L’Idylle éternelle/Sonnets d’étude

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 109-132).


SONNETS D’ÉTUDE


I


la piazza


À José-Maria de Heredia


C’est une place immense avec des colonnades
De marbre, et qui descend par des grands escaliers
Au Canal dont les flots calmes et réguliers
Bercent des galions d’œillets et de grenades.

 
Sur le pavé de marbre on voit les promenades
Lentes se dérouler des graves Bacheliers,
Capucins, Sénateurs, Marchands et Chevaliers,
Et la nuit on entend de vagues sérénades.

Des Orateurs sous les Portiques. Mais le soir
Tombe : on va sur des bancs de cipolin s’asseoir
Et l’on entend le grand poète sonnettiste.

Puis passe avec sa cour aux pourpoints bleus et verts
La grande Impéria, la courtisane artiste,
Qui s’arrête un moment pour écouter des vers.


II


les chats


À Léon Valade


Toi que comprennent bien les chats silencieux,
Tu te pâmes, mignonne, à perdre tes mains fines
Dans la riche toison de ces bêtes divines,
À plonger longuement tes regards dans leurs yeux.

Au fond de leurs yeux verts, livre mystérieux,
Tu déchiffres ton rêve, et ces âmes félines
Reflètent, n’est-ce pas, les visions câlines
Que ton inquiétude évoque en d’autres cieux.


Lorsque tes doigts nerveux frissonnent, sympathiques,
Au toucher onduleux de leurs corps élastiques,
Ils se pâment sous ta caresse. Cherchent-ils
 
Aussi dans tes grands yeux ton âme délicate,
Sentant bien que tu n’es, sous ces dehors subtils.
Qu’une voluptueuse et dangereuse chatte ?


III


la diva


À Albert Mérat


 
Vous êtes sculpturale, et belle, je le sais,
A tenter le ciseau d’un jeune Praxitèle :
Mais je veux voir en vous, chère, ô chère Immortelle,
Une musique frêle aux soupirs cadencés.

Votre beau corps est fait d’accords doux et lassés ;
Si l’on entend un vers, on dit de vous : c’est Elle
Votre souple démarche est gracieuse et telle
Qu’une ode déroulant ses rhythmes enlacés.


Lorsque vous modulez quelques phrases tragiques,
C’est le sanglot sans fin des violons magiques ;
En sons miraculeux, subtils, filés, perlés,

Lorsque vous nous chantez même un fragment de prose,
Votre voix s’éparpille, et lorsque vous parlez,
C’est quelque chose comme un air du Cimarose.


IV


la musicienne


À Georges Courteline


 
Parisienne exquise, elle est musicienne
Dans l’âme, et, chaque soir, elle s’assied devant
Une partition d’un maestro savant.
Pleine de morbidezze et de grâce ancienne.
 
Ses longs doigts fuselés d’enfant patricienne
Errent sur le clavier et modulent souvent
La valse préférée, esquissée en rêvant
Par son âme d’artiste et de parisienne.


Cette musique lente, au caprice musqué,
Soupire et meurt, noyant son âme dans un rêve
Extatique et subtil, et, quand elle a plaqué,

Rêveuse, les derniers accords, elle relève
Sa traîne avec un geste adorable, et se lève
En souriant d’un air mièvre et compliqué.


V


la marquise


À Raoul Galas


 
Toute charmante, avec la science requise
Pour régner au milieu d’un tourbillon mondain,
Vous êtes d’un moderne adorable, et soudain
L’âme qui vous a vue est charmée et conquise.

Mais vous avez aussi la grâce tant exquise
Des dames du vieux temps, et leur joli dédain.
Vous semblez faite pour errer dans un jardin
Royal, cheveux poudrés, en robe de marquise.

 
Aussi j’adorerai, subtil, selon de vieux
Clichés toujours nouveaux, marquise, vos beaux yeux.
Variant avec goût la phrase peu rebelle

En chevalier galant je vous ferai ma cour,
Et je répéterai sur tous les modes : Belle
Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.


VI


la fée


À Victor d’Auriaz


Je suis la Fée, ô curieux !
Des Sourires tendres et roses
Et des Clartés d’apothéoses
Et des Rhythmes harmonieux.
 
Je suis Flamme. Mes mille feux,
Quand ils illuminent les choses,
Partent des paupières mi closes
De l’adorée aux chers grands yeux.


Sourire, il faut que je sourie
Sur la lèvre exquise et fleurie
De celle qu’en rêve tu vois.

Je suis la Musique elle-même,
Et je chante en la douce voix
De celle qui t’a dit : Je t’aime.


d’après Bouville


VII


les Atlantes et les Cariatides
du Musée des Antiques.


