L’Illustre Maurin/LI

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E. Flammarion (p. 436-442).

CHAPITRE LI


Pastouré raconte l’histoire des Merlates qui étaient des merles.

« Voici donc l’histoire des Merlates. Il est bon qu’on te la rabâche, ô Mŏourin ! pour le cas, où malgré mes bons conseils, tu prendrais femme, et surtout si la femme est une de ces Tonia qui tirent la carabine comme des hommes…

« Un cultivateur de chez nous, nommé Sanplan, avait épousé une jeune fille de la famille Charpinois (hargneux). Des gens de cette famille, on en trouve partout.

« Sanplan un jour tua deux merles au cimeau. Le rôti étant cuit, les époux se mirent à table, dans la salle de d’en bas de leur bastide.

« Tout en se pourléchant les lèvres, Sanplan s’écria tout à coup :

« — Voilà un fameux merle !

« — Tu veux dire : une fameuse merlate ? « — Je dis : un fameux merle !

« — Eh bien, tu as tort, répliqua la femme, car c’étaient des femelles. Les mâles ne sont pas si bons !

« — Merlates, si tu veux, alors ! répondit Sanplan qui était d’humeur facile.

« — Il n’y a pas de si je veux ! lui répéta la Charpinois ; je ne veux pas que tu aies l’air de me faire une grâce ! »

« Sanplan était marié depuis peu de jours, et d’ailleurs son caractère n’était pas pénible, mais au contraire tout à fait tranquille. C’est pourquoi d’un air aimable :

« — Et si je suis de ton avis, dit-il, à seule fin de te faire plaisir, où est le mal ?

« — Alors, cria-t-elle, tu t’entêtes à dire et à répéter que c’étaient des merles ?

« — Je m’en garderais bien !… c’étaient peut-être bien des bécasses.

« — Bécasses, bécasses ! Tu dis bécasses pour te moquer de moi !

« — Mettons, si tu y tiens, que tu as mangé une merlate et moi un merle. La preuve, d’ailleurs, a disparu et tu n’as pas goûté du mien.

« — Je l’ai senti ; c’était une merlate.

« — N’en parlons plus, c’est comme tu voudras.

« — Comme tu voudras ! comme tu voudras ! grogna l’insupportable femelle. Les choses ne sont pas comme on les veut. Elles sont comme elles sont !

« — Hélas ! soupira le mari, tranquille comme Baptiste, hélas ! oui, elles sont comme elles sont ! »

« Mais, à l’ordinaire, plus Sanplan était calme, plus sa femme s’exaspérait, et comme elle n’était pas bête, elle comprit trop le soupir du mal marié :

« — Aï ! las ! cria-t-elle, c’est à moi de soupirer !… Ma mère me l’avait bien dit que je ne tarderais pas à être malheureuse avec toi !

« — Peuh ! ta mère ! ta mère !

« — Eh bien, quoi, ma mère ? Tu n’as pas de mal à dire de ma mère, à présent ! »

« Et prenant à témoin le monde entier qui n’était pas là :

« — Vous l’entendez ? Vous l’entendez tous ? il me dit du mal de ma mère, à présent ! il ne manquait plus que cela ! ma brave, ma pauvre mère ! Pourquoi ne suis-je pas restée dans la maison de ma mère ! »

« Sanplan ne put s’empêcher de dire :

« — Plût Dieu, carogne, que tu fusses restée en galère !

« — C’est ça, insulte-moi ! hurla misé Sanplan, née Charpinois… Va dire à tout le monde que tu m’as prise en galère ! Et menace-moi de m’y envoyer !… En galère, bon Dieu ! m’envoyer en galère ! et pourquoi je vous le demande, pourquoi ? parce que, tout bonnement, je ne veux pas dire qu’une merlate est un merle ! N’est-il pas juste de soutenir qu’une merlate n’est pas un merle ? N’est-ce pas la vérité même ?… Il faut être fou pour vouloir faire dire à une honnête femme une chose qui est l’opposé de tout bon sens et de toute vérité !… On ne m’a pas appris à mentir, chez mes parents… En galère !… Et je ne commencerai pas, non, pas même pour faire plaisir à mon homme. Non, non, je ne mentirai pas !… c’étaient des merlates, des MERLATES ! des MERLATES ! … Et l’on me pilerait dans un mortier plutôt que de me faire dire le contraire ! »

« Le repas fini, elle continua ainsi à grognasser durant une heure, tout en tricotant des bas. Son mari ne soufflait plus mot. Elle tricotait sous la lampe, en grognassant toujours :

« — De sûr, c’étaient des merlates ! Il n’y a que des sots et des imbéciles, des ignorants, pour soutenir que des merlates sont des merles !… Oui, oui, c’étaient des merlates ! et au moment des derniers badàous (bâillements d’agonie), je le répéterai encore : « C’étaient des merlates ! des merlates ! »

« — Ces merlates-là, dit Sanplan, que Dieu alors en préserve les merles, car c’est plus affaire aux merles qu’à moi !

« — Cependant, riposta la Charpinois hors d’elle, cependant tu n’es toi-même qu’un sot merle ! un vilain merle ! »

« Sur cette dernière parole, Sanplan toujours tranquille, sortit de la cuisine, ferma la porte et monta se coucher.

« Demeurée seule, la Charpinois continua de tricoter, tirant à elle, par petits coups, son fil de coton…

« Quand la Charpinois tricotait, elle laissait courir son peloton à terre, de-ci, de-là, — car elle n’avait ni chat ni chatte, ne pouvant pas souffrir les bêtes, qui le lui rendaient bien.

