince se le figurait, sitôt qu’il avait été présenté à l’un d’eux. Il y avait là des gens qui, pour rien au monde, n’auraient consenti à regarder les Épantchine comme leurs égaux. Il y en avait qui se détestaient cordialement ; la vieille Biélokonsky avait méprisé toute sa vie l’épouse du haut fonctionnaire, et celle-ci, de son côté, était loin d’aimer Élisabeth Prokofievna. Le haut fonctionnaire, mari de cette femme, qui protégeait les Épantchine depuis leur jeunesse et qui, en ce moment, occupait chez eux la place d’honneur, était un si gros personnage aux yeux d’Ivan Fédorovitch, que ce dernier ne pouvait éprouver en sa présence que de la vénération et de la crainte ; le général se fût même sincèrement méprisé si un seul instant il s’était cru son égal et n’avait pas vu en lui un Jupiter Olympien. Certains visiteurs ne s’étaient pas rencontrés depuis des années, et ne nourrissaient à l’égard les uns des autres que de l’indifférence, sinon de l’antipathie ; pourtant, en se retrouvant à cette soirée, ils s’abordaient aussi amicalement que s’ils s’étaient vus la veille encore dans la plus agréable compagnie. Du reste, la société était peu nombreuse. Outre la princesse Biélokonsky, le « haut fonctionnaire » et sa femme, nous devons mentionner en première ligne un général très-important, baron ou comte, porteur d’un nom tudesque. Extrêmement taciturne, cet homme avait la réputation d’être très-versé dans la science gouvernementale, peu s’en fallait même qu’il ne passât pour un savant. C’était un de ces administrateurs olympiens qui connaissent tout, excepté la Russie, prononcent tous les cinq ans une parole dont on admire la profondeur extraordinaire, et, après s’être éternisés au service, meurent généralement comblés d’honneurs et de richesses, quoiqu’ils n’aient jamais rien fait de grand, et que même ils aient toujours été hostiles à toute grande chose. Dans la hiérarchie bureaucratique, ce général était le chef immédiat d’Ivan Fédorovitch qui, par l’effet de son naturel reconnaissant et même d’un amour-propre particulier, se plaisait à le considérer comme son bienfaiteur ; par contre, le grand personnage ne se regardait pas du tout comme le bienfaiteur d’Épantchine ; il était toujours très-froid avec lui, tout en profitant volontiers de sa serviabilité empressée, et il l’aurait remplacé à l’instant même par un autre employé, pour peu que des considérations d’une importance même secondaire eussent exigé ce changement.

Parmi les invités de distinction, il faut encore signaler un barine âgé qui, à tort, il est vrai, — était censé avoir des liens de parenté avec Élisabeth Prokofievna. Riche, bien né, occupant un rang élevé dans le tchin et jouissant d’une santé superbe, ce monsieur était grand parleur et passait pour être un mécontent (du reste, dans le sens le plus anodin du mot) ; c’était même, disait-on, un homme bilieux (ce qui, au surplus, ne laissait pas d’être agréable en lui) ; ses habitudes étaient celles des aristocrates anglais et il avait des goûts britanniques (par exemple, en ce qui concernait le roastbeef saignant, les attelages, les laquais, etc.). En ce moment il s’entretenait avec le « haut fonctionnaire », qui était un de ses meilleurs amis. Une étrange idée était venue à Élisabeth Prokofievna au sujet de ce vieux barine, homme assez léger et assez amateur du sexe : elle pensait qu’un jour ou l’autre il ferait à Alexandra l’honneur de lui demander sa main.

C’étaient là les gros bonnets, ce qu’on aurait pu appeler le dessus du panier. Venaient ensuite d’autres visiteurs plus jeunes, mais qui se distinguaient aussi par de brillantes qualités. Indépendamment du prince Chtch… et d’Eugène Pavlovitch, à ce groupe appartenait le séduisant prince N…, qui jadis avait rempli toute l’Europe de ses prouesses galantes. À présent c’était un homme de quarante-cinq ans, mais il était encore très-bien de sa personne et il possédait un rare talent de conteur. Le prince N… avait de la fortune, quoiqu’il eût, selon l’usage, gaspillé à l’étranger une bonne partie de son patrimoine.

Enfin une troisième catégorie d’invités se composait de gens qui, à proprement parler, n’appartenaient pas à l’élite sociale, mais que, comme leurs hôtes eux-mêmes, on pouvait parfois rencontrer dans les salons les plus exclusifs. Ivan Fédorovitch et sa femme, dans les rares occasions où ils donnaient une soirée, avaient pour principe de fusionner la haute société avec des personnes d’une couche inférieure, des représentants choisis de la « classe moyenne ». On savait gré aux Épantchine d’en user de la sorte. « Ils comprennent ce qu’ils sont, ils ont du tact », disait-on, et les Épantchine étaient fiers de cet éloge. Entre autres représentants de la classe moyenne se trouvait à cette soirée un colonel adonné à la technologie, homme sérieux et fort lié avec le prince Chtch… qui avait été son introducteur chez les Épantchine. Ce monsieur parlait peu en société ; il portait à l’index de la main droite une grosse bague dont, selon toute apparence, quelqu’un lui avait fait cadeau. Mentionnons encore, pour finir, un littérateur qui, nonobstant son origine allemande, cultivait la poésie russe. Ce dernier était un homme de trente-huit ans, doué d’un physique avantageux quoique légèrement antipathique ; ses manières étaient très-convenables et sa mise absolument correcte, aussi pouvait-on sans crainte le présenter dans le monde. D’extraction essentiellement bourgeoise, il appartenait néanmoins à une famille des plus respectées. Il excellait à s’insinuer dans les bonnes grâces des grands personnages et à s’y maintenir. Quand il avait traduit de l’allemand quelque œuvre remarquable, plié la muse germanique aux exigences de notre versification, il savait à qui dédier son travail ; il savait aussi faire mousser ses prétendues relations d’amitié avec un poète russe célèbre, mais passé de vie à trépas (quantité de gens de lettres aiment énormément à se dire les amis d’un grand écrivain, lorsque celui-ci n’est plus là pour leur donner un démenti).