À Augusta Holmès


Atlantes ! dont le corps dans le roc vif sculpté
S’arcboute et fait saillir les pectoraux solides,
On dirait, tant l’effort creuse vos fronts de rides,
Que le faix est trop lourd pour être supporté.

Regardez le Sourire et la Sérénité
De ces corps féminins, de ces Cariatides
Qui, lorsque vous ployez, se redressent, splendides !
Vous n’avez que la force, elles ont la Beauté.


Beauté vaut plus que Force, et, puissance infinie
De la Forme idéale et sainte, l’Harmonie
Soutient le monde entier mieux qu’un Atlas tortu.

Depuis les jours divins où Vénus souveraine
A surgi, la Beauté dédaigneuse et sereine
Est la seule Puissance et la seule Vertu.


VIII


les violettes


À Paul Bourget


 
Dans les sous bois d’avril qui sont à peine verts,
Tu nais, petite fleur délicate et sans arme,
Qu’épanouit un souffle et qu’emplit une larme,
Et nous t’allons cueillir au sortir des hivers.

Mais les fières beautés pour qui rêvent nos vers
Aiment à s’entourer, contraste plein de charme,
De diamants et de violettes de Parme,
Dans les flots des satins, des blondes et des vairs.

 
Que la valse s’anime ou qu’elle s’alentisse,
Ton parfum doux murmure alors un chant factice
Où tu mêles encor ton primitif accent.
 
Et j’aime à respirer, moite et fade, ton âme,
Lorsqu’à la fin des nuits, dans le bal languissant,
Tu te meurs lentement entre deux seins de femme.


IX


musique féline


À Raoul Gineste


Chats langoureux, chattes jolies,
Lorsqu’aux soirs tièdes et discrets
Vous miaulez de grands secrets
Et de douces mélancolies,

Par l’éloignement assouplies
Vos belles chansons, à longs traits,
Versent en nous le rêve frais
Des étoiles au loin pâlies.

 
Et, lorsque enfin pour nos salons
Vous armez les clairs violons
De leurs cordes harmonieuses,

Ce miaulement infini
Prend des notes délicieuses
Sous l’archet de Paganini.


X


des roses ?


À Paul Verlaine


 
Evoquerai-je vos pâleurs,
Roses thé, roses blanches, roses
Du Bengale, et vous, roses roses
Où la rosée a mis ses pleurs ?

Ne trouvez-vous pas que ces fleurs
Sont depuis bien longtemps décloses ?
Ces banales et vieilles choses
N’ont plus d’odeurs ni de couleurs.


Voici quelques fleurs maladives
Du Cap, de Chine ou des Maldives,
Fleurs du Lân, késaras, styrax ;

Et, pour de plus grandes délices,
Nous verserons en ces calices
Quelques gouttes d’opoponax.


XI


Maggiolata
Première matinée de mai


À Emile Blémont


Monna Nina, voici refleurir les saisons
Printanières, et les jeunes métamorphoses.
Entends-tu dans les fleurs tout fraîchement écloses
Les oiselets qui font si douces leurs chansons ?
 
C’est Mai. C’est le doux mois de ces belles moissons,
Les moissons de baisers et les moissons de roses.
Tout revit, les sonnets et les aimables choses.
Le printemps et l’amour, toutes les floraisons.


Monna Nina, suivant la coutume galante,
À ton seuil adorable et bien aimé, je plante
L’arbre amoureusement fleuri, l’arbre de mai.

Il dit la loi d’amour, Monna Nine, il proclame
Qu’il faut fleurir, qu’il faut sourire au bien-aimé.
Qu’il faut se souvenir enfin que l’on est femme.

                              Ouvre tes bras, ouvre ton âme !
Amour, c’est le sourire attendri du Printemps,
Souviens-toi que je t’aime, et des joyeux vingt ans.


à l’italienne, colla coda


XII


frères d’armes


À Georges Millet


 
Nous étions des enfants quand ce besoin nous prit
De sertir nos pensers en d’éclatantes rimes
Et perdre notre vie à ces folles escrimes,
À ce métier ingrat dont tout le monde rit.

Mais n’est-ce pas le signe éclatant d’un esprit
Noble, fou d’idéal, qui répute pour crimes
De végéter sans gloire, et sans tenter les cimes
Hautaines où le Rêve en sa splendeur fleurit ?


Et puis il faut des cœurs de héros ! L’on se laisse
Aller parfois, il est des heures de faiblesse
Où l’on maudirait l’art cruel. — Mais je connais
 
L’âpre désir qui mord ton âme inassouvie
Et je sais trop aussi que j’en ai pour la vie.
— Va, mon cher, nous ferons encor bien des sonnets.