« Maintenant elle continuait à jargouiner toute seule :

« — Devant le bourreau, je le dirais ! Le bourreau ne me ferait pas dire autre chose : c’étaient des merlates ! Au jour du dernier jugement, je le dirai encore au bon Dieu, en personne : c’étaient des merlates !… Il est en train de se coucher, ce grand lâche ! Il a peur de la vérité !… mais quand je vivrais cent ans, il ne m’entendra plus dire autre chose : c’étaient des merlates ! et même de grosses merlates !  »

« Et malgré son pégin (humeur maligne), c’était bien doucement qu’elle tirait de temps à autre son mince fil de coton, précautionneuse à ne pas le rompre, car les vrais charpinois ne perdent jamais la tête, même au plus fort de leur charpin.

« Tout à coup, le fil résista. Elle tira encore ; le fil se tendit, intriguée, elle le suivit de l’œil. Le fil passait là-bas, sous la porte fermée.

« — Mon homme aura poussé le cabedèou (le peloton) du pied, le maladroit, en s’en allant… Ah ! les hommes ! ça ne fait attention à rien ! que ferait-il, celui-là, s’il ne m’avait pas ! mais il m’a ! et — j’en reçois tous les jours la preuve — il ne connaît pas son bonheur, pauvre de moi ! »

« Elle se leva, prit la lampe, ouvrit la porte et, avec grande surprise, elle vit que le fil montait, par l’escalier, montait, montait, tendu tout le long des marches, contre le mur de la rampe.

« — Ah ! par exemple ! que veut dire ceci ? Il y a là-dessous quelque manigance… Mon peloton n’est pas monté tout seul, peut-être ! »

« Elle ne pensait plus aux merlates, elle n’en parlait plus du moins, car la curiosité des femmes a une telle force que, pour apprendre un secret, les plus bavardes seraient capables de se taire un petit moment.

« Le fil la conduisit au haut de l’escalier… Là, elle vit qu’il entrait, en passant encore sous la porte, dans leur chambre à coucher.

« Elle y pénétra, sa lampe à la main. Elle suivit le fil du regard… Il grimpait sur le lit, où son mari ne dormait que d’un œil. L’œil qui ne dormait pas riait. Et le fil conduisit le regard de la femme jusqu’au lit. Le fil disparaissait sous la couverture. Elle la souleva et vit alors que le fil était attaché avec le peloton à un petit bâton, un joli petit martin-bâton, pas trop noueux mais bien solide, avec lequel Sanplan caressait d’ordinaire le dos de son âne, et qui pour l’heure faisait, comme son maître, semblant de dormir. Misé Sanplan ne soufflait mot, et pour cause : elle était occupée à regarder le gourdin.

« — Femme, dit alors le mari, ceci est un premier avertissement. Si tu t’amuses à me rompre la tête, je te romprai, moi, les échines. Mais, crois-moi, ceci ne vaut rien, et des coups de bâton n’ont jamais rien accommodé… Je suis bon comme un imbécile, mais j’entends être respecté comme si j’étais un peu méchant, tiens-le-toi pour dit. Je vois avec plaisir que tu sais, à l’occasion, ne pas tirer sur un fil jusqu’à le rompre.

« Quand je t’ai résisté, moi, si doucement, sur la question de tes merlates, que le diable emporte ! pourquoi as-tu tiré si fort sur le fil ? Le fil qui attache l’un avec l’autre un mari et une femme est plus fin encore et pas tant solide que ton fil de coton, ma mie, et une fois rompu, il n’y a ni nœud ni épissure qui puisse le rendre neuf et joli comme devant ! Si tu tires trop fort sur le fil que je te dis, il pètera, pechère ! et je te planterai là, toi avec tes merlates, car je tiens le bon bout — celui du peloton — autour de ce bâton qui te représente ma volonté d’homme. Là-dessus couche-toi, si c’est ton bon plaisir, et me laisse en paix jusqu’au jour ! »

« Que l’endiablée femelle se soit décidée à porter dignement par la suite le nom de Sanplan et à faire oublier son nom de Charpinois, je n’en jurerais pas, dit Pastouré en terminant son histoire, mais du moins, de toute cette nuit-là, elle ne parla plus de merles ni de merlattes, et Sanplan put dormir à poings fermés.

« Or six ou sept heures de sommeil tranquille, quand on est marié, du moins comme il l’était, c’est toujours un peu de bon temps de gagné…

— Tu me l’avais déjà contée toi-même, celle-là comme les autres, dit Maurin.

— Et tu avais oublié que tu l’avais entendue de ma bouche, ô sans mémoire ?

— Non ! mais tu avais, toi, oublié que tu me l’avais dite… Allons, allons, à tant parler avec un ami, toi qui jamais ne parles que seul, tu t’excites.

— On n’est pas tous les jours au fond d’un puits !

— Fais un somme, et après nous essaierons de sortir d’ici.

Pastouré ne répondit pas. Il s’était tout d’un coup endormi comme une bûche. Ce sommeil, sans doute, sauva les deux compagnons car, maintenant, ils se taisaient tous deux, couchés côte à côte dans la galerie. La vérité dormait au fond du puits et ainsi elle trompa les plus malins, les Sandri et les Grondard.

Quand il se penchèrent au-dessus du puits, ces deux-là et d’autres qui cherchaient Maurin et Pastouré, ils n’entendirent pas même un ronflement.

Et ils ne virent rien, au fond de la noria abandonnée, qu’un miroitement d’eau sur lequel flottaient quelques débris de pignes tombées d’un arbre voisin et deux grandes perches calcinées.