Le littérateur dont nous parlons avait été introduit chez les Épantchine très-peu de temps auparavant par la femme du « haut fonctionnaire ». Cette dame passait pour protéger les savants et les gens de lettres ; le fait est qu’elle avait procuré une pension à un ou deux écrivains par l’entremise de personnages haut placés qui n’avaient rien à lui refuser. Elle était influente dans son genre. Âgée de quarante-cinq ans (beaucoup plus jeune, par conséquent, que son mari), elle avait été très-belle autrefois, et maintenant encore, par une manie propre à beaucoup de dames quadragénaires, elle portait des toilettes excessivement tapageuses. Son intelligence était médiocre et ses connaissances littéraires fort sujettes à caution. Mais elle avait la manie de protéger les gens de lettres comme elle avait celle de s’habiller avec luxe. On lui dédiait beaucoup d’ouvrages et de traductions ; deux ou trois écrivains avaient publié, avec son autorisation, des vers qu’ils lui avaient adressés, des lettres traitant de sujets extrêmement sérieux…

Et voilà la société que le prince prenait pour de l’or en barre ! Du reste, par une coïncidence curieuse, tous ces gens étaient aussi des mieux disposés ce soir-là et très-contents d’eux-mêmes. Tous, jusqu’au dernier, savaient qu’ils faisaient par leur visite un grand honneur aux Épantchine. Mais, hélas ! le prince ne soupçonnait pas ces arrière-pensées. Par exemple, une chose dont il ne se doutait en aucune façon, c’était que les Épantchine, au moment de prendre une résolution aussi grave que celle d’établir leur fille, n’auraient pas osé ne pas le montrer, lui le prince Léon Nikolaïévitch, au haut fonctionnaire, protecteur attitré de leur famille. Quant à ce dernier, il aurait vu avec une complète indifférence le plus affreux malheur fondre sur les Épantchine, mais il se serait certainement formalisé s’ils avaient fiancé leur fille sans le consulter. Le prince N… cet homme si spirituel, si rond, si gentil, avait la profonde conviction qu’il était quelque chose comme un soleil éclairant le salon des Épantchine. Il les jugeait infiniment au-dessous de lui, et c’était précisément cette pensée qui le rendait si aimable et si bonhomme avec eux. Il savait très-bien qu’à cette soirée il devait absolument raconter quelque chose pour charmer la société, et il n’avait nulle envie de se soustraire à cette obligation. Quand ensuite le prince Léon Nikolaïévitch entendit le récit du brillant narrateur, il s’avoua qu’il n’avait jamais rien ouï de pareil, tant cela était spirituel, gai et naïf ; cette naïveté semblait presque touchante dans la bouche d’un Don Juan comme le prince N… Si pourtant notre héros avait su combien était vieille, rebattue, démodée, l’histoire qu’il écoutait avec un tel ravissement ! Elle était passée à l’état de scie dans tous les salons, et il fallait compter beaucoup sur la simplicité des Épantchine pour oser leur servir cette rengaine comme une nouveauté. Il n’y avait pas jusqu’au petit poète allemand qui, malgré ses façons aimables et sa tenue modeste, ne crût, lui aussi, faire honneur par sa présence aux maîtres de la maison. Mais le prince ne remarquait pas le revers de la médaille, tous ces dessous échappaient à son attention. C’était un malheur qu’Aglaé n’avait pas prévu. Quant à la jeune fille, elle était très en beauté à cette soirée. Sans être vêtues trop somptueusement, les trois demoiselles portaient d’élégantes toilettes, et des soins particuliers avaient même été donnés à leur coiffure. Assise à côté d’Eugène Pavlovitch, Aglaé causait et plaisantait fort amicalement avec lui. Radomsky avait une contenance un peu plus réservée que de coutume, peut-être la présence des gros bonnets lui imposait-elle. Du reste, malgré sa jeunesse, depuis longtemps déjà il avait l’habitude du monde et s’y trouvait comme dans son élément. Il était venu chez les Épantchine, ce soir-là, avec un crêpe à son chapeau, ce qui lui valut les éloges de la princesse Biélokonsky : un autre neveu mondain, dans de pareilles circonstances, n’aurait peut-être pas pris le deuil pour la mort d’un tel oncle. Élisabeth Prokofievna loua aussi cette manière d’agir, mais, en général, elle semblait fort soucieuse. Le prince remarqua que deux fois Aglaé le regarda attentivement, et il crut s’apercevoir qu’elle était contente de lui. Peu à peu il se sentit très-heureux. Parfois, souvent même, il se rappelait tout d’un coup les pensées et les craintes « fantastiques » qu’il avait conçues après son entretien avec Lébédeff, mais elles lui apparaissaient maintenant comme un songe si absurde, si ridicule ! (D’ailleurs, durant toute la journée, sans qu’il se l’avouât, son plus vif désir avait été de trouver des raisons pour ne pas croire à ce songe !) Il parlait peu, et seulement lorsqu’on l’interrogeait ; à la fin il ne dit plus rien du tout, s’assit et se borna à écouter ; pourtant la satisfaction qui l’inondait était visible. Insensiblement s’empara de lui une sorte d’inspiration qui n’attendait qu’une occasion pour éclater au dehors… Mais s’il prit la parole, ce fut par hasard, pour répondre à une question, et, selon toute apparence, sans intention particulière…..